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03 - Public, cher inconnu !

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Propos recueillis par Isabelle Veyrat-Masson

Michel Souchon : du CECMAS à France Télévisions, un itinéraire

Le Temps des médias n°3, automne 2004, p. 195-205.

Michel Souchon, jésuite, est docteur en sociologie. Responsable d’études dans les services de recherche de la télévision française à l’ORTF et à l’INA, de 1970 à 1985, il a été de 1985 à 1995 directeur des études de TF1, puis d’Antenne 2 et enfin de la Présidence de France Télévision. Depuis 1995, il est rédacteur à la revue Croire aujourd’hui. Il a écrit de nombreux articles et plusieurs livres : La Télévision des adolescents (à‰d. ouvrières, 1969), Petit écran grand public (Documentation française, 1980), Trois semaines de télévision. Une comparaison internationale (Unesco, 1982), L’Enfant devant la télévision des années 1990 (en collaboration, Casterman, 1991).

Commençons par le tout début. Michel, quelle a été votre formation ? [1]

Michel Souchon : J'ai reçu, à travers le cursus de la formation à la vie jésuitique, un enseignement à la philosophie et à la théologie ainsi qu'aux grandes disciplines qui intervenaient dans cette très longue formation.

D'où vient votre intérêt pour les médias ?

J'ai été d'abord nommé à Études, revue prestigieuse. Je devais faire un travail généraliste de secrétaire de rédaction, commander des articles, les réviser ; je m'occupais particulièrement des livres. À un moment donné, j'ai eu envie d'avoir un domaine de travail personnel. C'était l'époque de la grande diffusion de la télévision – le milieu des années 1960 – entre cette année et 1970, il y a eu chaque année entre 800 000 et 1 million de nouveaux postes de télévision en France. On est passé de 1 million de postes en 1960 à 10 millions en 1970 ! Cela devenait un phénomène massif : c'était l'époque des grandes émissions : La Caméra explore le temps, les grands rendez-vous du général de Gaulle… Cela constituait de très grands moments. Il n'y avait alors qu'une seule chaîne. Nous n'avons plus jamais retrouvé depuis – sauf peut-être avec la finale de la coupe du monde de football – ces événements extraordinaires, créés par la télévision. J'ai eu envie de creuser ces questions. Mais je ne me voyais pas faire de la critique de télévision, la télévision se périmant très vite, du soir au lendemain matin. J'ai pensé qu'avec un outil sociologique vrai on pourrait analyser ce phénomène.

Je suis allé me présenter à Georges Friedmann qui avait créé quelques années avant un groupe, le CECMAS, Centre d'Études des Communications de Masse, où il trônait avec un certain nombre d'adjoints tout à fait brillants, Edgar Morin, Roland Barthes, Violette Morin et aussi Claude Brémond, auteur de fameux travaux sur la logique du récit. Friedmann m'a confié à Jules Gritti, un sulpicien, mort maintenant, et qui est devenu un de mes amis.

J'ai travaillé à ce CECMAS. J'étais plein d'admiration pour ses membres. C'est à l'époque où sortaient les grands numéros de la revue Communications : « Analyse sémiologique de l'image », « Le récit ». C'était passionnant. Ce milieu était très marqué par l'analyse de contenu. Il était très mal vu d'aller rencontrer des « gens ». Très vite, j'ai eu une sorte de malaise. Je ne me voyais pas m'installer pour faire des analyses de contenu de télévision. J'avais envie d'aller sur le terrain, de faire des enquêtes, d'interroger des gens et de voir comment ces contenus analysés de façon très diverse dans L'Esprit du temps, par Edgar Morin ou dans Les Éléments de sociologie étaient reçus par les gens. J'avais cette vieille préoccupation des scolastiques du Moyen Age exprimée en latin : « Quid recepitur ad modum recepientis recepitur », c'est-à -dire « ce qui est reçu est reçu selon les capacités et la manière de recevoir de celui qui reçoit ». Ce qui m'intéressait, c'étaient les manières de recevoir.

