32 - L’attentat, du tyrannicide au terrorisme
Laurent Quisefit
L’écho médiatique d’une action « terroriste » en contexte colonial. L’attentat coréen à Shanghai (1932), entre indifférence et réprobation
Le Temps des médias n° 32, Printemps 2019.L’attentat perpétré à Shanghai le 29 avril 1932 contre les autorités japonaises fut un événement largement publicisé à travers le monde. La presse française, de métropole ou des colonies, diffusa largement la nouvelle, en conspuant généralement cette action « terroriste ». Action d’éclat de la résistance coréenne, l’affaire, suscitant l’indignation unanime du public, desservit généralement la cause de l’indépendance de la Corée auprès des observateurs occidentaux. Cette opération renforça cependant la sympathie des nationalistes chinois pour les patriotes coréens.
par Laurent QUISEFIT
Chercheur associé à l’UMR 8173 Chine, Corée, Japon (CNRS, EHESS, Université Paris-Diderot), directeur scientifique de Lībertās (association franco-coréenne d’étude de l’histoire des mouvements d’indépendance).
Le 29 avril 1932, un Coréen lançait une grenade sur plusieurs officiels japonais présents à une revue militaire donnée autant à l’occasion de l’anniversaire de Hiro-Hito (1901-1989) qu’à celle de la victoire japonaise sur les troupes chinoises lors de l’incident de Shanghai [1]. Après un moment de panique, un individu, malmené par la foule, est appréhendé par les Japonais. La nouvelle d’un attentat ayant frappé les plus hauts responsables nippons fait le tour du monde. L’événement, rabattant ainsi la superbe des Japonais vainqueurs, remettait en lumière un mouvement d’indépendance coréen un peu oublié et consolait les Chinois, profondément humiliés par les combats menés par l’armée nippone. S’insérant à la fin de l’incident de Shanghai, qui risquait de susciter une guerre générale entre le Japon et la Chine, l’attentat eut une résonance internationale qui conforta l’opinion occidentale dans l’idée d’un terrorisme coréen d’arrière-garde, inutile et stupide. Au contraire, en Chine, il attira des sympathies durables envers le mouvement coréen, en pointe dans la lutte contre l’impérialisme japonais. Ce contraste entre deux lectures et deux représentations de l’attentat appelle à une réflexion sur sa médiatisation et sur la problématique de la distance.
Comment la presse française a-t-elle décrit et analysé l’attentat antijaponais perpétré par le Coréen Yun Ponggil [2] à l’occasion des cérémonies de l’anniversaire de l’empereur Hiro-Hito, le 29 avril 1932, à Shanghai ? Cet événement relayé bien au-delà des frontières des pays concernés – comme dans la presse française métropolitaine mais aussi celle des colonies (Chine, Afrique du Nord, Madagascar) –, dessine alors un phénomène de globalisation de l’information. Comment la distance et « l’exotisme » ont-ils déterminé les représentations de l’attentat ? Comment les sociétés occidentales ont-elles perçu une violence politique « orientale » ? Et quel peut être l’écho, dans des sociétés coloniales, d’un attentat visant un rival récent, le Japon de l’ère Meiji qui, dans les années trente, reste perçu comme un concurrent pour une société européenne oscillant entre le thème de la décadence et l’idée que les colonies sont un creuset pour un homme nouveau. Dès lors, un terrorisme anticolonial est-il tolérable et compréhensible ? La presse française peut-elle véritablement saisir la nature de l’attentat et ses enjeux ?
Notre étude repose sur l’analyse d’un corpus de quotidiens français métropolitains – La Croix, Le Figaro, L’Homme libre, L’Humanité, L’Intransigeant, Le Matin, Paris-Soir, Le Petit Journal, Le Populaire, Le Temps –, et de journaux coloniaux – Le Journal de Shanghai, L’Écho d’Alger, L’Effort Algérien, Madagascar Industriel, Le Madécasse, L’Éveil de l’AEF [3]. Dans un premier temps, nous replacerons les actions du mouvement d’indépendance coréen dans le contexte des actions terroristes des années 1920-1930, avant d’analyser la couverture médiatique par la presse française de l’attentat du 29 avril 1932. Il s’agit de saisir en quoi les articles du corpus éclairent la perception occidentale de l’attentat, considéré comme un fait d’armes en Corée [4], et interrogent la pertinence d’une telle stratégie pour la cause coréenne.
