01 - Interdits. Tabous, transgressions, censures
Frédéric Bas, Antoine Germa
« Montrez ce sexe que l’on ne saurait voir » : le cinéma français à l’épreuve du sexe (1992-2002)
Le Temps des médias n°1, automne 2003, p.95-107.Depuis les années 1990, le cinéma ose placer sur le terrain de l’esthétique ce qui, jusque-là , appartenait exclusivement à la pornographie, comme le font certains auteurs de romans, dont le plus représentatif est aujourd’hui Michel Houellebecq. La frontière mouvante, qui sépare érotisme et pornographie, est devenue plus ténue et s’est sensiblement déplacée vers le « tout voir, tout montrer, tout oser ». Mais on constate aussi que la démarche artistique du cinéaste est systématiquement supplantée par l’aspect sociétal induit par l’œuvre. La triple dimension juridique, esthétique et éthique du film est ainsi mise en question dans le cinéma dit « traditionnel », par des censeurs. Le rapport de Blandine Kriegel, remis au ministre de la culture en novembre 2002, témoigne des interrogations des politiques sur des sujets qui semblent appeler une réglementation.
On connaît l'hypothèse formulée par Michel Foucault au milieu des années 1970 : « Plutôt qu'une société vouée à la répression du sexe, je verrai la nôtre vouée à son expression. Qu'on me pardonne ce mot dévalorisé. Je verrai l'Occident acharné à arracher la vérité du sexe. Les silences, les barrages, les dérobades ne doivent pas être sous-estimés. Mais ils n'ont pu se former et produire leurs redoutables effets que sur le fonds d'une volonté de savoir qui traverse tout notre rapport au sexe » [1]. Or, le cinéma comme fabrique d'imaginaire sexué et sexuel est devenu, au cours du XXe siècle, un dispositif majeur dans cette quête de vérité. Et dans cette chronologie, la décennie des années 1990, nous dit-on, semble occuper une place à part, notamment en France. Abondamment traitée par le cinéma français dit traditionnel, la question du sexe représenté aurait trouvé une expression plus directe, enfin libérée d'une double contrainte : d'une part, la confiscation par le cinéma X de tout un travail de représentation du sexe ; d'autre part, une relation interdite à la monstration des actes sexuels suscités par les procédés de la modernité cinématographique, issus de l'après-guerre [2]. Mieux : pour certains cinéastes, la scène de sexe explicite constitue l'épreuve de vérité : « le cinéma français contemporain est tellement fasciné par la représentation de l'acte sexuel que celui-ci est devenu un cliché, une scène à faire s'imposant dans chaque film ou presque… Parfois non exigée par la logique narrative, elle constitue désormais un repère, une règle, voire une obsession figurative, si bien que ces scènes paraissent condenser tous les enjeux formels, donnant même le sentiment de résumer le film dans son entier et de refléter le travail de l'acteur [3] ». Ainsi, dans la tourmente née du rapport Kriegel, la très emblématique revue Les Cahiers du Cinéma n'hésitait pas à titrer : « N'écoutez pas les censeurs : Sexe is cinema [4] ».
Deux films récents, Romance de Catherine Breillat, en 1999, et Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, en 2000, ont servi de catalyseur au débat sur la représentation du sexe et de la sexualité dans le cinéma français dit traditionnel. À travers ces deux cas, emblématiques aussi bien par leur volonté esthétique de traiter de manière différente la question du sexe que par l'écho médiatique qu'ils ont suscité, un énoncé s'est peu à peu construit dans les médias, selon lequel la décennie des années 1990 marquerait une rupture dans l'histoire de la représentation du sexe dans le cinéma français. Le point de départ se situerait en 1992, qui compte parmi ses succès principaux L'Amant de Jean-Jacques Annaud, Basic Instinct de Paul Verhoeven (il ouvre le festival de Cannes), sans oublier Les Nuits Fauves de Cyril Collard. Autant de films phénomènes qui ont bénéficié d'une grosse couverture médiatique sur le thème : le cinéma montre tout, ose tout. En effet, ce thème du changement s'appuie essentiellement sur l'idée d'un cinéma qui montre plus. On ne peut que constater qu'autour de chaque film se confrontant à la question de la chose sexuelle, on piste la scène qui montre son audace. S'est construite ainsi une norme de référence des performances sexuelles, à partir de laquelle les films sont évalués. Qu'on les vante ou qu'on s'en émeuve, les images qui montrent sont devenus l'aune de jugement de l'écran du sexe.
