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Ouvrage : Justino Sinova, La Prensa en la Segunda República española. Historia de una libertad frustrada (Debate, 2006). Recension par Victor Rodríguez Infiesta.

Nous ne retrouvons pas dans ce livre une histoire de la presse écrite durant la Seconde République espagnole comme le titre pourrait le laisser penser. Il s’agit par contre du portrait d’une liberté frustrée comme il est précisé en sous-titre. C’est l’histoire du contrôle et de la répression de la liberté de la presse pendant une période qui, à la différence des étapes classiques de la censure pendant les dictatures de Primo de Rivera et plus tard de Franco, n’avait pas eu droit jusqu’à ce jour à une étude spécifique. Justino Sinova, professeur d’université, journaliste actif et auteur de nombreuses publications centrées sur l’étude de la communication sociale, a signé il y a quelques années un travail important sur la censure de la presse sous le franquisme. Sa vaste expérience se perçoit dans ce nouveau livre non seulement dans sa volonté didactique qui le mène à rappeler opportunément la projection personnelle et politique des protagonistes de cette histoire mais aussi dans la clarté de l’exposition et la fluidité du langage, caractéristiques du meilleur journalisme. Qu’un livre consacré à un sujet si particulier soit lu avec plaisir et facilité par n’importe quel amateur d’histoire est fortement appréciable. À l’agilité de l’auteur il faut ajouter l’effort de la maison d’édition Debate pour regrouper les notes de tous les chapitres aux pages en fin du livre. Une norme destinée sans doute à rendre plus légère la perception de la page en l’allégeant de l’appareil critique mais qui cependant punit le lecteur le plus attentif en faisant que ce qui devrait être simple – la consultation d’une note – devient une tâche gênante. Il est évident que les critères éditoriaux sont les maîtres et rendent difficile dans ce cas la consultation d’une information qui contient en plus d’ajouts des plus intéressants, les témoignages de la variété riche de publications journalistiques maniées par Justino Sinova et qui, étonnamment, ne figurent pas au chapitre des sources. Quoi qu’il en soit, une des valeurs principales du livre est d’avoir dépassé l’étude des traces laissées par la censure sur le papier imprimé, traces souvent effacées soigneusement par le pouvoir politique. Pour aller plus loin, il fallait, comme le fait l’auteur, s’en remettre aux documents des archives disponibles, ce qui permet de recomposer certains des aspects de l’appareil de censure ou, comme le fait aussi Sinova, suivre les traces des outrages commis, à travers des protestations formulées aux Cortes et recueillies dans le Diario de Sesiones.

Avec ces sources, avec beaucoup de savoir-faire au moment de rédiger et une insistance critique considérable, nous avons sur la table un livre qui parcourt l’histoire de la liberté d’expression depuis la proclamation de la Seconde République jusqu’au seuil de la Guerre Civile. Nous retrouvons dans ces pages le cadre légal controversé – Loi de Défense de la République (1931), la Loi d’Ordre Public (1933), Projet de la Loi de Presse de 1935-, mais surtout la pratique répressive mise en place par les différents gouvernements et qui se traduit par la citation de deux moments critiques (non comparables), par la suspension de plus de 100 publications après le soulèvement du général Sanjurjo en août 1932 et par des mesures analogues après la Révolution d’Octobre de 1934. La structure du livre est divisée en étapes selon la couleur politique des gouvernements, dans les mains de la gauche républicaine sauf pendant la période comprise entre la fin de 1933 et le début 1936 ; cela nous pousse à l’étude de la Seconde République comme un tout et sert à Justino Sinova pour éloigner le lecteur de ce qu’il appelle « la notion idyllique que l’on a voulu construire » de la liberté de presse pendant la période (p. 17). Sans aucun doute, c’est un temps qui commence avec l’interdiction des journaux de droite les plus lus, ABC et El Debate, et celui du Parti Communiste, Mundo Obrero ; un temps qui voit comment pendant le gouvernement de droite se maintient la censure préalable pendant 15 mois de suite alors que l’on interdit même de laisser en blanc les paragraphes vidés par le censeur ; une étape qui se conclut comme elle avait commencé, avec la fermeture de journaux, ne peut être considérée idyllique à ce niveau et de fait elle ne l’a pas été dans les travaux sur l’histoire de la presse, même si l’auteur, avec un bon Å“il de journaliste, insiste à faire référence, dès le début à « une page oubliée de l’histoire de la République » (sous-titre au prologue, p. 15).

Sans aucun doute, l’étape qui s’étend entre le 14 avril 1931 et le 18 juillet 1936 ne se caractérise pas par un degré maximum de liberté de presse, comme nous le savions bien, quoiqu’il est vrai que les grands progrès dans d’autres domaines ont pu laisser un fond de complaisance dans ce sens, en déplaçant à un second plan un problème qu’il convient de réviser. Le meilleur atout de ce livre est sa contribution à démythifier la vision la plus généralisée – pas juste pour cela – d’une période de temps avec des lumières et quelques ombres. Le pire est qu’en toile de fond l’on perçoit la bataille des médias vécue actuellement en Espagne autour de débats comme celui de la mémoire historique. C’est le cas, par exemple, lorsque l’auteur, une fois arrivé aux conclusions, dévoile une des cibles de son travail lorsqu’il affirme que « la démocratie la plus juste qu’a eu l’Espagne dans son histoire se déroule dans l’actualité et sous la forme d’une Monarchie » (p. 416). En réalité, pour que la comparaison entre deux situations historiques si différentes puisse mener à une conclusion valable, il faudrait qu’il y ait des circonstances aujourd’hui impensables, en commençant par l’identification du principal journal espagnol actuel avec la République, avec pour Monarchie en 1931 le journal que Sinova, suivant Francisco Iglesias, note comme le plus lu de l’époque : ABC (p. 52). Mais ce n’est pas le cas, aucun espace de communication de première ligne ne défend aujourd’hui en Espagne un changement de régime et s’il y a eu quelques tentations pendant les trente dernières années, les moyens ont été nombreux pour les museler. Réellement, un des grands problèmes de la République de 1931 résidait dans l’inefficacité de sa politique de propagande, avec une confiance excessive dans l’effort énorme réalisé dans le domaine de l’instruction publique et laissant entre les mains de la droite beaucoup des ressorts les plus efficaces de la propagande de masses.