La question coréenne, un nationalisme en marge ?
Le mouvement d’indépendance coréen naît en 1919. La Corée, dépossédée de ses affaires étrangères par le Japon au lendemain de la guerre russo-japonaise, est finalement annexée en 1910 par son encombrant « protecteur ». Aucune des puissances occidentales ne proteste, l’action japonaise paraissant offrir aux Coréens les progrès de la Civilisation et du Progrès conquérants, en dépit de tous les traités signés par Séoul avec les occidentaux depuis les années 1880.
La mort du roi Kojong, en janvier 1919, coïncide avec les débuts de la Conférence de la Paix de Paris. Trente-trois intellectuels, encouragés par les principes du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, signent une déclaration d’indépendance dont une lecture publique est faite en plusieurs lieux de Corée. Un anticolonialisme émerge, confronté à la question désormais rituelle posée par Lénine en 1902 : « Que faire ? ». L’option pacifique s’avère rapidement un échec. Les défilés du 1er mars [5] en faveur de l’indépendance sont en effet impitoyablement réprimés par la police japonaise. De nombreux activistes se réfugient à Shanghai, et très symboliquement, dans la concession française et patrie « des droits de l’Homme ». Le mouvement d’indépendance coréen, presque éradiqué dans la péninsule après 1910 [6] est animé, à partir d’avril 1919, par un Gouvernement Provisoire de la République de Corée (GPRC), front politique d’union nationale qui regroupe principalement les exilés de Chine et des États-Unis. Durant cette période, il tente en vain de faire reconnaître sa délégation auprès des puissances alliées réunies à Paris. Ce mouvement est alors partagé entre plusieurs stratégies : d’une part l’action diplomatique et le lobbying, développés surtout aux États-Unis, et, d’autre part, la lutte armée, avec des guérillas en Mandchourie, puis, après 1937, le développement d’une armée coréenne libre.
Miné par les querelles de factions et le calme relatif qui règne en Corée, le GPRC, installé dans la concession française de Shanghai, peine à fédérer pour lutter efficacement contre les menées d’un Japon expansionniste, qui vient en 1931, de s’emparer de la Mandchourie. Aussi Kim Ku, le président du GPRC, décide-t-il de donner une certaine publicité au mouvement, en frappant les plus hautes personnalités japonaises. La bombe du 29 avril éclate dans un ciel qui semblait redevenu serein, et ravive ainsi l’intérêt des journaux pour les bouleversements de l’Extrême-Orient. Il s’inscrit pourtant dans une violence politique ancienne.
Deux décennies de violence politique coréenne
L’action terroriste, geste politique et « coup » médiatique, a souvent pris l’aspect, chez les Coréens, de l’élimination physique des dirigeants ennemis et des collaborateurs. En 1908, à San Francisco, Durham W. Stevens, conseiller de la cour de Corée en 1904 qui avait osé louer l’action du résident-général japonais, était assassiné [7]. L’année suivante, Itô Hirobumi, « le criminel initiateur de la politique impérialiste du Japon en Corée », selon un indépendantiste [8], meurt sous les balles d’An Chunggŭn en gare de Harbin, le 28 octobre. Son frère, An Myŏnggŭn, tenta avec moins de succès d’éliminer le général Terauchi, gouverneur général de Corée [9]. Le 2 septembre 1919, soucieux de venger la répression japonaise du mouvement d’indépendance du 1er mars, un certain Kang tentait d’assassiner le gouverneur général Saitô Makoto. Les années 1920 connurent un regain d’activité, « terroriste » ou « patriotique » selon les positions des observateurs. Le 29 juin 1920, « quelques Coréens ont lancé une bombe dans la direction de M. Mizuno, chef de l’administration civile de Taikou [Daegu], au moment où il partait pour Tokio. M. Mizuno n’a pas été atteint » (Le Petit Journal, 02/07/1920). Le mois précédent, à Tokyo, une bombe avait déjà éclaté devant le bâtiment de la Diète nationale (parlement japonais), sans faire de victimes (Le Petit Journal, 02/06/1920). À Shanghai, le 29 mars 1922, l’ancien ministre de la Guerre, le général Tanaka, subit un attentat : des Coréens manquent leurs tirs mais blessent cinq personnes avant d’être interpellés (Le Petit Journal, 30/03/ 1922). D’autres cas sont recensés en Corée [10]. Enfin, il faut souligner qu’en janvier 1932, le Mikado, c’est-à-dire l’empereur lui-même, échappe à un attentat : un Coréen appartenant au même groupe que Yun Ponggil lance une bombe contre le carrosse de l’empereur, « blessant un cheval » comme le note L’Écho d’Alger (09/01/1932), qui souligne également le manque d’information concernant les mobiles de l’attentat. Le Journal, plus disert, développe en page trois les conséquences de l’attaque ayant provoqué la chute du cabinet Inukai, tout en rappelant que « la tentative criminelle perpétrée par un Coréen est évidemment une protestation nationaliste contre la politique d’expansion du Japon » (09/01/1932). Peut être plus libre que L’Écho d’Alger, ce journal mentionne l’affiliation du terroriste au « gouvernement provisoire coréen » de Shanghai (09/01/1932).