Mis à distance comme objet esthétique, le film est saisi comme symptôme et le cinéma présenté, aussi bien dans les médias généralistes et spécialisés que dans les sciences humaines, comme le vecteur d'une transformation générale de la société. Ces discours évaluent le cinéma comme le révélateur d'une vérité qui lui est parfois extérieure. On pourrait ainsi lire sur les écrans la redistribution des cartes entre l'intime, le public et le privé [5], la modification des rapports humains rendus possibles par les nouveaux médias et par une société désormais tissée par le réseau [6], et la constitution d'un nouveau rapport au corps, sous les effets du sida et de la techno-science [7]. Il y a là un pas que l'historien ne peut franchir aussi vite et il nous semble que cette question renvoie avant tout à un discours sur le cinéma qu'il convient d'analyser. Se construit alors un regard sur le cinéma qui relève d'une histoire des perceptions. Ainsi, les valeurs politiques et esthétiques véhiculées par des films comme Les nuits fauves, Baise-moi, Romance ou Le Pornographe ont été évacuées au profit d'un discours sociologique sur la place du sexe dans notre société (sida, prostitution, tournantes) et sur le pouvoir des images (pornographie et violence). La puissance publique s'est même emparée du débat avec le rapport que la philosophe Blandine Kriegel a remis au ministre de la Culture le 14 novembre 2002. Il semble utile d'interroger ce malentendu qui nous renseigne sur la place qu'occupe depuis dix ans le cinéma dans la société de communication : d'une part, dans le nouveau régime des images (télévisions, vidéos, Internet, multimédia), la place du cinéma est redéfinie, et d'autre part le rapport du cinéma au réel se trouve questionné. En effet, constitué comme un enjeu de vérité, le sexe interroge le postulat fondamental du cinéma moderne – le représenté n'est pas le réel – et indique le lieu d'une crise. Car ce n'est pas tant le sexe qui est considéré comme obscène que le cinéma lui-même.
La pornographie : un faux ami
Nous partirons d'une question suggérée par l'étude du tropisme médiatique pour « le sexe représenté » : le cinéma traditionnel, sous la poussée d'une libération – sociale et esthétique –, repousse-t-il depuis dix ans la représentation du sexe à l'écran et retrouve-t-il enfin la fonction que lui aurait ravi le seul cinéma X ?
Il serait évidemment réducteur d'étudier le sexe au cinéma uniquement à travers la question de la banalisation de la pornographie. Pourtant, depuis quelque temps, les critiques de cinéma l'affirment [8] : le développement du cinéma X influencerait aujourd'hui la représentation des scènes de sexe dans le cinéma en général. Bien que l'Empire des Sens ait été exploité en 1976 avec une simple interdiction aux moins de dix-huit ans, on a longtemps considéré qu'il y avait d'un côté un cinéma traditionnel, pouvant filmer le sexe à condition que les pénétrations soient simulées, et de l'autre un cinéma dit pornographique, diffusé, selon les règles fixées par la loi de décembre 1975, dans des circuits spécialisés. Distinction désuète depuis une décennie selon certains [9]. Les vingt secondes de la fellation pratiquée par Maruschka Detmers sur son jeune partenaire dans Le Diable au corps (Bellochio, 1986), puis les ébats non simulés de Catherine Wilkening dans Mon Bel Amour, ma déchirure (Peinheiro, 1987), ont ouvert une brèche dans laquelle se sont précipités de nombreux cinéastes dans les années 1990. C'est ainsi que Xavier Beauvois a cadré la séquence du bordel d'Amsterdam de N'oublie pas que tu vas mourir (1995) de manière à ce que le spectateur n'ait aucun doute sur l'authenticité de la fellation que prodigue une prostituée. Dans Les idiots (interdit aux moins de douze ans en 1996), Lars Von Trier entraîne ses interprètes dans une authentique scène collective de sexe. Leos Carax en 1999 joue encore sur l'authenticité des relations sexuelles dans Pola X. Toutefois, pour les scènes d'amour de La vie de Jésus, Bruno Dumont a fait doubler ses comédiens par des hardeurs.
