06 - L’argent des médias
Patrick Eveno, Nathalie Sonnac
Les médias, une histoire d’argent ?
Le Temps des médias n°6, printemps 2006, p.6-8
En 2004, deux ans après une première ouverture du capital du Figaro au fonds d'investissement Carlyle, le groupe de Serge Dassault acquiert la Socpresse, fleuron du groupe Hersant. Dans le même temps, Libération est recapitalisé par Rotschild, le groupe Le Monde achète les Publications de la Vie Catholique, Emap s'empare du groupe Excelsior, tandis que la presse gratuite fait une déferlante sur la presse quotidienne. Dans l'audiovisuel, acquisitions et fusions, comme la dernière en date, celle des bouquets satellite TPS et CanalSat, bousculent les opérateurs traditionnels, alors que les fournisseurs d'accès Internet (FAI) deviennent les principaux concurrents de la télévision payante. La recomposition du paysage médiatique semble s'accélérer.
Pourtant, ces mouvements récents ne sont pas les premiers dans l'histoire économique des médias. Ceux-ci, en effet, ont toujours attiré des convoitises, du côté des politiques comme de la part des entrepreneurs soucieux de vendre leurs produits et services. Pour autant, quelles que soient les périodes, les mouvements de fusion, d'acquisition ou l'entrée des fonds d'investissement dans le capital des entreprises médiatiques génèrent toujours les mêmes inquiétudes : concentration du capital entre les mains de quelques-uns, moindre diversité des titres, diminution du pluralisme et in fine remise en cause des principes de base de la démocratie et menace de l'installation d'une pensée unique.
Le Temps des Médias, ne pouvait rester indifférent aux évolutions récentes de l'économie du secteur médiatique. Revue d'histoire elle s'efforce, dans ce numéro comme dans les précédents, d'analyser les racines des phénomènes actuels en remontant jusqu'aux époques anciennes. Fidèle à sa vocation, dans ce dossier sur « l'argent des médias » la revue cherche également à susciter la confrontation entre les professionnels et les chercheurs. En effet, il arrive bien souvent que les deux mondes ne parlent pas le même langage. C'est particulièrement le cas en économie : entre les acteurs du « business » médiatique et les observateurs universitaires, deux cultures s'affrontent, dont témoignent les grilles d'analyse différentes, aussi bien dans les articles que dans les entretiens réunis dans ce dossier.
Dès l'époque de Girardin, Louis Blanc avait posé le problème : « ainsi l'on venait transposer en un trafic vulgaire ce qui est une magistrature et presque un sacerdoce ». « La presse est une industrie avant d'être un sacerdoce », répondait Albert Thibaudet dans les années 1930. Pourtant, s'agit-il seulement de « vendre du temps de cerveau disponible » aux annonceurs comme le suggérait naguère le président de TF1 ? Le Temps des Médias se penche sur la question en donnant aux analyses actuelles la profondeur du champ historique.
Les médias ne sont pas des produits comme les autres. Les journaux ont longtemps été les supports essentiels du débat politique en démocratie ; ils le restent encore, même s'ils sont concurrencés par l'audiovisuel et les nouveaux médias. Car, en plus de deux siècles, la « sphère médiatique » s'est considérablement développée. En devenant plus nombreux et plus divers, en élargissant l'offre, les supports ont agi sur la demande, tandis que la culture de masse, que les médias contribuaient à développer, a fait naître de nouvelles attentes. L'information, notamment, restée longtemps l'apanage de la presse, a connu une inflation quantitative - pas forcément qualitative, cela reste l'objet de débats – alors même que les médias audiovisuels accroissaient l'offre de divertissements.