D’une manière générale, ces tentatives tyrannicides ou vengeresses des indépendantistes coréens des années 1920-1930 sont traitées par la presse française de manière minimaliste et sont présentés comme des événements qui, bien que sensationnels, sont le fait d’une actualité lointaine (tableau 1). Dès lors que l’empereur est sauf et qu’il n’y a guère de victimes à déplorer, l’action coréenne vaut autant, sinon moins, que les conséquences de l’incident. En effet, l’attentat contre le Mikado serait resté un obscur fait divers sans la démission du cabinet ministériel japonais. À cet égard, le terrorisme échoue doublement, tant comme attentat que comme publicisation de la cause coréenne.
Le traitement de l’information relative à l’attentat de Shanghai de 1932 produit le même type d’écho : l’action coréenne ne serait qu’un épiphénomène absorbé par la question autrement plus importante de l’apaisement entre la Chine et le Japon – ce dernier s’efforçant de minimiser ces affaires dans la presse occidentale. Si la presse est une arène, l’opinion publique occidentale en constitue l’enjeu.
Le 29 avril 1932, un attentat au loin…
Si la cause indépendantiste coréenne de l’attentat ne « prend pas » en Occident, c’est peut être d’abord parce que la problématique est essentiellement perçue dans une dimension régionale propre à ce monde oriental. Alors que les autorités japonaises de la concession internationale et les commandants du corps expéditionnaire japonais en Chine célèbrent l’anniversaire de Hiro-Hito en même temps que la victoire japonaise dans l’incident de Shanghai, la bombe explose dans la tribune officielle. Le président du GPRC Kim Ku (1876-1949) a choisi cette date symbolique afin de mettre en lumière le mouvement national coréen. Mais si l’action elle-même a été préparée, ses suites n’ont pas été envisagées et Kim Ku devra s’enfuir et se cacher [11]. Aucun plan de repli du GPRC n’a été prévu et la vindicte japonaise poursuit les Coréens jusque dans la concession française, dont les autorités ne peuvent s’opposer à la recherche de « terroristes » réels ou supposés. Plusieurs Coréens en vue, impliqués ou non dans la préparation de l’attentat, sont arrêtés par les Japonais dans la concession, parfois même sans l’aval des autorités françaises, ce qui donnera lieu à de vives protestations diplomatiques [12].
C’est par le biais d’une émotion insérée dans une problématique géopolitique plus vaste que l’attentat acquiert pourtant une véritable résonance internationale, suscitant de nombreux commentaires inquiets et critiques dans la presse étrangère. Intervenant au moment où les négociations sino-japonaises semblaient déboucher sur un accord, l’affaire offre tout son potentiel dramaturgique pour les occidentaux : l’attentat va-t-il relancer le conflit ? Si l’indignation est palpable dans les récits de presse liés à l’événement par leur proximité géographique – les craintes de l’administration coloniale et des milieux économiques dans la presse française en Chine – l’onde émotionnelle est plus contenue dans les journaux des autres colonies.
Indignation dans la presse française en Chine et en métropole
À travers le monde, la réprobation est générale. Le ministre du Japon, Mamoru Shigemitsu (1887-1957), reçoit plus de 400 télégrammes de sympathie tandis qu’à Londres, le Morning Post du 2 mai affirme sa solidarité avec un Japon contraint par le « chaos révolutionnaire de la Chine » à prendre « des mesures énergiques pour la défense de ses nationaux et de leurs intérêts », tout comme ce chaos force la Grande-Bretagne à agir de même aux Indes, va jusqu’à louer « l’esprit de conciliation » du Japon dans l’affaire chinoise (Journal de Shanghai, 03/05). L’affaire suscite une très vive émotion à Shanghai, où l’on craint que l’état de siège ne soit proclamé par les Japonais et que le conflit sino-japonais ne reprenne (les pourparlers étant de facto suspendus en raison de la présence des négociateurs parmi les blessés de l’attentat). Les autorités françaises consentent à procéder à des arrestations de Coréens suspects au sein de la concession française, afin de prévenir les critiques et de préserver le subtil équilibre des communautés à Shanghai. Il s’agit aussi de ménager la susceptibilité des Japonais qui ont démontré leur puissance lors de l’incident de Shanghai.