Une autre solution consiste à confier les rôles à des hardeurs, comme l'a fait Catherine Breillat dans Parfait amour (1995, avec l'actrice Coralie), et Bertrand Bonello dans Le pornographe (Ovidie), ou Virginie Despentes et la hardeuse Coralie Trinh Thi dans Baise-moi. Toutefois, Catherine Breillat, pour Romance, film dans lequel participait la star du X Rocco Siffredi, a préféré confier le premier rôle à une actrice traditionnelle, Caroline Ducey, sans la faire doubler par une actrice de X, car « l'actrice spécialisée avait des positions du corps qui sont celles du porno. Or, ces positions ne sont pas celles de la vie ! Et ça, on ne peut rien y faire ». Cette dernière remarque interroge les liens réels de la pornographie et du cinéma traditionnel qui sont aux yeux d'une actrice comme Ovidie deux univers qui s'ignorent encore largement [10]. On aura ici beau jeu de rappeler qu'avant la loi de financement du 30 décembre 1975 et l'institution du « ixage », les films « érotiques » représentaient de 15% à 20% des entrées. Entre 1974 et 1975, le film Emmanuelle a attiré 12 millions de spectateurs… Aujourd'hui, le réseau spécialisé est constitué d'une vingtaine de salles seulement [11]. On ne devrait donc pas, à proprement parler, employer l'expression « cinéma X » mais « imagerie X », car une des spécificités actuelles est la diversification des modes de diffusion : télévision avec Canal+ dès 1985 (et qui attirait en 2002, selon Dominique Farugia, 35% des abonnés le premier samedi du mois), privilège aujourd'hui partagé par des chaînes câblées ; la vidéo, évidemment qui a explosé au cours des années 1980, et Internet.
Selon une enquête menée par Michel Gensollen, à laquelle se réfère Philippe Breton dans son ouvrage sur Internet, le cybersexe représente 25% du trafic mondial, tandis qu'un internaute sur quatre visite chaque jour un site pour adultes [12]. La connexion sur un site pornographique constitue le premier usage au domicile, et le second usage sur le lieu de travail. Ces chiffres doivent êtres lus avec discernement, et il convient de ne pas leur faire dire plus qu'ils n'en disent : on connaît très peu de chose sur les processus de réception de ces images. Il est indéniable que le X représente aujourd'hui une industrie florissante (le cybersex a pu rapporter en 1999 deux milliards de dollars, et 45 000 sites ont été recensés cette même année [13]) et aussi un genre cinématographique avec son histoire, ses codes et ses usages [14]. Mais qu'est-ce que la pornographie aujourd'hui ? Comment la distinguer de l'érotisme ? Définition périlleuse, car définir c'est souvent établir des normes qui relèvent plus du jugement de valeur que de l'opération scientifique. On se souvient à cet égard de la posture provocatrice adoptée par Alain Robbe-Grillet, affirmant dans les années 1970 qu'en la matière, la pornographie est l'érotisme des autres, pointant ainsi le relativisme subjectif, souvent moralisateur, de la césure pornographie/érotisme. Il semble néanmoins nécessaire de cerner historiquement les contours de cette opposition ; c'est-à -dire qu'il convient de se demander de quelle façon cette césure est pensée, justifiée et formulée à une époque donnée.
Aujourd'hui la pornographie revêt une triple dimension : juridique, esthétique et éthique. Juridiquement, le classement X est défini par les lois du 31 octobre 1975 et la loi de finances 30 décembre 1975, qui supposent des taxes et un circuit de diffusion particuliers [15]. Esthétiquement, il convient de distinguer l'image érotique et l'image pornographique qui diffèrent par leur finalité, leur code et leur écriture visuelle. Il ne s'agit pas ici de reprendre à son compte une vieille distinction entre une image noble, et une image ignoble, mais de souligner quelques différences : l'image X obéit à un code très précis. C'est, pour reprendre une expression de Paul Ardenne, « une image contrainte » qui suit un protocole très strict et dont les déviations autorisées sont rares. Parmi les règles prescrites, la plus radicale est sans doute celle du « tout montrer » et du « tout voir » (gros plans sur les sexes et les pénétrations, l'éjaculation comme preuve…). L'image pornographique ignore la métaphore et joue sur la répétition. Jean-Claude Brisseau, qui a visionné des centaines de films X pour préparer Choses Secrètes (2002), déçu, ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme à propos des films pornos : « on sait que dans cinq minutes, il va enlever son slip et passer à l'acte ». Les codes sur lesquels les images sont bâties évoluent : comme le montre Patrick Baudry [16], un acte sexuel tel que la fellation, qui relevait encore de la pornographie dans les années 1970, s'est depuis quelques années sensiblement banalisé, au profit d'autres pratiques telles que la sodomie, le gang-bang ou le fist-fucking.
Ethiquement, la pornographie est associée à l'obscénité – ce qui n'est pas exactement la même chose – et relève d'une catégorie : l'irreprésentable [17]. Il n'est pas anodin que, dans ses récentes Histoires du cinéma, Jean-Luc Godard associe les images des camps de la mort avec des images pornographiques. Dans un texte où il fait un retour sur les sources de son regard sur le cinéma, le critique Serge Daney donne deux acceptations au mot pornographie : d'abord, la pornographie comme genre de cinéma, vouée au commerce et se développant selon un langage codifié ; ensuite, la pornographie comme geste obscène, directement condamnable par le critique [18]. Si la première pornographie a longtemps laissé indifférente la critique de film, le repérage et le rejet des postures obscènes – le geste de trop du cinéaste qui montre ce qui ne devrait pas l'être – a constitué une des bases de la critique moderne. « Le travelling est une affaire de morale », comme le dit Godard. La pornographie devient alors synonyme d'interdit moral et sa représentation, une transgression.
