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Ouvrage : Dominique Mehl, La bonne parole. Quand les psys plaident dans les médias (Éditions de La Martinière, 2003). Recension par Isabelle Veyrat-Masson.

Dominique Mehl a-t-elle encore changé d’objet de recherche ? En réalité elle ne cesse de creuser une même problématique. Depuis La Télévision de l’intimité (1996) où elle étudiait ces émissions de télévision où la compassion servait de lien social, et Naître ? La controverse bioéthique (1999) dans lequel elle rendait compte de la mise en espace public d’une question aussi personnelle que la décision de procréer, elle continue d’explorer les relations de plus en plus imbriquées dans nos sociétés individualistes de masse entre des questions qui touchent aux aspects les plus intimes de nos existences et des décisions ou débats extrêmement publics.

Quoi de plus public en effet, de plus regardé, de plus immédiatement su qu’un message de télévision ? Quoi de plus secret, de plus intime, de plus confidentiel que la parole prononcée au cours de ce que Dominique Mehl appelle joliment le « colloque singulier » entre un psy et son patient ? La présence des psys dans les médias n’a donc rien de naturel. Elle est même extraordinairement subversive. Le long retour dans le passé effectué par l’auteure de la Bonne Parole est dès lors précieux. Il rappelle que le chemin fut relativement long qui mena à Didier Destalles, le psychologue du Loft.

Pendant deux ans Dominique Mehl, chercheuse au Centre d’Études des Mouvements Sociaux (CNRS-EHESS), a étudié cette confrontation entre les psys « gardiens de l’espace privé » et les médias, au cÅ“ur de la sphère publique. Elle a cherché à comprendre quel fut le rôle de ces « panseurs de l’âme » dans « ce vaste mouvement d’introspection publique des citoyens ordinaires » que l’on a pu observer depuis le début des années 1970. Dans ses travaux précédents, elle avait montré comment la parole profane s’était installée sur le petit écran détrônant celle des experts. Le moment était venu dès lors de comprendre la place des psys dans les médias, ces psychanalystes, psychiatres, psychologues et autres spécialistes du mal-être qui réunissent dans leur personne et leur pratique médiatique le collectif et le cas, l’expert et l’individu, le savoir et le témoignage. Actuellement, cette place est considérable. Dominique Mehl rappelle les recherches, en particulier celles de Serge Moscovici, qui avait montré comment le langage, les concepts des psys s’étaient massivement emparés des esprits et des comportements. Ils semblent avoir envahi les médias, écrits et audiovisuels, presse pour grand public et supports plus confidentiels. Nul débat, nul jeu faisant intervenir des comportements individuels sans qu’un psy ne soit requis. Sur les questions touchant à la famille, à la sexualité, aux relations interpersonnelles, les médias font appel aux témoignages. Le psy sert alors à légitimer quasi scientifiquement, au nom des nombreux cas semblables qu’il a été amené à rencontrer dans son cabinet, la valeur de ces récits prononcés à la première personne du singulier.

Cette enquête qualitative commencée en 2000 a été centrée sur les grands débats auxquels les psys ont pris part. À l’aide de leur analyse, de quelques supports médiatiques emblématiques, d’interviews et d’une abondante bibliographie, Dominique Mehl a cherché tout d’abord à réunir les éléments qui permettaient de mieux comprendre la place des psys dans la publicité, leurs motivations et le substrat idéologique qui les sous-tend. Elle a analysé avec finesse et sans indulgence leurs différentes positions publiques et est parvenue à dénouer ce mélange de considérations à la fois intellectuelles, morales et professionnelles qui fait leur spécificité.

L’engouement des médias pour les psys date de 1976, avec l’émission de Françoise Dolto, Lorsque l’enfant paraît. Pour la première fois comme l’explique l’auteure : « La parole psy quitte le colloque singulier, la consultation privée, le face à face secret protégé du regard public pour s’exposer sur des canaux de grande diffusion à destination d’un public large, invisible et anonyme ». Cette émission aborde essentiellement la question de l’éducation de l’enfant et propose une nouvelle normativité qui s’installe durablement. Il est difficile de reprocher aux psys d’avoir produit des normes qui sont d’ailleurs pour certaines actuellement très controversées. Car ils ont répondu à une vraie demande. Les parents ont réclamé, en effet, des recettes à Françoise Dolto qui, du haut de son savoir a dit le bien et le mal. Ses disciples se sont succédé par la suite, renforçant ses conseils devenus règles de vie.

La Bonne Parole s’organise autour de l’hypothèse que les interventions publiques des psys se justifient par un engagement pour une cause. Les psys plaident, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage. Après la cause des enfants, ils interviennent pour la cause de la procréation et entrent dans la controverse bioéthique, pour la cause de la différence des sexes et donnent leur avis sur le PACS et plus largement sur l’homosexualité. Dans Psychologies Magazine, c’est la cause du bien-être qui est défendue. Avec Ça se discute, de Jean-Claude Delarue, instituant l’exposition de la douleur psychique et l’introspection en public, le témoignage devient « allégorique de la culture psychologique de masse ». Enfin, Dominique Mehl s’interroge dans la dernière partie de son livre sur la cause des psys eux-mêmes. Tout le livre a montré en effet la diversité de leurs jugements. Défenseurs d’un ordre traditionnel, simples accompagnateurs des changements de mÅ“urs ou partisans d’un équilibre entre ces deux positions, les psys sont loin d’être unis derrière une doxa qui leur viendrait d’un savoir ou d’une pratique. C’est d’ailleurs de plus en plus souvent en revendiquant un droit d’expression ordinaire, celle des citoyens, qu’ils justifient leurs prises de position publiques.

Le livre de Dominique Mehl n’est pas un livre de vulgarisation. Il n’assène pas des opinions — que par ailleurs elle ne cache pas. Il analyse, confronte, vérifie, enquête dans toutes les directions possibles, et son voyage dans le pays des psys sur la planète médiatique nous fait entrer au cœur de grands débats contemporains. Il révèle en cela non seulement la richesse des médias mais il montre aussi leur appropriation par un public qui, loin d’être passif intervient, participe et s’en nourrit. L’analyse des médias a permis de repérer des évolutions considérables de nos sociétés, des mutations dont ce passage du singulier au collectif est une illustration. La lecture du livre de Dominique Mehl nous offre dès lors quelques clefs pour mieux comprendre le malaise dans la civilisation dont nous sommes les témoins en même temps qu’il nous alerte sur les réponses définitives et arrogantes données par certains psys.

Isabelle Veyrat-Masson

Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 1, 2003, automne 2003, p. 259-261.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/Ouvrage-Dominique-Mehl-La-bonne.html

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