L’énumération des personnalités blessées joue aussi dans le jugement qui s’opère, d’autant qu’une partie des victimes sont des civils. Ce sont les plus éminents notables présents à Shanghai qui ont été frappés : M. Mamoru [13], ambassadeur du Japon en Chine, M. Murai, consul général à Shanghai, le docteur Kawabata, président de l’association des résidents japonais ; en outre, on dénombre l’amiral Nomura, commandant de l’escadre et le général Shirakawa commandant des forces japonaises à Shanghai [14], ainsi que le général Uyeda, commandant de la 9e division. La presse française, hormis Le Journal de Shanghai (30/04/1932), mieux informé, ne mentionne guère les autres blessés, comme le secrétaire général de l’Association des résidents, Tomono, légèrement atteint, ou un journaliste de l’Ôsaka Mainichi, blessé par des éclats, de même que deux soldats et un marin. Ainsi, les journaux de métropole (Annexe 1), qui consacrent de plus amples développements à l’affaire, réduisent les blessés à six ou huit, légèrement ou plus grièvement atteints. On apprendra le lendemain la mort de Kawabata (Journal de Shanghai, 01/05). Le Matin dénombre quant à lui huit blessés, et mentionne la blessure du photographe de presse. Il précise que c’est sans doute la promptitude des infirmières japonaises qui a sauvé Mamoru dont « le sang coulait à flots d’une affreuse blessure qu’il avait à la jambe », sans quoi il aurait « certainement succombé en quelques minutes » (30/04). D’ailleurs, le bilan aurait pu être bien plus lourd. Outre les 20 000 personnes rassemblées dans le parc, se trouvaient derrière les chefs militaires et les diplomates nippons les « attachés militaires de France, de Grande-Bretagne, des États-Unis et d’Italie ainsi qu’un certain nombre d’envoyés spéciaux et de correspondants européens, qui, par miracle, ne furent pas atteints » (Le Matin, 30/04).
Le vocabulaire employé montre la réprobation : « terrible attentat » (Le Journal de Shanghai), « étrange attentat » et « événement déplorable » dans Le Populaire (quand bien même son ancien directeur politique, Jean Longuet, avait défendu la cause coréenne entre 1919 et 1921 [15]) et affirme clairement le sens de la perception de l’incident. Pour Le Populaire, l’attentat est une péripétie de la guerre en Extrême-Orient, ce qui témoigne au passage de la perception du terro-risme comme une forme de guerre : la nature même du phénomène est encore difficile à saisir et la Société des Nations, en 1937, échouera à proposer un droit commun sur cette question. Le quotidien s’inquiète d’ailleurs des conséquences redoutables de l’affaire. En effet, le gouvernement japonais pourrait saisir l’occasion pour « justifier d’avance une nouvelle expédition militaire à Shanghai et, en tout cas, de nouvelles exigences japonaises à l’égard de la Chine » ; « ne serait-ce pas un nouveau Sarajevo ? » conclut-il (30/04). C’est penser la violence politique au seul prisme occidental, du moins selon la seule expérience et pour les seuls enjeux européens. L’Humanité du 1er mai, malgré l’implication d’un Coréen luttant contre l’oppression de son peuple, dénonce ceux qui feront de l’affaire un prétexte pour accuser l’URSS, comme d’ailleurs Le Temps semble l’avoir suggéré en mentionnant des « éléments russes ». Ainsi, la lecture géopolitique des tensions en Asie se fait à travers le prisme d’une analyse très européo-centrée.