Cette triple dimension de la pornographie en fait un genre encore relativement autonome, et la contamination supposée doit être relativisée : elle relève d'un prisme propre à une cinéphilie toujours à la recherche, depuis les années 1950, de mauvais objets à légitimer, comme le montre le dernier livre d'Antoine de Baecque [19].
La critique et ses objets sales
Depuis quelques années, plusieurs titres de la presse culturelle – et parfois cinéphile – revendiquent un intérêt croissant pour les films X et lui assurent une légitimité artistique et une reconnaissance intellectuelle. Le magazine Les Inrockuptibles a consacré deux numéros spéciaux au X et, en décembre 2002, les Cahiers du cinéma un numéro intitulé : « N'écoutez pas les censeurs, Sexe is cinema », qui clôturait une série d'articles sur le cinéma pornographique, au centre duquel rayonnait la figure du cinéaste John B. Root. On ajoutera à cette liste la plume de Louis Skorecki dans Libération qui, dans son billet quotidien sur le cinéma diffusé à la télévision, a plusieurs fois choisi un film X. Il y a plusieurs manières d'expliquer ce goût savant pour cet objet voué a priori à un cloisonnement aussi bien culturel que social. D'abord, il faut inscrire cet intérêt pour le X dans un mouvement d'ensemble qui vise à une légitimation d'objets longtemps mis aux marges de l'histoire du cinéma parce que jugés mineurs : le cinéma de karaté, le cinéma gore, le « cinéma bis », qui font régulièrement l'objet de projections très suivies à la Cinémathèque française à Paris. Entrent aussi dans cette catégorie les films longtemps qualifiés d'expérimentaux parce qu'ils ne correspondaient pas aux codes narratifs traditionnels et dont on reconnaît aujourd'hui qu'ils ont parfois été la source du cinéma reconnu. C'est ainsi l'institution qui légitime ce cinéma bis et le X en particulier.
Mais, plus fondamentalement, cet intérêt cinéphile et critique pour le X s'explique par l'évolution du discours de la critique de cinéma depuis une vingtaine d'années. Dans un entretien récent, Antoine de Baecque a défini la cinéphilie comme « un culte pour de mauvais objets », un culte vécu sur un mode dandy et cherchant le décalage avec les goûts culturels reconnus [20]. Dans les années 1950, ce mauvais objet pouvait être Hitchcock ou Hawks ; aujourd'hui, les mauvais objets pullulent – séries américaines, jeux vidéo, obscurs programmes du câble – et la critique s'en empare souvent. Aux Cahiers du Cinéma, la polémique autour de Loft Story a cristallisé cet écart à la norme et illustré cette identité. Cette « querelle du visuel » a traversé au moins deux étapes : dans un premier temps, Olivier Joyard et Erwan Higuinen font très tôt l'éloge du programme de M6, le présentant comme un objet de « filiation wahrolienne » où les participants du Loft, constitués en véritables personnages, s'opposent à « la manipulation orchestrée par les producteurs » de la chaîne. Ayant de la suite dans leurs idées et leurs goûts, les deux critiques placèrent Loft Story dans la sacro-sainte liste des dix meilleurs films de l'année 2001, ce qui déclencha la deuxième étape de la polémique, avec un abondant courrier de lecteurs furieux. Ce qui nous intéresse ici, c'est que la mise au point répondant à ce courrier s'appuya surtout sur cette tradition critique des « mauvais objets », les deux auteurs du texte renvoyant au passé de la revue, à la liste de 1982 où Serge Daney avait placé un spot publicitaire pour la boisson Tang à côté d'un film de Syberberg [21]. Le cœur de cette querelle emblématique est sans doute exprimé par un texte de Thierry Jousse où l'ancien rédacteur en chef de la revue explique que l'intérêt esthétique pour Loft Story se justifie par sa nature synthétique, cet objet réunissant à lui seul trois formes majeures de l'image : le feuilleton télévisé avec ses personnages récurrents et son « érotisation un peu vulgaire et un peu superficielle », le film pornographique, dont « il partage l'image sans profondeur, l'absence absolue de transcendance de la forme » et, enfin, l'installation façon art contemporain avec ses effets de répétition et de boucle [22].