En tant que journaliste habitué à émettre des opinions personnelles dans des forums, Justino Sinova ne cache pas ses phobies et c’est ainsi que le président Azaña est signalé pour son « manque de courtoisie » et « son caractère âpre » (p. 180-181) ; c’est un personnage qui « ne se faisait pas aimer mais craindre » (p. 180 et de nouveau, avec des mots différents, p. 191), « méprisant et grossier » ou simplement « menteur » (p.183-184), selon les moments et surtout incohérent, arbitraire et contradictoire (la dernière appréciation, par exemple aux pages 166, 175, 176…), complétant le portrait de son caractère par les mots « faible ou nulle capacité d’autocritique », car « Azaña avait coutume d’accuser les autres de ses erreurs et échecs » (p. 188). Dans un livre qui veut mesurer le degré de liberté d’expression d’une époque il semblerait suffisant, pour disqualifier le personnage, de faire référence à son « manque de scrupules dans le contrôle de la Presse » (p.191). Rien de ce qui est recueilli plus haut n’est appliqué aux leaders de la droite, cette droite qui est bien mieux mise en valeur même si c’est sous les gouvernements radical-cedistas que se produisent les pires attentats contre la liberté d’expression, chose qui n’est pas relevée par Sinova.

La République espagnole n’a pas eu, en réalité, le temps de se consolider. L’auteur du livre cite souvent, approbateur, la Loi sur l’Imprimerie de 1883, laissant apparaître son caractère « particulièrement libéral » (p.41), mais semble oublier que sa promulgation se produit plus de huit ans après la restauration de la Monarchie en Espagne, après un temps très dur de persécution pendant lequel l’on établit des tribunaux spéciaux pour les « délits » de publication. Il ne semble pas avoir présent à l’esprit non plus que durant toute la Monarchie restaurée (et pendant la dictature de Primo de Rivera), se produisent les plus grandes aberrations légales et extralégales contre toute voix dissidente. Les différences de critère au moment d’agir contre un journal dans une province ou dans une autre, le caractère arbitraire des actions, les journalistes pénalisés sans savoir la cause, la manipulation de la loi pour harceler le dissident jusqu’à exténuation…, les techniques pour briser ceux qui affichaient leur liberté n’ont pas été apprises par les républicains sous la Dictature mais sous la Monarchie canoviste. Le manque de solidarité de la presse lorsque les journaux de droite étaient agressés, considérée comme « surprenante » (p.64), n’était que la réponse avec la même monnaie après des décennies d’oppression sans que les journaux de la monarchie libérale ne s’inquiètent pour la situation des organes d’opinion les plus progressistes. Tout ce que Justino Sinova rapporte figure point par point dans l’Histoire du journalisme espagnol depuis longtemps et apparaît même dans quelques expressions entre guillemets du livre (p. 360-361), sans qu’il n’y ait de volonté d’approfondir ces citations. S’il y a eu erreur, celle de la République sur ce point ne peut être autre (ce n’est pas peu) que celle d’écrire le nom de République là où auparavant figurait Monarchie, en laissant cependant le mouvement ouvrier et les carlistes continuer à jouer le rôle d’éternels poursuivis. Peut être que le problème résidait, comme l’avait dit Ortega y Gasset dans une célèbre conférence prononcée le 23 mars 1914, dans le fait que la Monarchie constitutionnelle et son principal artifice, Cánovas del Castillo, avaient corrompu en Espagne « jusqu’à l’incorruptible », en commençant, comme disait le philosophe, par un républicanisme qui pour encaisser les coups de l’ennemi se voyait forcé d’adopter ses positions, même s’il les dessinait en négatif.

Le lecteur du volume, ou de tout autre, n’est pas obligé de faire sienne la position dont part l’auteur, d’assumer ses données préalables ni d’atteindre ses mêmes conclusions. Une bonne partie de l’information recueillie dans différents documents voit le jour maintenant et en annexe, le texte apporte un choix de grande valeur de documents et de pages de journaux. Ce travail intéressant, solide, polémique même biaisé mérite d’être accueilli avec satisfaction. Son flux de données en fait déjà une référence incontournable pour comprendre ce que voulait être et ce qu’a été – différence cruciale – la Seconde République espagnole. Pour une vision plus mesurée en ce qui concerne la liberté de la presse il faudra attendre une synthèse qui répondra à une troisième question. Qu’avait-on permis d’être à ce régime qui était né chargé d’espoirs ?

Victor Rodríguez Infiesta

Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 8, automne 2007, p. 241-244.

Citer cet article : https://www.histoiredesmedias.com/Ouvrage-Justino-Sinova-La-Prensa.html

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