07 - Campagnes politiques, tribunes médiatiques
Isabelle Veyrat-Masson
Les recherches sur les campagnes électorales à la télévision
Le Temps des médias n°7, automne 2006, p.289-301
Effet ou conséquence ? Rencontre essentielle à n'en pas douter, les médias de masse et en particulier la presse écrite se sont développés avec la démocratie. Politique et Communication sont en effet intrinsèquement liées dans les sociétés dont la liberté d'expression est au cœur. Le temps des élections qui représentent l'acte matriciel des sociétés démocratiques constitue dès lors un moment particulier, crucial, où s'exerce le rôle des médias. Dans une société idéale, neutres et informatifs, ils doivent aider les électeurs à faire leur choix en toute connaissance de cause. L'étendue de leur diffusion et la somme d'informations éventuellement contradictoires qu'ils proposent permettent d'augmenter les connaissances des citoyens au-delà des cercles restreints des salons bourgeois où se fabriquait jadis l'opinion. Cependant dans la réalité, les médias ont toujours été perçus, que ce soit par leurs propriétaires, par les journalistes ou par le public, tous cherchant à s'en servir ou à s'en protéger, davantage comme un moyen de peser sur les décisions, un mode d'influence que comme un instrument transparent de délibération collective.
L'arrivée des médias audiovisuels et leur présence généralisée dans les sociétés contemporaines semblant mutualiser de manière neutre des informations dont l'origine était déclarée vérifiable par des médiateurs insérés dans un monde professionnel revendiquant des règles et des contrôles, allait-elle changer la donne ? Les recherches sur les médias ont trouvé dans les périodes de campagnes électorales, un moment parfait pour répondre à plusieurs questions concernant le rôle des médias dans le fonctionnement des sociétés médiatisées et médiatiques.
La plupart des études sur le rôle politique des médias envisagent un aspect particulier de leur efficacité pendant la campagne. On peut ainsi distinguer trois types de questionnement.
Le premier s'intéresse au rôle des médias dans le processus de décision des individus.
Le deuxième envisage la place des médias d'une manière plus structurelle, questionne leur influence sur la société. Comment ont-ils modifié l'organisation de la vie politique en particulier au moment des campagnes électorales ?
Enfin, un certain nombre de recherches se posent la question de la réception des messages médiatiques. Comment sont-ils perçus, à la fois au niveau de la diffusion mais également quant au contenu et aux comportements ? En définitive, comment s'effectuent l'information, l'interprétation, la compréhension des médias, toutes opérations qui conduisent à la délibération précédant la décision électorale, c'est à dire à l'action ?
Ces trois mécanismes, portes d'entrée vers l'étude de l'influence des médias sur l'opinion publique, ne sont pas systématiquement isolés les uns des autres par les chercheurs. Certaines études, en particulier les travaux pionniers, tentent de prendre en compte le message politique, de l'émission à la réception ; aucune cependant n'a pu saisir le rôle politique des médias dans toute sa complexité sociale. Pour des raisons de clarté, nous les ferons se succéder ici.
1. La préhistoire des « campaign studies » : les classiques
Les premières analyses, et les premières inquiétudes, se sont concentrées sur la radio mais moins en tant qu'elle améliorerait ou fausserait les choix des électeurs que parce qu'elle produirait des comportements de suivisme, des attitudes d'abrutissement et de passivité que Serge Tchakotine caractérise par un vocabulaire teinté d'effroi en parlant de « viol »des foules par la propagande politique. Son ouvrage [1] dont la conception a été fortement marquée par l'avènement des grandes dictatures totalitaires dont Tchakotine avait été le témoin, apparut à ses contemporains comme une explication simple de l'inconcevable. Le modèle dit de « la seringue hypodermique » considère que les messages médiatiques sont comme « inoculés » à des individus passifs et atomisés ; cette vision « noire » qui s'appuie sur le courant critique de Theodor Adorno et des chercheurs qui l'entourent à Francfort dans les années 1930, entame une longue trajectoire qui la mène, à peine modifiée, jusqu'à Pierre Bourdieu. Pour eux, les médias ou les « industries culturelles » sont des instruments de diffusion de l'idéologie dominante. Le capitalisme triomphe et se maintient avec l'aide de ces véhicules de la fausse conscience que sont les médias de masse.