À travers cette querelle d'époque autour de Loft story, on observe la définition toujours plus large du champ d'images visé par la critique et la place toute relative que vient y prendre le cinéma et ses procédés spécifiques. Occupé à saisir l'évolution du temps et à circonscrire l'espace futur du « tout image », le discours critique place le cinéma dans un flux jamais tari et le somme de suivre un rythme qui n'est pas toujours le sien. Or, en ce qui concerne la représentation des corps et des sexes, les questions ne se posent pas toujours de la même manière pour les images de cinéma et celles du « tout visuel ». Comme le rappelle Catherine Breillat : « le cinéma, ce n'est pas des images, mais de la pensée, une pensée émotive qui s'inscrit dans les images ». C'est cette base du cinéma moderne qui passe à la trappe quand on évalue le cinéma du sexe à l'aune de ce qu'il montre ; devenu un objet comme un autre, sommé de dire quelque chose de son temps, le film se prête alors à toutes les récupérations sémantiques de la presse généraliste. On ne compte plus les rubriques de société de la presse jeune qui mettent en avant le sexe représenté [23], ni les débats de société en tout genre suscités par les films, au cours desquels la démarche artistique du cinéaste est systématiquement supplantée par la dimension sociétale induite par l'œuvre.
Il n'y a pas que le discours critique et médiatique qui « pousse » le cinéma à la surenchère sexuelle : d'autres pratiques artistiques ont préparé le terrain esthétique sur lequel s'accroche ce thème d'un cinéma du sexe enfin libéré de ses interdits de représentation : d'abord, l'art contemporain, qui a très tôt franchi les limites de la représentation en matière de sexe [24] ; et aussi, une certaine tendance du roman français des années 1990 qui place le sexe au centre de ses préoccupations, en bouleversant une certaine éthique littéraire qui avait prévalu en cette matière.
Le cinéma, la littérature et le sexe : Houellebecq et le lieu du changement
Si Philippe Sollers, dans un entretien de 1994, s'inquiétait de ce que l'écrit érotique était aujourd'hui supplanté par le règne envahissant des images en cette matière, force est de constater que la norme de référence des performances sexuelles se distingue aujourd'hui dans la littérature. Ainsi, à la question de savoir d'où vient cette injonction « au sexe cru » lancé à la production cinématographique depuis quelques années, on pourrait regarder du côté de la littérature des années 1990, qui a opéré une manière de révolution – bien relayée par les médias – dans sa manière d'aborder la question sexuelle. Notre hypothèse est que cette nouvelle approche incarnée par Michel Houellebecq a servi « de base de formulation » à une nouvelle manière de parler du cinéma, sans tenir compte des bornes propres à l'histoire du medium. Mais quelle est cette esthétique nouvelle à laquelle le cinéma devrait se mesurer ?
Le lieu du changement est un des décors des Particules élémentaires, deuxième roman de Michel Houellebecq, événement littéraire (sur)médiatisé de l'année 1994. Ce pourrait être aussi le nom programmatique d'un espace nouveau pour l'écriture romanesque du « sexe », apparu au cours des années 1990. Désireux de s'affranchir des leçons des pères – notamment Philippe Sollers, moqué dans le roman –, ces nouveaux romanciers et romancières, à la tête desquels Houellebecq apparaît comme un chef de file, se livrent à l'introspection organique et frontale des choses du sexe et déclarent hypocrites ou dépassés les procédés issus de la modernité littéraire de l'après-guerre et des années 1960, reposant sur une éthique de la distanciation et développant une esthétique de l'apparition-disparition [25].
Pour mesurer le changement de paradigme d'écriture entre les années 1960 et 1994, il faudrait rappeler le titre d'une des œuvres cinématographiques d'Alain Robbe-Grillet, auteur parfois « bousculé » par les propos cyniques de Houellebecq et qui s'est beaucoup intéressé à la question du sexe ; le film avait pour titre : Glissements progressifs du plaisir (1974). On peut le mettre en relation avec le titre de l'entretien accordé par Michel Houellebecq aux Inrockuptibles lors de la sortie de son roman : « En finir avec le désir ». Entre la sexualité directe mise en forme par Houellebecq, Alina Reyes, Ann Scott, et la mise en scène des fantasmes et la « progressive » descente vers le plaisir de Robbe-Grillet, il y a une brèche où s'est vite engouffrée toute une littérature du « sexe biologique » où les accents pornographiques sont portés au crédit de livres enfin libres parce qu'ils sortent de la suggestion et entrent dans le vif du sujet. Dans le cas de Houellebecq, il faut ajouter que cette « libération » du sexe écrit est indissociable d'une lecture à rebours de l'héritage de mai 68 en matière de sexualité qui va devenir la marque déposée du style Houellebecq. Or, dans une large mesure, c'est cette interprétation noire et cynique des « acquis de mai », cette fibre anti-soixante-huitarde, devenu le liant des romans et des propos de Houellebecq qui permet la reformulation dans la presse générale et culturelle de bien des questions issus de 68 : les rapports homme/ femme dans la lutte féministe, la libération sexuelle ou l'éducation parentale, mais, plus globalement, une redéfinition des corps et de ses « pouvoirs ». Derrière l'offensive houellebecquienne contre le désir « façon 68 » et son éloge d'une jouissance organique libérée des contraintes sociales, il ne faut pas voir seulement la prose solitaire d'un écrivain, mais plutôt les bases d'un nouveau discours à la fois politique et esthétique, où la vérité des sujets devra surtout se mesurer à l'épreuve des faits, dans une perspective scientiste assumée par l'écrivain Houellebecq, qui aime à citer Auguste Comte. Pris dans ce chantage positiviste, le cinéma n'a plus qu'à se confronter à la formulation esthétique du positivisme : le naturalisme le plus cru. On se demandera alors si les images montrent ou pas, si les acteurs jouissent vraiment ou pas. Deux films, on devrait plutôt parler de deux affaires, illustrent ce changement de regard.