J'ai ainsi fait une thèse de troisième cycle à partir de groupes d'adolescents (terminale, CET, école normale d'instituteurs) de Saint Étienne. Ce travail avait deux grandes parties. La première était les entretiens qualitatifs et quantitatifs sur la télévision : ce qu'ils regardaient, ce qu'ils aimaient ou n'aimaient pas. Est-ce qu'ils regardaient en famille ? etc. Et puis, dans une deuxième partie, je demandais à ces jeunes de me raconter une émission, une série, une dramatique qu'ils avaient vue récemment. J'essayais alors de construire les catégories narratives qu'ils utilisaient pour recevoir ces émissions. Par exemple, il existait l'idée, à l'époque, qu'une fin pouvait être une fin ouverte dans un récit. J'ai observé pourtant que lorsqu'une fin n'était pas conclusive, les jeunes la fabriquaient. Il faut que ce soit terminé ! Pour Aristote, c'est cela la fin, il n'y a rien après… Les règles d'Aristote étaient donc tout à fait vraies dans le public.

J'ai terminé ma thèse pendant les événements de mai 1968. Ma soutenance devait avoir lieu le 10 mai 1968, à la Sorbonne qui était occupée par les étudiants. J'en ai discuté avec mon supérieur et Michel de Certeau, d'accord pour penser que je ne pouvais pas soutenir ma thèse dans ces conditions. J'avais dans mon jury Edgar Morin, Friedmann, Paul Lazarsfeld, le « pape » de ce type de recherche, et Alain Girard, démographe, patron de l'INED. J'ai soutenu en décembre 1968. Cazeneuve avait remplacé Lazarsfeld.

J'ai ensuite proposé mes services à l'ORTF, au service des études d'opinion. J'ai commencé à travailler en 1970, d'abord avec Maurice Cazeneuve, puis avec Pierre Sabbagh jusqu'à la fin de l'ORTF. Quelque temps avant la fin, Jean-Pierre Angrémy, directeur général adjoint de l'ORTF, m'a demandé de faire des travaux de prospective sur l'avenir des programmes de télévision.

Avez-vous eu l'impression que votre sujet de thèse (les différentes réceptions de la télévision) rencontrait un écho, un intérêt autour de vous ?

Pas beaucoup. J'ai toujours été très frappé de la coupure entre la recherche professionnelle et la recherche académique. Les gens de l'ORTF m'avaient aidé dans mes recherches en mettant à ma disposition des outils informatiques, par exemple. Mais, dans le milieu académique, ce type de rencontres est rare. Je date une première rencontre entre le milieu sociologique et la télévision de la période où Crozier a conseillé le Service de la Recherche. Il a fait, pour la Recherche, une étude très inspirée des méthodes américaines. Je crois que l'étude américaine qui en était à l'origine avait été réalisée avec Georges Steiner. Ce travail a été fait contre l'avis de Pierre Schaeffer – qui n'aimait pas ce genre de démarche – mais avec la complicité d'Annette Suffert qui travaillait au Service de la recherche de l'ORTF. Assez vite, j'ai été en relation avec ce groupe, ce qui explique qu'au moment de l'éclatement de l'ORTF j'ai demandé à Ãªtre rattaché à l'INA qui récupérait, entre autres, le Service de la Recherche.

On voit qu'il existe deux écoles qui se rencontrent alors à travers vous : celle qui s'intéresse au contenu et l'autre qui cherche à Ã©tudier les aspects sociologiques des médias de masse…

Au CECMAS, le rôle essentiel de Friedmann – du reste il ne s'en cachait pas – était de présenter, de vulgariser la sociologie américaine des médias : Lazarsfeld, Berelson et compagnie. Mais il faut reconnaître qu'au CECMAS, le prestige allait du côté de Barthes, qui avait une grande influence, ou plus tard de Christian Metz du côté du cinéma. À l'ORTF, Sabbagh avait été nommé sur la deuxième chaîne pour développer l'audience de cette chaîne, la seule à Ãªtre en couleurs. Les industriels pensaient que si on améliorait l'audience de cette chaîne, ils vendraient plus de récepteurs. C'est pourquoi on est allé chercher Sabbagh, auteur d'émissions très populaires comme Au théâtre ce soir. Très clairement pour lui, il fallait faire de l'audience : il nous demandait chaque semaine quels étaient les résultats. À cette époque, pour mesurer l'audience, nous avions des panels postaux : des cahiers étaient déposés à des échantillons de la population. On leur demandait de les remplir et de dire les émissions qu'ils avaient vues, un peu, en entier ou pas du tout. Ils donnaient également une note de satisfaction. Ces instruments étaient assez convenables pour l'époque.