Les médias ne sont pas des produits comme les autres, mais ils sont également des produits et des services marchands. Les contenus médiatiques sont des prototypes qui coûtent très cher à fabriquer et qui, par conséquent, nécessitent un large volume de production pour bénéficier d'économies d'échelle. Pour que les produits médiatiques soient accessibles au plus grand nombre – l'information devant être accessible à tous – les prix de vente ne doivent pas constituer une barrière pour les consommateurs. Dès lors, les médias se sont tournés vers une seconde source de recettes, la publicité, qui vient compléter ou remplacer les recettes issues de la vente au numéro, de l'abonnement ou du paiement d'une redevance. Ainsi, en 2005, les annonceurs ont dépensé près de 20 milliards d'euros (investissements publicitaires bruts, source : TNS Média Intelligence) afin de faire la promotion de leurs produits sur les divers supports médiatiques : télévision, radio, presse écrite, Internet, cinéma et affichage. Cette intrusion de la publicité dans les médias, même si elle est fort ancienne, a beaucoup évolué et n'est pas sans poser problème. De façon générale, l'interaction entre les médias et la publicité a des incidences sur le pluralisme et sur la diversité des contenus. Le financement par la publicité induit en outre une extension de la culture de la gratuité. Nombre de médias peuvent être accessibles gratuitement par les consommateurs parce que les contenus sont financés entièrement par la publicité : télévision hertzienne analogique puis numérique, sites Internet, journaux gratuits, radios… Ainsi apparaissent de nouveaux modèles économiques qui modifient le paysage médiatique et ses équilibres toujours fragiles.
Depuis qu'Émile de Girardin a inventé la presse à bon marché dans les années 1830, les médias vivent de l'argent de leurs acheteurs, de celui de la publicité et de celui de « mécènes » publics ou privés. Selon les époques et selon les médias, ces trois sources de revenus prennent plus ou moins d'importance. Gilles Feyel, à partir des calculs de Girardin confrontés aux sources d'archives, se penche sur les coûts de la presse à bon marché. Si les entreprises médiatiques prospèrent souvent grâce à la satisfaction de leur public, il arrive que la corruption et la vénalité biaise l'économie des médias. Cette réalité fait débat, aussi bien dans le monde anglo-saxon qu'en France, notamment de la Belle Epoque à la Libération. Marc Martin revisite ce qu'il est convenu d'appeler « l'abominable vénalité de la presse française ». à la même époque, Lord Northcliffe, un magnat de la presse britannique étudié par Michael Palmer, tente de gérer au mieux les conflits entre publicité et information. Ce double marché est étudié par Nathalie Sonnac dans une perspective plus contemporaine.
La fragilité de l'économie des médias conduit parfois les entreprises à demander des aides de l'État et à s'organiser en lobbies pour obtenir ces aides : Patrick Le Floch explique cette régulation dans la presse française. Cependant, le marché de la presse en Europe demeure d'une grande diversité, phénomène observé par Henri Pigeat et Jean-Charles Paracuellos. Dans ces évolutions, les journalistes demeurent avant tout des salariés dont Valérie Devillard étudie les rémunérations. Les interventions récentes de la presse gratuite d'information et des fonds d'investissements dans la presse quotidienne sont éclairées par des entretiens avec Pierre-Jean Bozo, président de 20 Minutes, et avec Jean-Clément Texier, conseil financier.
Depuis un quart de siècle, l'essor de la télévision, étudié par Patrick Eveno, a bouleversé le paysage médiatique, d'abord en devenant un secteur publicitaire majeur, puis en s'emparant du cinéma pour en faire un produit d'appel. Laurent Creton fait le point sur les convergences entre cinéma et télévision en France, tandis que Yannick Dehée mesure le rôle des « blockbusters » dans le financement d'Hollywood. La percée fulgurante d'Internet accentue les mouvements économiques dans la sphère médiatique, parce que ce nouveau média demeure pour certaines entreprises un gouffre financier analysé par Danièle Attias, et que, dans le même temps, il favorise l'émergence de nouvelles pratiques et de nouveaux acteurs. Les médias sont ainsi devenus un pôle d'activité où, selon Bernard Miège, Philippe Bouquillion et Claire Morizet, la concurrence cède graduellement la place à la concentration. Enfin, Robert G. Picard examine les conséquences sur les contenus du recours aux formes les plus sophistiquées du management et du marketing. Ce riche dossier, quoique forcément incomplet, laisse augurer de nouvelles transformations dans l'économie des médias. Un combat de titans entre les différents médias et entre les groupes se profile donc en ce début de xxie siècle ; il plonge ses racines dans une histoire pluriséculaire, que nous cherchons à éclairer.