Dans Le Journal, on n’hésite pas à renforcer le sensationnel. Si le titre de la Une reste très descriptif (« Une bombe est lancée à Changhaï dans une tribune officielle au cours d’un défilé militaire japonais »), un sous-titre aguiche le lecteur en annonçant qu’un Coréen, « lynché par la foule, meurt de ses blessures » (30/04), là où d’autres journaux indiquent simplement qu’un Coréen a été sérieusement malmené par la foule (Le Petit Parisien, 30/04), ce que confirme Le Journal de Shanghai du même jour. Un autre détail renforçant l’indignation est repérable dans Le Journal (30/04) : on y apprend que le terroriste s’était caché sous l’estrade et a déclenché sa bombe au moment où les enfants des écoles chantaient. Cette information provient en réalité d’une dépêche de l’agence japonaise Rengo [16] (Le Populaire, 30/04), afin de discréditer l’auteur de l’attentat ; celui-ci,– par lâcheté ? –, se serait camouflé (ce qui paraît pourtant impossible au vu du service de sécurité présent autour de la tribune [17]). La mention des enfants donne un caractère particulièrement odieux à l’attentat, qui pourtant ciblait surtout des militaires. Ces ajouts émanant des médias japonais construisent un récit alternatif de l’événement à des fins de propagande, cherchant à fabriquer l’attentat dans sa dimension narrative.
Le Journal se consacre également aux détails techniques : la bombe artisanale consistait en un « morceau de tuyau de fonte de 45 centimètres de long, chargé avec un explosif de faible puissance. Une bombe de bonne fabrication tombant au milieu de groupe des officiels aurait sans doute tué plusieurs personnes » (30/04). Yun Ponggil s’inquiétait d’ailleurs de sa montre et du mécanisme de la bombe [18]. L’autre engin en sa possession ne fut d’ailleurs pas utilisé, détail noté par plusieurs quotidiens.
Echo dans la presse coloniale : du Journal de Shanghai au reste des journaux coloniaux
Réservée à un public assez restreint (l’administration coloniale, les coloniaux, voire l’élite indigène cultivée), la presse coloniale reste relativement confidentielle. Elle relaie cependant, avec plus ou moins de précision, les informations nationales et internationales (Annexe 2). Madagascar, industriel, commercial, agricole (30/04), informe ainsi ses lecteurs par un court encart :
« L’ATTENTAT DE HONG-KEW
Shanghai, 29 Avril. L’attentat contre les officiels japonais fut commis par un Coréen du nom de Yiuhokito pendant la célébration de l’anniversaire de l’Empereur du Japon sur la place de Hongkew Park. Alors que les enfants des écoles japonaises chantaient l’hymne national, le Coréen, qui s’était caché sous l’estrade officielle, lança une grenade sur l’estrade où se tenaient les notables japonais. »
L’occurrence des mots et de certaines phrases fait penser aux articles plus copieux publiés ailleurs, par exemple par Le Journal du même jour. La date de parution de Madagascar… vient d’ailleurs renforcer l’idée que le travail de synthèse d’articles parus ailleurs est une routine de l’écriture journalistique dans cette catégorie de presse.
Si la palme du laconisme revient à la feuille catholique L’Effort Algérien du 6 mai, qui condense l’événement en trois lignes, Le Courrier d’Éthiopie, journal en français d’Addis Abeba, mentionne indirectement l’information (06/05). D’autres journaux sont plus diserts, tel L’Écho d’Alger, le grand quotidien d’Afrique du Nord, qui consacre de plus longs développements à l’affaire. Moins conservateur, il pose un regard tardif mais critique sur l’affaire de Shanghai. L’Eveil de L’A.E.F., journal de Brazzaville, entend surtout dénoncer les outrances pro-japonaises du gouverneur honoraire des colonies M.G. Mahé, dont les propos, publiés dans la Gazette coloniale, sont rappelés :
« À l’heure actuelle, les fauteurs de troubles … puisent dans les feuilles révolutionnaires … une folie de meurtre qui les entraîne à des actes aussi horribles qu’inutiles. Car rien heureusement n’arrêtera le Japon dans sa tâche de maintenir l’ordre partout où flotte son drapeau et d’imposer le respect de ses droits résultant des traités. … C’est ainsi que les peuples restent grands et forts et après avoir gagné la paix, peuvent servir l’humanité et la civilisa-tion » (M. G. Mahé, cité par L’Éveil de l’AEF, 11/06 [19])
Ce à quoi L’Éveil répond, étonnant par sa liberté de ton et sa critique acerbe :