En 1940, l'année même de la publication du « Viol des foules » d'autres chercheurs influencés par les mêmes événements (beaucoup ont fui le nazisme comme ce fut le cas de Lazarsfeld lui-même) mais vivant dans un contexte différent, aux États-Unis, entament une longue recherche pour vérifier empiriquement avec les méthodes de ces jeunes sciences sociales mises en place dans les Universités européennes, la fameuse passivité des citoyens, leur « solitude » et leur prédisposition à se laisser abuser par les médias.
Paul Lazarsfeld et ses troupes du Bureau of Applied Research [2] mettent alors en place un certain nombre de panels [3] destinés à étudier le rôle des communications de masse dans les processus de décision : voter, acheter, aller au cinéma, changer d'opinion. C'est avec le présupposé qu'il existe des mécanismes communs (equivalence) entre l'acte d'achat d'un savon et le vote que Lazarsfeld et son équipe abordent l'étude de la campagne présidentielle de 1940 dans le comté d'Erie (Ohio). Roosevelt se présente alors pour un troisième mandat contre le candidat républicain Wilkie. Cette étude est à l'origine de révélations statistiques décisives concernant la prise de décision électorale et le rôle des médias. Ce modèle considéré par les sociologues comme le « paradigme dominant » contredit les premières hypothèses du Bureau. En cherchant à retracer les modalités (changements, stabilité, renforcement) de l'intention de vote, ils découvrent la complexité de ce type de décision et le rôle effectif des médias sur l'attitude politique. Dans The People's Choice : How the Voter Makes Up His Mind ? [4], (jamais traduit), on apprend tout d'abord que l'électeur ne ressemble en rien à un consommateur d'objet usuel. Il ne se comporte pas comme un acheteur hésitant, usant des messages comme des aides à la décision. En réalité, les intentions de vote sont très tôt et très fortement ancrées. La communication tend moins à aider des citoyens cherchant à s'informer qu'à renforcer des opinions lourdement déterminées par des caractéristiques sociales.
Dans The People's Choice Lazarsfeld explique ainsi le principe de base de la communication politique en situation électorale « …the people who already knew how they were going to vote, read and listened to more campaign material than the people who still did not know how they would vote. The group which the campaign manager is presumably most eager to reach -the as yet undecided- is the very group which is less likely to read or listen to this propaganda ». Cette découverte est à l'origine du modèle des deux étages de la communication : « the two-step flow of communication » qui sera surtout développé dans Personal Influence [5]. Les individus les plus déterminés politiquement sont aussi les mieux informés par une presse qu'ils utilisent pour donner de la force et des arguments à leurs opinions. Les moins convaincus, les électeurs les plus à même de changer d'opinion, s'adressent moins aux médias, qu'à ces personnalités les mieux informées, les opinion leaders, pour décider de leur vote. L'influence des médias est donc indirecte et très limitée (nulle ?). Ce modèle horizontal, infirme la théorie de la seringue hypodermique. Les électeurs trouvent dans leurs relations interpersonnelles, auprès d'individus détenteurs d'une certaine légitimité, (les parents, le mari, le patron, le syndicaliste…) des aides à la décision. Ils ne sont donc ni passifs, ni isolés.
Ces recherches ont montré que l'influence des campagnes électorales au temps de la radio était très limitée. Cependant, d'aucuns ont fait remarquer que l'autre découverte, l'effet de renforcement des intentions chez certains et d'activation de prédispositions chez les autres n'en était pas moins tout à fait important. Cet effet de renforcement serait en effet, pour Todd Gitlin [6] le contraire d'un effet limité. Pour cet auteur, appartenant au courant critique, Lazarsfeld avec cette conclusion rejoint en fait les théoriciens critiques, ceux de l'École de Francfort, pour qui les médias de masse ou industries culturelles œuvrent pour le maintien du statut quo.
Et surtout la télévision n'avait pas encore la place qu'elle va prendre ensuite.