Ensuite, j'ai continué à faire des travaux sur l'audience, pendant une longue période à l'INA, en travaillant avec ce qui était devenu le Centre d'Études d'Opinion. On disait le « CEO », et ce centre était rattaché au service du Premier ministre. Ce rattachement avait semblé être la bonne solution puisque le CEO devait calculer les chiffres qui entraient en considération dans la répartition de la redevance. Une tâche très pénible et désagréable qui m'a amené à disparaître de la circulation. Je ne voulais pas faire ce genre de travail. Cela me paraissait une restriction incroyable de la capacité d'études sur le public ; je trouvais inepte de donner un chiffre de qualité…

Quel a été votre travail à l'INA ?

Pendant 10 ans j'ai été détaché à l'Institut National de l'Audiovisuel, très détaché des responsables des médias. C'est un endroit où circule beaucoup de liberté à condition d'avoir des petits échos de notoriété. J'ai, à cet égard, de la reconnaissance envers notre ami Cayrol parce que la longue étude que j'avais réalisée sur les émissions culturelles à la télévision pour le compte du Ministère de la Culture et du service dirigé par Augustin Girard, était restée dans les tiroirs. Or, Roland Cayrol a fait un long papier dans Le Monde sur ce travail. Du coup le président de l'INA l'a découvert ! Pendant longtemps, j'ai travaillé à partir des chiffres qui sortaient du CEO, en proposant des analyses différentes de celles faites par lui et communiquées aux chaînes. C'est à ce moment-là que j'ai trouvé intéressant de comparer le pourcentage obtenu par telle catégorie d'émission dans la télévision diffusée et le pourcentage du temps passé par les téléspectateurs devant ce type de programme. J'ai fait toutes sortes d'études en sophistiquant ce modèle de comparaison de « télévision diffusée / télévision reçue » en tenant compte des heures de programmation, de l'importance du public potentiel à ces heures-là , etc.. J'ai fait un assez gros travail pour utiliser ce type d'indicateurs dans une comparaison internationale avec des pays très divers : le Canada, l'Italie, la Bulgarie, le Japon, etc.

Ce travail a été publié dans une des collections de l'UNESCO [2]. On s'apercevait dans cette étude que, malgré les assez grandes différences entre la télévision diffusée – selon les pays étudiés –, il y avait finalement une sorte d'égalité à la réception. Par exemple, les émissions culturelles tenaient une place très importante dans les télévisions de l'Est, bien plus importante qu'en France, et pourtant, en comparant la télévision reçue, on avait des chiffres très comparables entre le Japon, la Bulgarie, etc.. Sur quoi, mon ami Pierre Wiehn dans ces années-là , disait, paraît-il : « Quand on me parle du mot « culture », je sors mon petit Souchon ».

Cela signifiait que ce n'était pas la peine de diffuser plus d'émissions culturelles puisque le résultat était le même. Comment répondre à cela ?

Oui, c'est un résultat absolument désastreux… Il est vrai que dès que la télévision commence, elle doit faire face à un grand malentendu : elle est immédiatement chargée d'une mission culturelle formidable. Certains rêvent alors de diffuser la Comédie française. Malraux est le chantre de cette idée : dans un entretien à André Brincourt, il a expliqué : « Bien entendu, la télévision fait partie de mon domaine ».

Comment expliquer cette coexistence entre cette grande espérance à l'égard de la télévision et le grand mépris que l'on connaît de la part des tenants de la haute culture ?