Romance et Baise-moi : le cinéma scandaleux
Romance de Catherine Breillat, en 1999 puis Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi en 2000, ont catalysé le débat sur la représentation du sexe dans le cinéma traditionnel. Très différents par leur forme et leur contenu, les deux films ont été présentés par les médias sous la même bannière, leur audace transgressive vis-à -vis de leur sujet ; cette audace faisant date, puisque le premier – Romance – bénéficia d'une distribution dans le circuit traditionnel avec une interdiction au moins de 16 ans, tandis que la distribution du second – Baise-moi – fut interrompu sur décision du Conseil d'État, quelques jours après sa sortie, déclenchant une polémique très médiatisée autour de la remise en cause de la législation de 1975, jugée caduque. En outre, ces deux films furent brandis comme autant de signes annonçant l'émergence d'un nouveau regard féminin sur la sexualité. D'aucuns firent le rapprochement avec le « livre-phénomène » de Catherine Millet : La vie sexuelle de Catherine M, paru en 2001.
Les auteurs de ces films appartiennent à des univers intellectuels et générationnels différents. Catherine Breillat, qui a travaillé avec Maurice Pialat, revendique son appartenance au cinéma d'auteur contestataire (Pialat, Eustache, Garrel) issu des années 1970. Elle ne filme que des clivages : jouir ou ne pas jouir ; aimer ou ne pas aimer ; part masculine, part féminine. Outre l'omniprésence médiatique de la réalisatrice, l'affiche de Romance, qui montrait le sexe d'une femme barré du signe X, et la participation de Rocco Siffredi, ont permis au film d'acquérir une réputation sulfureuse, garante de succès, avant même sa sortie. La première semaine (14 avril 1999) le film avait attiré plus de 112 700 spectateurs ; la semaine suivante, le film perdait un tiers de ses spectateurs. C'est que le rapide succès du film repose sur un malentendu. Breillat rejette explicitement toute filiation avec le cinéma pornographique dont elle dit : « [il] ne nous intéresse pas, disons qu'il n'utilise que le même support : 24 images x seconde. Je préfère me cantonner au Septième art. Les images, l'utilisation de la femme sous tous ses aspects physiques, peuvent n'en pas être différentes. Il ne s'agit pas de la morale de l'actrice mais de celle du film [26]. » Tout le cinéma de Breillat semble depuis quelque temps conditionné par cette question : comment filme-t-on un acte sexuel ? L'esthétique de Romance s'éloigne de toute forme de pornographie car le film est une forme de réflexion, très intellectuelle, sur la représentation cinématographique, doublée d'une dimension politique. Breillat développe un discours féministe sur la jouissance des femmes dans un monde phallocrate : les hommes ne sont que différentes formes d'un même rapport à la sexualité que le personnage féminin refuse dans sa recherche utopique d'une vraie jouissance.
À sa sortie, Romance suscita dans la presse une flambée de soupçons émoustillés, entretenue avec roublardise par Breillat elle-même : l'actrice, Caroline Ducey, avait-elle simulé dans le film ses rapports avec le hardeur Rocco Siffredi ? En outre, en dépit d'un plan fixe de fellation, mais en raison de sa mise en scène, éloignée en tout point de la pornographie, Romance bénéficia d'une distribution dans le circuit traditionnel avec une interdiction au moins de 16 ans, décidée par la commission de classement.