D'autres études sur les campagnes électorales, en particulier en France celle de Roland Cayrol analysant le rôle des médias dans trois pays différents (France, Belgique, Grande-Bretagne) confirment les découvertes américaines [7]. Trois élections en 1974, législatives en Belgique et en Grande-Bretagne, présidentielles en France, se penchent à l'aide d'un important dispositif scientifique sur le rôle des médias dans les processus des choix électoraux. Les différences par rapport aux premières études américaines sont de taille. La télévision, média absent des premières « campaign studies », a fait son apparition. Son importance de média dominant éclate dans les trois pays, les modifications que sa centralité impose apparaît de manière éclatante. La place des partis politiques et les allégeances partisanes sont particulières à chaque pays. Mais l'utilisation paradoxale des médias par les plus convaincus est confirmée dans l'étude européenne, le caractère déterminant des variables socio-culturelles et des relations interpersonnelles dans les choix électoraux également. La télévision ne « fait » pas l'élection en 1974. Mais à une époque où les allégeances partisanes se distendent et où les hésitants augmentent ainsi que le temps consacré à la télévision, le personnel politique ne cessera de se focaliser sur ce média.
Avant la grande enquête de Cayrol, Blumler et Thoveron, deux études pionnières s'étaient interrogées sur le rôle de la télévision dans les processus électoraux. Celle de Guy Michelat en 1964 [8] et surtout celle de René Rémond en 1962 [9] qui comparait la carte du « oui » au référendum avec les possesseurs de télévision, une minorité censée être conditionnée par la « télévision du général ». Or, aucune corrélation n'avait été décelable.
Uses and gratifications
Les mécanismes de sélectivité du récepteur, l'importance de la médiation et des relations interpersonnelles seront ensuite confirmées par d'autres enquêtes empiriques (Voting) puis développés dans d'autres ouvrages qui iront encore plus loin dans la remise en question des effets des médias. Elihu Katz en effet met au point la théorie des « Uses and gratifications » [10], qui explique qu'au lieu de se demander ce que les médias font aux gens il convient de se demander ce que les gens font des médias. La décision de vote s'élabore donc dans un rapport de forces complexe entre les trois acteurs du triangle de la communication politique : les hommes politiques, les médias et le public-électeurs.
Dans ces conditions, il faut repenser le raisonnement en termes d'influence, celle-ci disparaissant quasi. Sauf si l'on considère que cette liberté du récepteur-électeur - grande théoriquement - est entravée par les distorsions opérées par les médias dont il se sert pour s'informer.
Dès lors d'autres recherches sont initiées sur le contenu des médias. Il ne s'agit plus de s'inscrire dans un modèle linéaire et behavioriste d'influence mais de réfléchir sur ce dont disposent les électeurs au moment de faire leurs choix.
2. Médias /individus
Les études de contenu
Étudier le contenu des messages est très tôt apparu comme un moyen accessible et relativement fiable de connaître au moins la teneur de ce que les citoyens recevaient des médias. Des techniques à la fois quantitatives et qualitatives, de type sémiologique ou plus analytiques, devaient assurer une connaissance du contenu des médias. Les résultats de ces travaux satisfaisaient une exigence de connaissance et permettaient de postuler l'effet des messages sur l'opinion publique, les messages étaient reçus dans ces théories sans être modifiés par les récepteurs, l'intention de l'émetteur était transmise telle quelle à l'issue de la communication. Cette hypothèse, pas très éloignée de la théorie de la « seringue hypodermique » était très répandue en France, où le paradigme critique a toujours été dominant. Malgré la popularisation des thèses de Lazarsfeld en France, à travers Georges Friedmann le créateur du CECMAS (cf TDM 3), nombreux étaient les chercheurs et les intellectuels français qui cherchaient à démontrer par des études de cas, le contenu aliénant de l'idéologie dominante véhiculée par les médias de masse.
Le succès du livre Pierre Bourdieu sur la télévision [11], livre qui ne tient pourtant pas compte [12] des recherches empiriques existantes et qui reprend à peu de choses près les thèses de l'école critique (celles des « apocalyptiques », selon Umberto Eco) sur l'idéologie dominante et sur la passivité du récepteur, témoigne de la permanence de ce modèle, au moins dans l'opinion.