Ceux qui font la télévision et espèrent que les programmes de grande qualité vont être reçus par les gens constatent que ce n'est pas le cas ; ils sont mis subitement devant ce qu'ils pensent être de la mauvaise volonté culturelle des téléspectateurs. La culture, pour les gens de haute culture, est de la culture irrecevable par la majorité des téléspectateurs.

La télévision n'est pas reçue de manière équivalente par tous les téléspectateurs français : 1/3 égale 2/3. C'est-à -dire qu'un tiers des téléspectateurs assurent les deux tiers du volume d'écoute, du temps passé par l'ensemble des Français à regarder la télévision. Cette loi se retrouve à l'intérieur des groupes. Parmi les gens âgés, on retrouve la même règle : 1/3 des gens âgés assurent les 2/3 des heures téléspectateurs âgés. Or, cela me paraît évident que les gens qui regardent beaucoup la télévision le font parce qu'ils n'ont guère d'autres moyens de loisirs, d'informations… Du coup, la télévision qu'ils regardent fait une plus large place aux émissions « culture et connaissance » à condition que celles-ci portent sur des domaines qui intéressent cette catégorie de la population, et en particulier les émissions du type « histoire ou géographie humaine ». Ces émissions peuvent souffrir d'une concurrence avec les autres chaînes (distraction, télé-réalité), mais elles ont un vrai public. Alors que certaines personnes se disent : « si la musique contemporaine (par exemple) n'intéresse pas, c'est que les Français sont des veaux… »

Vous pensez qu'ils accusent les Français plus que la télévision ? Ce n'est pas mon impression.

Mais la télévision est accusée de suivre les goûts médiocres de l'audience. Après ces dix ans à l'INA, je suis revenu à la télévision. C'était alors TF1. Je suis resté jusqu'à la privatisation et l'arrivée des gens de Bouygues. J'y ai fait des études appliquées et j'ai dû donner des conseils, me « compromettre »… Que ce soit à TF1 jusqu'en 1987, à Antenne 2 de 1987 à 1989 puis de 1990 à 1995 à la présidence commune, j'ai toujours dit qu'il était possible d'utiliser les chiffres d'audience (audimétrie : écoute foyer, puis écoute individuelle avec médiamétrie), qu'on pouvait en faire une utilisation plus raffinée, plus fine que ne le font les gens qui se contentent de regarder l'audience moyenne et la part de marché. Ainsi, j'ai mesuré les différences entre l'audience moyenne et l'audience en entier (les gens qui regardaient en entier les émissions) ; j'ai comparé les différents chiffres afin de voir quels étaient les comportements devant la télévision.

On nous a demandé de tenir compte de la qualité des émissions pour contrebalancer le poids des gens âgés ; j'ai essayé de dire : si vous regardez de manière un peu plus fine les chiffres d'audience, vous obtiendrez des renseignements sur l'intérêt du public pour ces émissions (en particulier le chiffre de l'audience en entier). Une émission longue peut ramasser de l'audience à la fin d'une autre émission, cela augmente l'audience moyenne mais pas l'intérêt que cette émission a rassemblé. Une partie de l'audience de la télé-réalité s'explique en partie par des gens qui regardent ce type d'émission parce qu'ils ne « veulent pas mourir idiots ».

Que pensez-vous d'un instrument qui mesurerait la qualité des émissions ?

C'est une demande récurrente. Dès qu'un nouveau ministre arrive, il fait cette demande. On nous parle du « qualimat » pour contrebalancer l'audimat. C'est consternant. Cela part du principe que, si une émission a de l'audience, c'est mauvais signe. Quelque chose cloche : on a été démagogue au fond. « Les bonnes émissions n'ont pas d'audience » pense-t-on. Ce qui est un mépris incroyable du public ! Je suis persuadé que les gens sont beaucoup plus intelligents que ne le croient beaucoup de responsables des médias.

