08 - Le Tour du monde. Médias et voyages
Hélène Eck, Laurent Martin
Présentation
Le Temps des médias n°7, printemps 2007, p.6-8
Nous savons, grâce à Montaigne, que le voyage est un « exercice profitable » : « Je ne sache point meilleure école, comme j'ai dit souvent, à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature ». Mais un voyage réel, quelles que soient les causes du départ, les destinations et les types de déplacements prévus, ne s'effectue pas sans recourir à des instruments divers d'orientation, de conseils et d'informations : les médias, entendus au sens large, sont nécessaires au voyage ; mais n'en sont-ils que les auxiliaires ?
Que fait le média au voyage, quand il raconte et met en récit un « ailleurs » dont il définit lui-même les contours et les limites ? Comment le transforme-t-il, en alimentant le désir et l'imagination de ses publics, voyageurs et peut-être, surtout, non-voyageurs ?
Daniel Roche voit dans la production des récits de voyage à l'époque moderne, « un ensemble de références qui servent à comprendre ou à refuser les différences et composent le fond d'une capacité au changement, à l'intégration de la nouveauté » [1]. Ce jugement vaut-il pour d'autres temps ? Comment les médias ont-ils accompagné et interprété le double mouvement d'élargissement et de rétrécissement du monde qui s'accélère du xviiie au xxe siècle et dont le voyage est une composante décisive ? Ou plus exactement les voyages, car au fil du temps, les finalités, les modalités, les destinations et les publics se sont tant accrus et diversifiés que le marché les a catégorisés, le voyage demeurant un exercice « profitable », mais pas nécessairement au sens où l'entendait Montaigne. Telles sont quelques-unes des questions qui traversent ce dossier.
Christiane Deluz explique les ressources de l'information orale indispensable aux voyageurs du Moyen-âge – pèlerins, marchands – pour éviter les obstacles et les dangers, pour solliciter les appuis et les protections nécessaires. Mais déjà sont apparus les guides écrits qui recensent les itinéraires et les étapes obligées du chemin emprunté et à la quête de l'information utile, s'ajoute, dès la fin du xiiie siècle, une curiosité qui résonne comme un appel à partir.
L'imprimé a permis de multiplier les récits de voyage diffusés d'abord par les livres puis, de plus en plus, par la presse périodique. Yasmine Marcil observe à travers la critique de presse de la seconde moitié du xviiie siècle la vogue des comptes rendus de voyages d'exploration scientifique, révélatrice de l'engouement des Lumières pour le progrès des sciences, mais aussi de l'essor du journalisme critique, qui s'instaure en médiateur entre les institutions savantes et le lectorat.
L'exploration scientifique du monde se prolonge au xixe siècle selon une approche naturaliste et encyclopédique, mais l'expansion de la presse périodique illustrée et l'intérêt de la presse quotidienne pour les lointains font évoluer les perspectives de traitement du voyage et surgir de nouvelles figures de voyageurs. La presse se donne elle-même pour voyage, comme le montre Sylvain Venayre. Le journal est le point d'arrivée et le point de départ du voyage, avant même le tournant de la seconde moitié du xixe siècle qui consacre le journalisme de reportage. Les représentations de l'explorateur en Afrique, étudiées par Isabelle Surun, montrent comment la presse illustrée populaire a lié l'exploration de territoires méconnus à l'appropriation du monde par la conquête coloniale, en faisant de la figure de l'explorateur-savant celle d'un héros national.
La presse devenue « de masse » à la fin du xixe siècle alimente le dépaysement des voyageurs en chambre ; elle leur propose une représentation des distances, des hommes et des pays plus ou moins lointains, des événements qui s'y déroulent grâce aux « yeux » du grand reporter, une figure vraie et mythologisée aussi, évoquée par Marc Martin. L'exploration du monde semble achevée : « L'aventure est morte. Le monde est à nous », écrit Simenon – lui-même grand reporter – dans les années 1920. Il reste malgré tout des aventures à vivre en solitaire, à l'instar d'Alexandra David-Néel, qui prend grand soin cependant de construire et d'entretenir sa « gloire médiatique » étudiée par Hélène Duccini. Mais il est indéniable que le rapport du public et des médias au voyage n'est plus le même, à l'ère du chemin de fer, puis de l'automobile et plus tard de l'avion.
Un nombre croissant de touristes, soucieux de plaisirs et de séjours agréables, constitue un marché que la publicité et les médias développent, en valorisant telle ou telle destination, proprement « inventée » comme une marque commerciale, dès la Belle Époque : c'est le cas des côtes dites « d'Argent » et d'« Émeraude » présenté par Catherine Bertho-Lavenir et Guy Latry. Le phénomène n'a cessé de s'amplifier : quel rôle peuvent jouer les médias auprès de consommateurs confrontés à l'abondance d'informations, de guides, offres et autres « sélections » de voyages, existante sur le marché ? Philippe Violier s'interroge sur la relation qui peut s'établir, au moment du choix du départ, entre incitation médiatique et liberté du consommateur, entre l'indispensable fonction d'information des médias et la vision parfois biaisée qui sous-tend leurs jugements.
La place de l'image dans ces processus de construction et d'évolution des imaginaires du voyage est essentielle. Il existe bien des systèmes d'images du voyage, que l'on serait tenté de qualifier, un peu hâtivement, de stéréotypes mais l'examen minutieux de leur origine, de leur circulation, d'un support à l'autre, d'un lieu à l'autre, leurs métamorphoses au fil du temps ou, au contraire, leur pérennité incitent à la prudence car les « clichés », loin d'être simples, sont parfois complexes.
La figuration des lieux et des hommes visités est irréaliste ? Qu'importe ! L'important n'est-il pas d'évoquer ce qui est sensible au voyageur, entre réminiscence artistique et création littéraire par exemple, comme le montre Sarga Moussa à propos du récit de voyage en Egypte de Théophile Gautier ? Les figures de l'explorateur, déjà mentionnées, les cartes postales de l'Afrique coloniale, dont Christraud Geary restitue les périples et les significations [2], les albums et les magazines dont parle Laurent Martin, le succès planétaire de la Terre vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand interrogé par Frédéric Lambert, sont des exemples de la constitution par les médias de manières de « voir » à distance, qui mêlent des registres et des valeurs différents, parfois contradictoires : réalisme et pittoresque, curiosité vraie et plaisir du « déjà vu », optimisme humaniste et (bonne) conscience de soi.
Les articles réunis éclairent le rôle joué par les médias dans l'histoire d'une culture occidentale du voyage : définition du « voyage réussi », inventaire des curiosités d'un temps et des itinéraires propres à les satisfaire ; entretien (voire ressassement ?) « d'une mystique de l'aventure » (S. Venayre), dans un monde ouvert qui explore ses limites. Culture contradictoire, façonnée par la curiosité et la volonté de compréhension des différences mais aussi, y compris dans les périodes les plus contemporaines, par la poétique du départ et de l'exotisme, alimentée par la nostalgie indéfiniment renouvelée de « l'authentique » et des temps immémoriaux.