Dans le domaine de la communication politique, de nombreuses études de contenu ont cherché à s'éloigner de ce dernier schéma pour proposer des analyses de débats, d'émissions politiques, de journaux télévisés, d'émissions de dérision. Gilles Gauthier propose une sous catégorisation de la recherche menée sur les analyses de contenu des débats que l'on peut étendre à l'ensemble des analyses de contenu des médias : « l'analyse linguistique, l'analyse thématique, l'analyse de contenu, l'analyse rhétorique et l'analyse stratégique » auquel il ajoute l'« analyse argumentative » [13]. Citer un seul auteur ici serait injuste tant ils sont nombreux à avoir adopté l'analyse de contenu. Mais il faut noter que si les sémioticiens se sont évidemment fait une spécialité de ce type de démarche, les autres disciplines l'ont également adopté avec d'autres instruments.
Les professionnels et leurs pratiques
Les travaux sur les professionnels des médias en particulier les journalistes, leurs origines, leurs opinions et leurs pratiques, se sont développés très tôt également en s'appuyant sur l'hypothèse que leur rôle était essentiel dans la fabrication de l'information. Connaître les auteurs des messages médiatiques, les conditions dans lesquelles ils les élaboraient et en interaction avec qui (les directeurs, les propriétaires des médias, etc.) devaient permettre de mieux comprendre les éventuels biais introduits dans les processus de fabrication de l'information. En période électorale, la question de l'indépendance des journalistes par exemple devenait cruciale. Parmi les travaux (nombreux) qui étudient leurs pratiques professionnelles se détachent les questions touchant leur rôle sur la sélection des informations.
La sélection des nouvelles
Cette fonction de sélection des nouvelles a été particulièrement étudiée depuis les travaux de Kurt Lewin [14] qui analysait les processus de décision qu'il appelait le phénomène du gate-keeping. Le gate-keeper en autorisant le passage de certaines nouvelles et en fermant la barrière à d'autres détient un vrai pouvoir sur le contenu de l'information et dès lors sur les choix de toutes sortes effectués dans une société où l'information est devenue prioritaire. Cette théorie élaborée au départ à propos des mères de famille et des choix qu'elles avaient à opérer à chaque repas sur une multitude d'aliments, une fois appliquée aux nouvelles a été particulièrement fructueuse. Le journaliste gate-keeper choisit en effet certaines nouvelles dans la masse d'informations dont il dispose et en exclut d'autres. La nature de l'information, les connaissances dont le public dispose dépendent de la sélection opérée par le gate-keeper. Ce sont les travaux de David White à partir des années 1950, qui, en appliquant le modèle du gate-keeper au journalisme a popularisé ce modèle. [15]
Prolongements extrêmement heuristiques de ces travaux, les théories sur l'agenda-setting mises au point dans les années 1970 par McCombs et Shaw [16] s'intéressent aux conséquences du gate-keeping. Pour eux, l'intérêt des individus pour un sujet est largement dépendant de la place qu'il occupe dans les médias. Dans l'espace public d'une manière générale et au moment des campagnes électorales en particulier, les trois acteurs de la communication politique : les médias, les hommes politiques et l'opinion, mesurée à l'aide des sondages, mettent l'accent sur un certain nombre de thèmes qui leur paraissent importants. Chaque parti ou groupe de pression propose en effet à l'opinion de débattre sur des questions à propos desquelles soit il se sent légitime, soit il dispose de solutions originales, soit il pense que l'évocation de ce thème pourra gêner l'adversaire. Les groupes politiques ont besoin du relais des médias pour que ces thèmes deviennent sujets de controverses. Il s'ensuit une véritable concurrence pour que ces thèmes et controverses soient retenus par les médias, pour qu'ils fassent partie de l'agenda médiatique.
En France, Jean-Louis Missika et Dorine Bregman [17] ont repris ce concept et ont comparé à l'occasion de la campagne électorale de 1986, trois agendas concurrents : celui des médias, celui des hommes politiques et celui des électeurs. Cette étude a montré que les trois agendas ne correspondaient pas et que l'agenda des médias ne s'était pas surimposé aux autres. Cette recherche qui montrait une véritable indépendance des acteurs de la communication politique n'a pas découragé les travaux suivants. Les circonstances changent et la question prend parfois un relief surprenant.