Certes, mais de nombreux facteurs interviennent dans le choix d'une émission. Le facteur familial par exemple, qui peut conduire au plus petit dénominateur commun…

Les Américains parlent en effet de la loi du LOP, du « Less Objectionable Program » Les programmateurs doivent tenir compte de ce genre de choses. Ainsi des fictions. Elles sont de qualité variable et pourtant nous savons, après les travaux de Dominique Pasquier et Sabine Chalvon, que les jeunes considèrent ces films comme des initiations à la société. Donc l'image de la société qui est donnée dans ces fictions n'est pas sans rapport avec la qualité du programme.

Vous voulez dire que, dans le jugement que l'on porte sur un programme, il faut faire intervenir des éléments autres que cette idée de « qualité » ? Qu'est-ce qu'un « bon » programme en définitive ? Est-ce que cela dépend de ce que les téléspectateurs en font ? Ne faut-il tenir compte que de la réception ? Oublier les contenus ?

Non, bien sûr, mais il faut arriver à des contenus recevables, qui intéressent. On ne tient pas assez compte de la curiosité, du désir d'apprendre chez le téléspectateur. Si on dit que les gens font de la télévision un usage médiocre, on mésestime leur capacité à Ãªtre séduits par une émission qui va leur apporter quelque chose. Si vous arrivez à faire comprendre dans les premières minutes d'un programme : « regardez on va nous montrer des choses qui vous permettront de mieux comprendre, la vie, le monde, l'homme », je ne vois pas de raison pour que les gens refusent ce genre de contenus.

L'observation de l'audience corrobore cela ?

Oui. J'ai toujours essayé de défendre cela.

« Essayé » ? Réussi ?

Pas toujours. Mais, je pense qu'il y a une grande contradiction avec les charges culturelles qui pèsent sur les responsables de la télévision. Le système du cahier des charges a été lancé par Pierre Schaeffer. Il pensait qu'il fallait cesser de faire peser une tutelle quotidienne sur les responsables de la télévision. Pour lui, il n'était pas normal que le ministre de l'Information soit le programmateur en chef de la télévision française. Il a proposé alors de bien choisir les responsables et de leur donner un cahier des charges à partir duquel on les jugerait ; mais après une période pendant laquelle ils auront eu le temps de faire leur preuve. En réalité, ce cahier des charges a été fabriqué par les gens du ministère de la Culture pour rendre obligatoire la contribution des télévisions au financement de la culture : l'opéra, ce genre de culture… Il s'agissait de prendre l'argent de la redevance pour financer le spectacle vivant, un gouffre financier, sous le bon prétexte qu'en finançant l'opéra à la télévision on devait conduire les gens à aller à l'opéra.

Comment définir le public de la télévision ? Un public ? Des publics ?

Pour moi, les téléspectateurs sont d'autant plus intéressants qu'ils regardent la télévision. Le paradoxe français, c'est que beaucoup de responsables, politiques en particulier, décident de ce que doit être la télévision alors qu'eux-mêmes l'utilisent très peu. Au fond, ils considèrent que c'est un instrument de bas étage. Sauf quand ils passent de l'autre côté ! Alors ils y prennent goût. Le désir de passer à la télévision est très fort. Moi, je considère que l'on doit faire des classements en fonction de l'usage fait de la télévision. En particulier, beaucoup de gens qui en appellent à la mesure de la qualité pensent – si on compare avec des élections – qu'il faut qu'un homme n'ait qu'une voix.

Alors que vous, vous pensez qu'il est normal que quelqu'un qui passe beaucoup de temps devant la télévision ait plus de poids dans la programmation que quelqu'un qui y consacre peu de temps ?

Oui, tout à fait. Il faut tenir compte de son opinion et lui donner les programmes qu'il a envie de voir.

N'est ce pas cela, la « dictature de l'audimat » ?