Virginie Despentes revendique son appartenance à la culture punk, née à la fin des années 1970 et qui s'est imposée dans les années 1980. Elle est avant tout un écrivain : Baise-moi est l'adaptation du roman éponyme paru en 1994. Pour tourner son film, elle s'est associée à une jeune actrice de film X : Coralie Trinh Thi, connu sous le nom de Coralie. Karen Lancaume (Karen Bach) et Raphaà « lla (Raffaà « la Anderson), deux stars du X, occupent les rôles principaux. Despentes filme la cavale de deux jeunes filles suicidaires qui partagent leur temps entre le sexe, les braquages et les meurtres. Baise-moi assume l'intégralité du code pornographique avec en gros plan des rapports sexuels non simulés, sans toutefois assumer la finalité du X (scène du viol initial et scène de jouissance simulée lors d'un rapport tarifié…). Coralie Trinh Thi note : « Quand Nadine et Manu baisent, elles se laissent aller, elles se sentent exister. On ne se demande pas pourquoi elles le font, ni ce que ça leur fait après. Pendant, c'est agréable, elles ne pensent à rien d'autre, ça les détend. Filmer les scènes de sexe « en vrai », sans doublure, c'est important, car c'est la première fois qu'on verra des sexes de filles, de femmes qui se font prendre et qu'on ne va pas voir que ça. Pour en finir avec la fragmentation. Ces scènes doivent êtres vraies pour faire partie du tout. Rendre leurs corps entiers aux femmes, qui en sont privées depuis toujours. C'est revendiquer un droit qu'ont les femmes sur leur propre sexualité, l'arracher du regard des hommes. Ce sont les hommes qui ont un problème avec le sexe des femmes, et ça n'est plus à nous d'assumer ça ».
Chez Despentes comme chez Brisseau, le corps de la femme est un enjeu de pouvoir et, à la fascination de sa soumission aux violences masculines, ces deux cinéastes opposent un principe de révolte contre l'ordre établi (cinéma et société) : l'idée est de vivre une expérience en dehors des sentiers battus, pour s'opposer aux pouvoirs en place. Mais le film sans postérité cinématographique, fut surtout remarqué pour la polémique juridique qu'il suscita.
Consciente qu'il ne ressortissait pas à proprement parler du cinéma X, la Commission de classification remit le 23 mai 2000 à Catherine Tasca, ministre de la Culture et de la Communication, un avis qui recommandait d'attribuer au film une interdiction au moins de 16 ans. La ministre suivit la proposition de la Commission et le film sortit au mois de juin 2000. L'association Promouvoir, proche du MNR de Bruno Mégret, décida d'en appeler au Conseil d'État. Quatre jours après sa sortie, une décision du Conseil d'État annulait le visa accordé par la ministre, en arguant que le film constituait « un message pornographique et d'incitation à la violence susceptible d'être vu ou perçu par des mineurs et qu'il pourrait relever des dispositions de l'article 227-24 du code pénal. » La réglementation française ne prévoyant plus de restrictions au moins de dix-huit ans autrement que par le ixage du film (classement qui revient en fait à interdire la diffusion du film en salles et à le taxer presque deux fois plus qu'un film traditionnel), la situation était inextricable. S'ensuivit une longue polémique, marquée par la diffusion dans plusieurs journaux spécialisés (Art Press, Beaux-Arts Magazine, Regards, Les Inrockuptibles) et même dans la presse généraliste (Le Monde) et sur Internet d'une pétition intitulée Baise-Moi (Pas) ! contre la censure dans l'art en général, et plus particulièrement dans l'art contemporain au nom de la liberté d'expression. Cette pétition présentait la particularité de demander des sanctions juridiques contre les censeurs [27]… Enfin, le 12 juillet 2001, la ministre, plutôt que de modifier la loi sur la pornographie, signa un nouveau décret conditionnant la mesure de restriction aux moins de 18 ans à la majorité des deux tiers (et non à la majorité simple) des membres présents de la Commission de classification. Baise-Moi a bénéficié de ce nouveau régime et obtenu un nouveau visa en août 2001. Doit-on établir un lien entre ce nouveau décret et la sortie en 2002 de films comme la Chatte à Deux têtes (Jacques Nolot), Si on parlait d'amour de Daniel Karlin et Le Pornographe de Bertrand Bonello ?