Ainsi, la question du rôle de l'agenda des médias dans les décisions électorales s'est posée d'une manière particulièrement dramatique lors des élections présidentielles de 2002, à propos du thème de l'insécurité. Ce thème ou cette controverse était considéré comme favorable à la droite et même à l'extrême-droite et gênant pour une gauche qui pendant longtemps avait refusé de l'autonomiser par rapport aux problèmes économiques et sociaux. Or, au cours de la campagne électorale de 2002, le thème de l'insécurité a paru dominer l'agenda des médias qui, en cela, rejoignaient les préoccupations des électeurs (mesurées par les sondages). La victoire de l'extrême-droite, présente pour la première fois de notre histoire au deuxième tour d'une élection présidentielle, a semblé puissamment conforter le modèle de la fonction d'agenda [18]. Deux études, une française [19] et l'autre anglaise, ont cependant montré qu'en réalité l'agenda de la campagne télévisée n'avait pas offert de biais particulier sur la question de l'insécurité. En revanche, le contexte informationnel (background news) avait bien, en effet, été marqué par cette question. On l'aura compris, la difficulté des études d'agenda est bien de distinguer les informations de la campagne de l'ensemble de l'actualité d'une part et de la situation objective d'autre part. Quoi qu'il en soit, il convient de distinguer, avec Jacques Gerstlé, « l'effet d'agenda comme transfert des focalisations des médias vers le public, qui paraît douteux et d'autre part l'effet d'agenda comme focalisation de l'attention publique qui paraît beaucoup plus vraisemblable [20] ». En d'autres termes, ce n'est pas parce qu'un thème ou un problème est traité par les médias qu'il est favorable à celui qui se présente comme le « propriétaire »…
Les études révèlent pour la plupart, à la fois l'interaction entre les trois agendas dominants des campagnes électorales et une certaine résistance de l'opinion et des hommes politiques face à l'agenda médiatique. L'agenda des médias en se révélant plus neutre, et surtout plus autonome que ne l'avaient prévu les concepteurs de ce paradigme replace les études dites d'agenda dans la tradition des études de contenu. Les médias y sont alors considérés essentiellement comme des vecteurs d'information, ils rendent accessible, ils mettent à disposition avec plus ou moins d'efficacité et de neutralité l'information qui permet de connaître et de comprendre le déroulement de la campagne (programmes, stratégies de campagne, études d'opinion, analyses, etc.).
Mais d'autres théories ou paradigmes proposent de dépasser les seules incidences cognitives de ces modèles pour réfléchir à des effets plus persuasifs de la campagne électorale.
Se dégagent alors trois hypothèses sur le rôle actif, persuasif des médias. En focalisant leur attention sur un thème - les Anglo-saxons parlent de saturation coverage - les médias pourraient étourdir, méduser ceux qui les regardent et par un effet de trop plein les empêcher de penser. Cette théorie s'appliquerait plutôt à la situation américaine -où la publicité politique est autorisée- que française où la campagne électorale médiatisée est très encadrée. Plus difficiles à distinguer mais impliquant un rôle actif des médias, les effets de cadrage (framing) et d'amorçage (priming) tendent à persuader le récepteur. Dans le premier cas, il s'agit avec le cadrage d'induire dans le message un jugement, une direction, des éléments subjectifs. Le cadrage consiste à sélectionner des éléments d'une réalité afin de promouvoir un aspect particulier de cette réalité. Le choix de l'émetteur est également un élément du cadrage : plus grande est la légitimité de l'émetteur, plus solide sera sa position sur une question.
L'amorçage concerne l'influence des médias sur les critères utilisés par le public pour juger les différents acteurs de la campagne électorale par exemple, leurs thèmes et leurs opinions avec un objectif persuasif.
3. Campagnes électorales médiatiques et système politique
Si les recherches précédentes ne permettent pas de conclure aux effets puissants des médias de masse sur les élections, il est un domaine où ces effets ne font aucun doute, il s'agit de l'organisation des campagnes électorales.
La manière de se présenter des hommes politiques, de parler, leurs arguments, les débats, l'annonce des résultats sont les marques les plus évidentes des changements qui se sont opérés de façon radicale avec le développement des médias de masse en particulier audiovisuels.
Les recherches sur les élections se sont beaucoup penchées sur cette nouvelle société politique. Celle-ci est caractérisée depuis les années 1950 aux États Unis et 1es années 1960 en France par la généralisation des techniques du marketing à la vie politique en particulier au moment des campagnes électorales.
