Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Jacques Thomet, AFP 1957-2007. Les Soldats de l’information (Hugo Doc, 2007). Recension par Michael Palmer.

Le livre débute par une anecdote, devenue légende : pendant la guerre de 1914-1918, dans une tranchée de Verdun, c’est Jacques Péricard, agencier Havas qui cria « debout les morts ! ». L’anedcote figure dans le premier livre d’un agencier France-presse autorisé à accéder aux archives rédactionnelles et d’entreprise de « la maison Havas » (branche information : 1835-1940), Pierre Frédérix (Flammarion, 1959) : celui-ci cite le récit circonstancié de la genèse de ce cri devenu formule, notamment grâce à Maurice Barrès. L’ouvrage paru en 2007 de Jacques Thomet, qui n’accéda pas aux archives de l’entreprise, mais connaît bien du monde dans la Maison AFP, est émaillé d’instantanés pris sur le vif, recueillis lors des quelques 80 interviews avec des confrères appartenant pour l’essentiel à sa génération – en 2007, ils avaient entre 60 et 80 ans environ. Et ce livre peut se lire comme une succession de tranches de vie, avec des hauts faits et scènes pittoresques mises en avant. L’absence d’index et de table des matières incite presque à une telle lecture en diagonale. En fait, le livre est bien plus qu’une collection de « choses vues » à , ou plutôt grâce à , l’Agence.
Les Soldats de l’information prend la suite, si l’on peut dire, du livre de Frédérix et de l’enquête approfondie réalisée par les deux agenciers France Presse Jean Huteau et Bernard Ulmann, AFP. Une histoire de l’Agence France Presse, 1944-1990 (R. Laffont, 1992), ouvrage fondé à la fois sur des entretiens avec une bonne cinquantaine d’acteurs « de la vie de l’Agence » et un dépouillement de certaines sources concernant « la maison » et l’entreprise sui generis qu’est cette dernière ; Ulmann entra à l’AFP en 1949 et Huteau en 1958.
Le livre de Thomet opère, sans en avoir l’air, sur trois niveaux au moins : les « faits d’armes » de la génération d’agenciers rentrés à l’AFP vers les années 1965-1975, s’ajoutant à quelques témoignages « d’anciens », parfois remontant aux années qui suivirent la création de l’Agence (1944) ; ensuite, une histoire de l’Agence qu’on pourrait qualifier d’ « opérationnelle », où sont dépeints les conséquences mêmes, pour les divers services, desks, et postes à l’étranger, de l’exploitation des techniques et technologies successives ; et enfin, le plus intéressant selon nous, un certain regard décentré valorisé ici par rapport à la vision depuis « la place de la Bourse », le siège parisien de l’Agence. Thomet est d’origine franc-comtoise et campe bien les perspectives de carrière d’un jeune journaliste, frais émoulu d’une école de journalisme, et sans relations, dans les années 1974 ; bien plus tard, il se portera même candidat au poste de président directeur-général. Evoqués, certes, la politique et les rapports avec l’État et les services publics usagers ne sont pas « centre stage », sur le devant de la scène, ce qui est souvent le cas dans les récits consacrés à l’Agence. Les circonstances, certes, de l’algarade de Jacques Chirac avec Jean Mauriac (qui « couvrit » le général de Gaulle pendant un quart de siècle) lors du décès de Georges Pompidou (1974), ainsi que les rapports de confiance instaurés par Pierre Favier, autre accrédité à l’Élysée, et de son jeune complice Michel Martin-Roland, avec François Mitterrand, qui leur livra la matière à l’origine du best-seller, la Décennie Mitterrand, sont campés tour à tour. Pouvoir relater le premier, si ce n’est que de quelques secondes à peine, les circonstances du décès d’un président de la République est en quelque sorte l’aboutissement d’années de travail comme accrédité, devenu presque confident, mais aussi une source de forte angoisse professionnelle.
Preuve indirecte, si l’on veut, du succès de l’indépendance rédactionnelle, rentrée dans les faits au jour le jour depuis le vote du statut de l’AFP en 1957, et sans cacher les pressions exercées surtout en province, par les préfets, à l’étranger, par les ambassadeurs, et au siège même, Le livre traite de manière significative des services autres que la « production texte » ; le développement du service photo, en France et à l’international (depuis 1985) et, peu ou prou, celui de cette Arlésienne, l’activité télévisuelle qui, il faut bien dire, malgré un partenariat un temps avec l’agence Bloomberg, tarda à prendre son envol, jusqu’au « cap sur la vidéo » préconisée par la direction présente. Avant tout, la longue carrière de Jacques Thomet « à l’étranger » - 18 de ses 32 années d’Agence, en Amérique latine notamment, ainsi que les témoignages recueillis auprès d’autres anciens dont les reportages et activités à l’étranger marquèrent l’essentiel de leurs souvenirs, constituent une veine apparemment inépuisable – un deuxième tome serait en préparation- de ces « Choses vues ». C’est souvent dans les notes infra-paginales que cet ouvrage fait saisir les enjeux techniques et rédactionnels que capte, sans en avoir l’air, le jargon de la cuisine interne.