J'ai toujours entendu parler de la dictature de l'audience. Pierre Sabbagh était déjà traité de « démagogue ». Avec l'arrivée des télévisions éclatées, on a comparé les résultats des uns et des autres et, bien entendu, l'éclatement de l'ORTF a conduit à une bataille de l'audience. Bourges a été nommé à TF1 en 1984 parce que TF1 avait été complètement dépassée en audience, ce qui n'était pas normal pour la 1re chaîne. En outre, lui, en tant que personne, voulait que sa chaîne fasse de l'audience, par une sorte d'orgueil. C'est lui (avec Lintas) qui a inventé « Y en a qu'une c'est la Une ». Ici, il faudrait un portrait de Pierre Wiehn, personnage-clé de la télévision française ! Il systématise la pratique de règles simples : une politique de rendez-vous clairs ; le souci d'accumuler les publics (avant de vous demander combien vous allez attirer de spectateurs pour une émission, demandez-vous combien vous allez en garder de l'émission précédente !) ; l'attention à n'exclure personne ; la caractérisation socio-démographique des tranches horaires… Le programmateur dicte sa loi aux responsables des programmes. Le programmateur demande, comme le personnage du Soulier de satin, « du nouveau encore une fois, mais qui soit exactement semblable à l'ancien »

Plus tard, grâce à cela, Bouygues lui a fait tranquillement « le plus gros chèque jamais fait par un Auvergnat ». Mais, très vite, il s'est aperçu, avec le départ des vedettes vers la Cinq, que l'audience était en train de lui filer entre les doigts. La préoccupation de l'audience est alors devenue centrale. Il y a eu une sorte de panique à l'idée qu'ils allaient perdre beaucoup d'argent. Pendant l'été 1987, Mougeotte « rêvait » de 35% de part de marché pour Noà« l. Ils ont eu 45% ! Là , la « dictature de l'audience » a joué à plein.

Du côté du service public, la situation était différente. André Santini, secrétaire d'État à la Communication, déclare après la privatisation de TF1 : « On ne demande pas à Antenne 2 de faire de l'audience, on lui demande de faire de la culture »… Et elle doit faire des « Ã©missions spécifiques », s'adresser non pas au « grand public », mais aux groupes minoritaires. Ces deux demandes n'en font qu'une en réalité : il faut des émissions de musique pour les amateurs de musique qui forment un public spécifique, des émissions sur le cinéma d'art et d'essai pour un autre public spécifique : les gens qui aiment les films d'art et d'essai, etc. Ces deux demandes reposent sur deux erreurs. Première erreur : la culture que les pouvoirs publics souhaitent voir servie par la télévision n'est ni attendue ni souhaitée par ceux qui regardent la télévision. En imposer la charge à la télévision publique revient à lui assigner comme mission de faire des programmes pour ceux qui ne regardent pas la télévision. Quant à l'idée qu'il faut faire des émissions spécifiques adressées aux publics spécifiques correspondants, c'est une deuxième erreur : le public des émissions spécifiques n'est pas le public spécifique caractérisé par le contenu ou le thème de ces émissions, mais une partie du grand public. On peut faire – on doit faire, lorsqu'on est une télévision publique – des émissions très diverses et variées, mais il faut les faire pour le grand public qui a des attentes généralistes et variées, et non pour d'hypothétiques publics minoritaires. Plus tard, quand Bourges est arrivé à la présidence commune, ce fut l'inverse. On est passé de 35% à 25%. C'était catastrophique. On imagine mal l'effet dévastateur sur les gens qui travaillent dans les télévisions de cette érosion formidable.

Quelle est la nature de ce sentiment ?

Ils ont l'impression – justifiée – que les téléspectateurs s'en vont, qu'il n'y a plus personne dans la salle. On ne peut pas faire une télévision publique sans faire une audience significative. Qu'est-ce qu'une audience significative ? C'est une part de l'audience qui ne soit pas en train de se restreindre.

Est-ce que vous acceptez une certaine « dictature de l'audience » ?

Je crois qu'une télévision, en particulier une télévision publique, doit veiller à ce que son audience ne soit pas obtenue avec des programmes déshonorants, c'est-à -dire n'importe quoi pourvu qu'on ait de l'audience. En plus, je pense que miser sur des programmes dégradants peut avoir à long terme des effets désastreux.

Quelles sont pour vous les grandes étapes de l'histoire des publics ?