Le marketing politique
Pour Gilles Achache, « le marketing politique renvoie à un modèle de la communication politique » et ce modèle est dominant dans nos sociétés [21]. Ce sont les éléments de ce modèle qui intéressent les chercheurs.
Le marketing politique se caractérise par l'application des techniques de marketing par les partis ou par les hommes politiques à une situation politique. Ces techniques consistent à ajuster l'offre politique à la demande des électeurs, et pour cela utiliser toutes les techniques d'études de marché et de connaissance du « marché » électoral : segmentation des électeurs (selon les différentes variables socio-démographiques et politiques des électeurs), ciblage (choix des segments vers lesquels communiquer, et positionnement (du candidat par rapport à la concurrence)). C'est dire que la stratégie des hommes politiques et des partis dépasse largement la simple publicisation de leurs programmes et de leurs idées. Ils sont aidés dans leurs stratégies par des instituts de sondage, des professionnels de la communication qui sont souvent des publicitaires (on dit dès lors que les hommes politiques sont vendus « comme des savonnettes !) ou par des « spin doctors ». De nombreuses recherches vont s'appliquer à décrire, à comprendre, à révéler les différents éléments de ces campagnes orchestrées sur des bases que certains prétendent scientifiques.
Les sondages, les médiascopies, les « focus group », les stratégies des hommes politiques et de leurs conseillers, leur image, leurs compétitions (horserace), les événements de campagne sont autant de segments de la campagne relativement faciles à appréhender pour un chercheur. Les médias occupent le centre de ces stratégies et il n'est pas possible de travailler sur la campagne électorale sans le faire en relation avec l'étude des médias.
Si dans ce type de recherches, il n'est plus question (ou très indirectement) d'étudier les effets des médias sur les intentions de vote, on retrouve pourtant à cette occasion la question des effets forts des médias en étudiant le personnel politique : n'est-il pas en effet la première victime de cette croyance ?
Les menaces et les dérives en particulier la substitution des messages et autres cibles aux programmes et aux électeurs, l'assujettissement à la segmentation au mépris des intérêts généraux, mais aussi l'obscénité des coûts et la marchandisation de la vie politique sont également des éléments nouveaux qui sont à étudier au moment des campagnes électorales.
Dans cette situation compliquée d'interaction entre les médias et les acteurs politiques, un ensemble de réglementations est apparu progressivement qu'il a été important de prendre en compte.
L'adaptation de la classe politique à ces nouvelles logiques médiatiques a donc été totale [22]. Les conséquences de cette médiatisation de la vie politique sont-elles clairement évaluées ? Beaucoup la déplore - en particulier Michel Rocard - tous infèrent du caractère essentiel, déterminant de la campagne électorale médiatique.
Quelques recherches s'intéressent à l'autonomisation de la campagne électorale avec une importante prise en compte de la variable communication. [23].
Persuasion et propagande
Il convient de prendre également en compte les travaux qui concernent la propagande, la manipulation et les différentes techniques de persuasion . Ces études concernent assez peu les pays démocratiques en période électorale, elles peuvent néanmoins fournir des éléments de connaissance sur le contexte politique et médiatique d'une situation particulière. Les recherches sur l'espace public et sur l'opinion publique qui ne s'intéressent pas forcément, directement, au contexte des élections, tendent à expliquer la formation de cette opinion publique qui se coagule au moment du vote, par l'effet des médias. Faisant fi des alternances pour certaines géopolitiques (URSS), elles y voient toujours le renforcement de la domination des pouvoirs en place.
Un certain nombre de recherches se sont penchées sur la manière dont les messages médiatiques que d'autres avaient su si bien analyser, étaient reçus par les groupes. Ils se sont interrogés sur le travail d'analyse et d'interprétation faits par le public sur les messages. Les recherches sur la réception des médias, nous l'avons vu plus haut datent des premières recherches sur les médias, elles sont donc anciennes, mais elles ne sont pas les plus nombreuses, ni les plus concluantes. Ce qu'elles ont montré c'est encore une fois l'activité du récepteur.