Ce livre peut se lire de trois manières. On peut se délecter des anecdotes. On peut aussi s’interroger, en filigrane, au cours de la lecture, sur le fait qu’avec l’Agence, la France est dotée d’une des rares multinationales de l’information qui ne soit pas à capitaux anglo-américains ou par les temps qui courent, qui ne soit irriguée par des placements spéculatifs de fonds de pension ou d’éventuels pétro-dollars ou encore par des participations croisées avec des banques et d’autres sociétés médias. Songeons à ses concurrentes. Reuters, elle, est cotée en bourse et fait l’objet en 2007-2008 d’une fusion-acquisition par la société canadienne Thomson ; Bloomberg serait contrôlée majoritairement par Michael Blooomberg celui qui le créa en 1980-1981, maire de New York depuis 2002 et tenu en 2008 pour un éventuel candidat indépendant lors de l’élection présidentielle de novembre aux États-Unis ; UPI, une des rares agences mondiales créées expressément à but lucratif, n’était rentable que rarement ; et AP, la coopérative des médias des États-Unis, vit plus ou moins bien, comme RTR, AFP, et tant d’autres acteurs depuis longtemps établis, les bouleversements qu’amènent Internet, les blogs, les médias sociaux et autres avatars en ligne et secondlife. Troisième lecture possible : certains correspondants étrangers du Monde, du Figaro, de Libération, etc. publient à l’occasion des ouvrages qui mettent en scène leur vécu et/ou qui braquent le projecteur sur le pays « en crise » qui un temps « fit la une », ou encore, qui reviennent sur l’écart entre leur perception des choses « sur le front de l’info » et la vision, la couverture qu’en donnait les colonnes du titre qui les emploie.
Le livre de Thomet relève du genre d’ouvrage où, dès qu’il s’agit de « l’étranger », l’insolite et le déroutant priment. Il est d’autres ouvrages d’agenciers traitant de « l’étranger » qui soulignent eux aussi la part de l’insolite (Michel Castex de l’AFP, Bob Basler de Reuters…). « L’insolite » en effet est l’une des rubriques de la copie d’agences les plus consultées. Si l’on y réfléchit bien, n’y aurait-il pas un certain anthropencentrisme du regard, avec une forme d’homogénéisation de l’offre planétaire de ce qui « détonné », ce qui paraît « hors normes » dans cette faits-diversification de tout ? Le fait divers existait bien avant que le terme émerge au début du xixe siècle, et dès les années 1950-1969, Jacques Kayser employât le terme « fait-diversification »â€¦.
L’ouvrage permet d’entrevoir, à l’occasion, d’autres profondeurs. Le registre choisi, pourtant, n’est pas celui de Ryszyard Kapuscinski, mort en 2007, ce correspondant d’agence polonaise qui, comme Jean Hatzfeld auteur de la trilogie sur le Rwanda, est par ailleurs et avant tout écrivain, qui repousse les limites du contingent, des urgences et leurs contingences. Thomet est lui-même lié corps et âme à l’actualité : son autre ouvrage porte sur Ingrid Betancourt et les FARC en Colombie. Celui-ci fait bien passer le prisme de ses perceptions alors qu’il était en poste à Rio, à Cuba, à Bogota, couvrant la Colombie, le Venézuela, l’Equateur, les Caraïbes.
Une des amicales des anciens d’AFP s’appelle « les crocodiles ». Les journalistes ne versent pas que des larmes à leur instar ; leur stress est réel : lors de la mort de « JFK », en novembre 1963, premier « épisode » de cet ouvrage, ou en avril 2001, dans l’avion en Amérique latine où la journaliste AFP subit la foucade de L. Jospin, ou encore – dernier épisode ou presque – lors de l’annonce AFP, en soirée du second tour de la présidentielle, en mai 2007, de la séparation de Ségolène Royal d’avec François Hollande, « info » que Royal avait laissé entendre lors d’un entretien peu auparavant, avec deux journalistes AFP. Autant d’épisodes que racontent Les Soldats de l’information.
Michael Palmer
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 10, printemps 2008, p. 242-244.