L'arrivée de la publicité a conduit les publicitaires à demander des chiffres fiables, convenables. Ils vont naturellement, progressivement (au début, les espaces publicitaires sont tellement restreints que les publicitaires acceptent n'importe quoi) exiger des mesures de plus en plus fines. La publicité a un rôle fondamental. Mais il est exagéré de dire que les gens qui cherchent à faire de l'audience le font pour avoir de la publicité. Je crois que les gens qui font de la télévision sont des gens de spectacle, et qu'ils veulent avoir des téléspectateurs

Quel est le rôle des publicitaires dans la conception des programmes ?

Cela varie. Dans les télévisions privées, il vaut mieux leur présenter des programmes qui soient bons pour leurs spots. Je ne crois pourtant pas qu'ils interviennent dans les programmes. Au moment de l'arrivée de Bourges sur TF1, il est vrai que le rôle joué par l'agence Lintas a été assez ambigu. C'était très discret. Je pense qu'une des raisons pour lesquelles ils ont fait appel à moi, c'est qu'ils ne souhaitaient pas trop que l'on dise que Lintas faisait leur programmation. C'était une vraie tendance, mais comme il y a eu des erreurs (du type Chateauvallon, un Dallas à la française), Lintas a progressivement disparu. Ils ont eu cependant un rôle assez considérable dans la formation du « petit prince » : Pascal Josèphe. Bruno Delcourt a été pour lui un mentor remarquable.

Quel a été à votre avis le rôle de la télécommande dans le comportement du public : son arrivée a-t-elle marqué le début d'une nouvelle ère comme le pensait Umberto Eco ?

Oui, on a beaucoup parlé du magnétoscope, mais la télécommande a eu un rôle beaucoup plus important. Le fait que les téléspectateurs choisissent sur un journal de programmes de télévision est en fait extrêmement rare. Mais, on ne peut pas suivre des itinéraires individuels. J'en ai souvent rêvé. On a des courbes, et on ne peut voir que ce qui se passe à la fin des émissions.

Avez-vous fait des études qualitatives ?

Oui, mais la plupart était sous-traitée à l'extérieur. On a ainsi commandé des études sur l'« access prime time », période cruciale. Il y a aussi des études sur des émissions pilote. On réunit alors des groupes de téléspectateurs pour étudier leurs réactions. Des études sur l'image des chaînes ont également été commandées. On fait parler les gens longuement. Toutes ces études existent mais, par rapport à l'argent dépensé pour les études audimétriques, c'est peu de chose.

Est ce que ces études qualitatives interviennent dans les décisions ?

Oui, parfois. J'ai placé des émissions à Antenne 2. Certaines émissions ont été refusées après des tests.

De la position qui est la vôtre, que « voyez-vous » de l'influence de la télévision ?

C'est toujours aussi difficile à déterminer. D'autant que je suis resté fidèle à ma doctrine du « quid recepitur… » L'influence de la télévision, comme du cinéma, se mesure mal à court terme et au coup par coup ; c'est une influence qui est lente. Gritti disait : « par lentes concrétions se forment des stalactites et des stalagmites dans les grottes de la mémoire humaine ». Par ailleurs, le seuil de la tolérance ou d'acceptabilité a beaucoup évolué. Ce seuil dépend d'ailleurs beaucoup des films. La télévision a conduit à une acceptation des conduites marginales et de la violence.

Ces conclusions sont-elles les résultats de vos travaux de recherche ?

Non, absolument pas.

En revanche, vos travaux sur la télévision des adolescents montraient la grande distance des jeunes vis-à -vis de la télévision ?

Oui, tout à fait, mais ce n'est pas incompatible.

[1] Entretien réalisé à Paris, le 14 mai 2004.

[2] Trois semaines de télévision. Une comparaison internationale. Belgique, Bulgarie, Canada, France, Hongrie, Italie et Japon, Unesco, coll. « Coopération culturelle : études et expériences », 1981. Je souhaite rappeler ici la mémoire d'amis très chers, aujourd'hui disparus, qui ont participé à cette recherche et lui ont beaucoup apporté : Annette Suffert, Joà« lle Périllat et Giancarlo Mencucci.

Citer cet article : https://www.histoiredesmedias.com/Michel-Souchon-du-CECMAS-a-France.html