4. La réception
Lazarsfeld avait montré que l'influence des médias était indirecte et limitée, mais la télévision (absente de ses premiers travaux) ne détenait pas alors la place qu'elle a prise depuis dans l'espace public.
Des études en particulier celles de Michel de Certeau ou celles de Michel Souchon avaient fait long feu de la théorie de la passivité des récepteurs, et le modèle stimulus-réponse n'était plus crédible dans des sociétés informées, éduquées ayant fait montre de leur capacité d'installer des alternances politiques régulières.
Stuart Hall [24] et les chercheurs qui travaillent autour de lui dans la mouvance des « cultural studies » avaient montré que face aux messages médiatiques les individus avaient trois types de comportement : rejet du message, acceptation ou négociation (« j'en prends et j'en laisse »). Chaque individu possède des grilles d'interprétation qui le conduisent à interpréter différemment selon ses origines, ses appartenances, ses goûts, ses expériences, etc.. L'importance de la lecture dite « hégémonique » c'est à dire celle qui accepte comme tel le message médiatique est évidemment la question essentielle puisque sa mesure permettrait de vérifier l'impact des médias.
Mais les études empiriques sur la réception des messages sont très difficiles à mener et les résultats pêchent toujours par l'incapacité fondamentale d'isoler le message médiatique des autres influences.
Pippa Norris et son équipe [25] ont récemment mis en place un lourd dispositif permettant d'apprécier les effets des images télévisuelles sur les comportements électoraux. Mais le dispositif extrêmement expérimental - des extraits de la télévision sont projetés à des groupes choisis au hasard dans la rue et rassemblés dans une tente -souffre de nombreuses imperfections. Là encore l'étude ne conclut pas à un rôle décisif des médias dans les décisions de vote. Récemment, dans les pays anglo-saxons se sont développés des travaux portant sur les mécanismes de recherche et d'acquisition de l'information. Partant de l'hypothèse d'un citoyen actif, progressant à travers les médias afin de se « faire une opinion » avant de voter, certains travaux ont cherché à retrouver le chemin intellectuel de ce type de citoyen. Les études concernant la recherche de l'information sont prometteuses mais embryonnaires.
Thèses cognitivistes
Des approches cognitivistes complétées par des études psycho-sociales ont cherché à retrouver la façon dont le cerveau traite les informations qu'il reçoit. Ces études en anglais n'ont pas été utilisées (à ma connaissance) au moment des campagnes électorales. Elles restent encore mystérieuses. La complexité du traitement de l'information est confirmée et d'une certaine manière justifie « scientifiquement » les obstacles rencontrés depuis 60 ans par les recherches sur le traitement de l'information.
Ce bref panorama des recherches sur la médiatisation des campagnes électorales a montré à quel point (le vocabulaire en fait foi) les recherches étaient anglo-saxonnes et combien il était difficile d'acquérir des certitudes sur la question de l'influence des médias sur les comportements électoraux. En France, la force de la tradition critique mais aussi le dynamisme de la linguistique expliquent la place des travaux portant sur l'analyse de contenu, sur les professionnels et sur les stratégies des acteurs, ce type de recherches cachant à peine le désir des chercheurs impliqués dans ce type d'étude, de dévoiler et de dénoncer des pratiques politiques de domination. Cela n'a pas empêché que ce soit également dans ce pays que des travaux pionniers sur l'activité du récepteur aient vu le jour. D'autre part le manque de moyens de la recherche en sciences sociales dans ce pays explique que les grosses enquêtes de terrain nécessaires à d'ambitieuses études, faisant l'analyse des campagnes, de l'élaboration des messages politiques à leur réception en passant par les stratégies des acteurs, n'ont pas pu être réalisées malgré la présence d'une communauté de chercheurs de toutes disciplines (histoire, info-com, sociologie, science politique) [26] reconnus sur leurs objets. Les grandes enquêtes sur les campagnes électorales sont régulières dans les pays anglo-saxons, mais en France les travaux sur les élections donnent rarement une place importante au rôle des médias en tant que tels. L'apparition de la télévision et plus récemment d'Internet auraient dû pourtant les multiplier.
[1] Tchakotine Serge, (1939) Le viol des foules par la propagande politique, Paris, copyright Gallimard, 1952.