Le sexe et la peur des images
La polémique qui a entouré le film Baise-moi, s'est poursuivie avec le rapport que la philosophe Blandine Kriegel a remis au ministre de la Culture, le 14 novembre 2002, et qui était moins radical que la proposition de loi visant à interdire toute diffusion d'œuvre pornographique à la télévision, déposée par Christine Boutin, avec l'appui d'une centaine de signature de députés de l'UMP et le soutien de Dominique Baudis, président du C.S.A [28]. Le rapport conclut que l'interdiction n'est pas souhaitable et déplace le problème vers une nécessaire éducation à l'image. En outre, il propose une « prise de conscience collective » menant à une responsabilisation des différents acteurs. Mais ce rapport a provoqué la colère des professionnels du cinéma, car il indique le lieu d'une crise : ce n'est pas seulement la violence ou le sexe qui sont obscènes, mais le cinéma lui-même comme médium, semble dire ce rapport (lien terrorisme/films catastrophe ; films d'horreur/actions violentes, pornographie/pratiques sexuelles déviantes…). L'historien se trouve alors confronté à un problème dont il doit appréhender les diverses temporalités : le discours sur la légitimité même de l'image comme forme et vision [29]. Et, à travers ce problème, on retrouve cette très vieille question du contrôle des images qui se pose avec une acuité particulière à l'heure où les moyens de diffusion se sont considérablement développés : qui contrôle et comment ? Quelle place l'État peut-il encore jouer ? Le désarroi des pouvoirs publics peut se lire dans cette dénonciation du cinéma, dénonciation qui ne semble pas prendre la mesure des changements intervenus dans le nouveau régime des images et dans la culture visuelle à l'aube du XXIe siècle.
[1] Michel Foucault, « L'Occident et la vérité du sexe », Le Monde, 5 novembre, 1976, dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, 2001, p. 103
[2] Jacques Rancière, La fable cinématographique, Paris, 2002, p. 7-28.
[3] Jean-Marie Samocki, « La politique des chairs tristes », Trafic, 44, Hiver 2002, p. 5.
[4] ]Les Cahiers du Cinéma, n° 574, décembre 2002.
[5] Serge Tisseron, L'intimité surexposée, Paris, 2001.
[6] Philippe Breton, Le culte de l'Internet. Une menace pour le lien social ?, Paris, La Découverte, 2000.
[7] David Le Breton, L'adieu au corps, Paris, 1999.
[8] Entre autres, Les Inrockuptibles, « Du cul, du cul, du cul… »(pétition), 362, octobre 2002.
[9] Olivier Joyard, « Sexe, la prochaine frontière du cinéma », Les Cahiers du Cinéma, 574, décembre 2002, p. 10-12.
[10] Entretien avec Ovidie, « La pornographie sans obscène, c'est triste », La voix du regard, 15, automne 2002, p. 78-90.
[11] Jacques Zimmer (dir.), Le cinéma X, Paris, La Musardière, 2002.
[12] Philippe Breton, op. cit., p. 122.
[13] J. Pot, « X-thétique », Les Inrockuptibles, numéro spécial « La culture à la merci d'Internet ? », 28 novembre - 4 décembre 2000, p. 76 et suiv.
[14] Jacques Zimmer (dir.), op. cit.
[15] Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Paris, La Découverte, 1997.
[16] Patrick Baudry, op. cit.
[17] Jacques Rancière, « S'il y a de l'irreprésentable », dans « L'art et la mémoire des camps. Représenter, exterminer », Genre Humain, 36, décembre 2001, p. 81-102.
[18] Serge Daney, « Le travelling de Kapo », Trafic, 4, automne 1992.
[19] Antoine de Baecque, La cinéphilie, Paris, Fayard, 2003. (Voir la critique dans ce numéro)
[20] Antoine de Baecque, « Ce qu'on fait dire aux images. L'historien, le cinéphile et les querelles du visuel », Esprit, 3-4, mars-avril 2003, p. 18-34.
[21] Olivier Joyard et Jean-Marc Lalanne, « Les Cahiers et Loft Story, mise au point », Les Cahiers du Cinéma, 565, février 2002, p. 6.
[22] Thierry Jousse, « De la vie des marionnettes », Les Cahiers du Cinéma, 566, mars 2002, p. 48-49.
[23] ]20 ans propose une rubrique « Télé sex jours » et Muteen, « Faire comme dans les films X ».
[24] Dominique Baqué, Mauvais genre(s), Paris, Du regard, 2002.
[25] Alain Robbe-Grillet, « Méfions-nous de l'amour pur », Le Nouvel Observateur, 21-27 juin 1985.
[26] Catherine Breillat, Romance (scénario), Paris, 1999, p. 8.
[27] Bernard Edelman, Nathalie Heinich, L'art en conflits, Paris, La Découverte, 2002, p. 246-268.
[28] Libération, 10 octobre 2002.
[29] Laurent Gervereau, Histoire du visuel au xxe siècle, Paris, Seuil, 2003. Pour une approche anthropologique et comparative ; Jack Goody, La peur des représentations. L'ambivalence à l'égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité, Paris, La Découverte, 2003.