[2] L'Office for Radio Research fut créé en 1937 avec l'aide d'une subvention du Rockfeller Foundation, Son objectif, « étudier la place qu'occupe la radio dans la vie des auditeurs ». Installé à Neward puis à Princeton, l'Office s'installa en 1940 à l'Université de Columbia. En 1940, il devient le Bureau of Applied Research
[3] Terme qui désigne des groupes de discussions mélangeant les catégories d'individus
[4] Paul Félix Lazarsfeld, B. Berelson et H. Gaudet, The people's choice, New York, Duell, Sloan & Pearce (1944).
[5] Elihu Katz et Paul Lazarsfeld, Personal Influence : The Part Played by People in the Flow of Mass Communications, Glencoe (Ill.) : Free Press, 1955.
[6] Todd Gitlin, « Media Sociology : The Dominant Paradigm », Theory and Society, vol. 6, n° 2, 1978.
[7] Jay Blumler, Gabriel Thoveron, Roland Cayrol, La télévision fait-elle l'élection ? Une analyse comparative : France, Grande-Bretagne, Belgique. avec la collaboration de Claude Geerts et Alison Ewbank, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1978.
[8] Guy Michelat, « Télévision, moyens d'information et comportement électoral », Revue française de science politique, 1964, XIV, 5.
[9] René Rémond, et Claude Neuschwander, « Télévision et comportement politique », Revue française de science politique, 1963, 13, 2
[10] Elihu Katz, Jay G. Blumler, The Uses of Mass Communications : Current Perspectives on Gratifications Research, Beverley Hills, CA, Sage, 1974.
[11] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, suivi de L'emprise du journalisme, Liber, coll. Raisons d'agir, Paris, 1996.
[12] Jean-Noà « l Jeanneney, « Bourdieu, la télévision et son trop de mépris pour elle », Le Débat, n°138, janv-févr. 2006.
[13] Gilles Gauthier, « L'analyse de contenu des débats politiques télévisés », in Hermès 17-18, 1995, p.356
[14] Kurt Lewin, « Frontiers in Group Dynamics », Human Relations, v. 1, no. 2, 1947
[15] White David Manning. (1964). « The ‘Gatekeeper' : A Case Study In the Selection of News, In : Lewis A. Dexter / David M. White (Hrsg.) : People, Society and Mass Communications. London S. 160 – 1.
[16] McCombs, Maxwell E. and Donald L. Shaw, « Structuring the unseen environment, » Journal of Communication, v. 26 no. 2, pp. 18-22 (Winter, 1976).
[17] Raymon Kuhn, ԠBe Very Afraid†Television and l'Insécurité in the 2002 French Presidential Election', European Journal of Communication, 20/2, 2005, 181-198.
[18] Dorine Bregman, Jean-Louis Missika, « La campagne : la sélection des controverses politiques » in E. Dupoirier, G. Grunberg (dir.) Mars 1986, la drôle défaite de la gauche, Paris, PUF, 1986.
[19] Arnaud Mercier, « Les médias en campagne », contribution dans Perrineau P., Ysmal C. (Dir.), Le vote de tous les refus, Paris, Presses de Sciences-Po, mars 2003, p.53-87.
[20] Jacques Gerstlé, La communication politique, Paris, Armand Colin-Compact civis, 2004, p.148.
[21] Gilles Achache, « Le marketing politique » in Hermès 4, ed du CNRS, 1989.
[22] Arnaud Mercier, « La télévision acteur de la vie politique », La télévision au pouvoir, dirigé par Dominique Wolton, Le tour du sujet/Universalis, Paris, 2004, pp. 49-62.
[23] Autonomisation de la campagne électorale : « Local campaigning » ex le travail de Ch. Restier Melleray (2002) sur les élections municipales de Bordeaux de 1995 où A. Juppé vient d'assurer la succession de J. Chaban-Delmas où l'on voit les différentes interventions des acteurs locaux.
[24] Stuart Hall et al., Culture, Media, Language, London, Hitchinson University Library, 1980.
[25] Pippa Norris and alii, On message. Communicating the campaign, Londres, Sage, 1999.
[26] J'ai décidé de ne pas citer de noms français, par crainte des injustices (pour cause d'oublis ou de méconnaissances) et pour ne pas alourdir le texte.