« Il nous semble que c’est aller un peu loin ; autrefois, quand le Japon s’adjugea la Corée, c’était aussi, sans doute, pour servir l’humanité et la civilisation. … Après la Corée, la Mandchourie. … Tout cela après tout, n’aurait pas grande importance si des milliers de femmes et d’enfants ne payaient les pots cassés, exactement comme chez nous en 1914. […] M. Mahé oublie de signaler, à titre documentaire, le nombre de civils, le nombre de ces femmes et de ces enfants, auxquels ses amis japonais ont mis des balles dans la peau, comme c’est le triste privilège, d’ordinaire, des peuples “grands et forts”. » (11/06)
Au fond, ce sont surtout les jugements excessifs portés par le sieur Mahé qui sont ici critiqués, et non l’attentat lui-même. L’article semble cependant relativement hostile au Japon. Il s’agit de l’un des rares articles montrant une compréhension objective de l’action coréenne. Plus généralement, dans la presse de Madagascar, l’épisode appartient aux nouvelles d’Extrême-Orient ou se rattache à la Mandchourie. L’Éveil de l’AEF, quant à lui, inscrit l’événement dans « l’affaire de Shanghai » et dans le conflit sino-japonais. Seul L’Écho d’Alger, qui se rapproche, par son tirage et ses moyens d’investigation, des grands quotidiens de métropole, peut traiter l’affaire plus sérieusement et appelle directement le lecteur à s’intéresser à Shanghai. Les journaux de Madagascar, modestes feuilles régionales, ou encore L’Effort Algérien, traitent l’information très superficiellement, preuve que leurs intérêts sont bien éloignés de Shanghai et de la Chine.
Sans surprise, c’est Le Journal de Shanghai qui s’attarde le plus sur ce sujet aux dimensions locales, dont l’issue est cruciale pour son lectorat d’administrateurs et de marchands, car la crainte d’une reprise des hostilités est dans tous les esprits. Organe des intérêts français en Extrême-Orient, Le Journal de Shanghai défend une vision mercantile et industrieuse, fondée sur les bonnes relations de toutes les communautés de Shanghai. Aussi est-ce sans surprise qu’il condamne avec une grande fermeté l’attentat. L’article « un terrible attentat au Parc de Hongkew à la fête de l’empereur du Japon » (30/04, doc. 1), occupe quatre colonnes à la Une, deux autres colonnes étant consacrées pour l’une à la question des négociations sino-japonaises à Shanghai, pour l’autre aux débats sur le conflit sino-japonais à la Société Des Nations (30/04). Le Journal de Shanghai poursuit plus étroitement que les autres périodiques la couverture des suites de l’attentat au cours du mois de mai, jusqu’à ce que l’actualité ne le conduise à d’autres informations.
La critique de l’attentat s’accompagne souvent de déformations, voire d’inventions et de rumeurs, qui sont, dans une certaine mesure, autant de moyens d’instrumentaliser l’affaire. Comme dans Le Journal en métropole, Madagascar ICA évoque l’auteur de l’attentat qui se serait « caché sous l’estrade officielle », pour déclencher son engin au moment où « les enfants des écoles japonaises chantaient l’hymne national » (Madagascar ICA, 04/05) ; pas un mot n’est dit de la grande parade militaire qui constituait l’essentiel de la cérémonie. Il est vrai que le journal a un faible tirage et dispose sans doute de peu de moyens comparé aux journaux coloniaux plus importants, comme L’Écho d’Alger.
Mais en règle générale, la presse coloniale traite plutôt l’affaire de Shanghai comme un lointain fait divers, et ne développe guère l’information. En effet, les moyens de ces publications ne leur permettent guère de consacrer beaucoup de ressources à cette nouvelle, trop éloignée des préoccupations de leurs abonnés
Qualification de l’auteur de l’attentat et implication de la cause nationaliste
Le nom de Yun Ponggil (1908-1932) apparaît sous une grande variété de formes, selon que la transcription japonaise ou chinoise de son nom est privilégiée. L’auteur de l’attentat est donc « un Coréen, âgé de 25 ans, nommé Yinokitsu, employé dans une blanchisserie » pour Le Journal, mais appelé Yuhokitsu pour L’Écho d’Alger ; son nom devient Yiuhokito (Madagascar, 04/05). Le Journal de Shanghai (30/04) préfère donner deux versions du nom de l’assaillant : In Fong-su en chinois, et In Hokitou en japonais. Le Matin propose Yintsuengkee, de même que L’Homme Libre (30/04), tandis que L’Humanité le tient pour un certain Feng Ki, ouvrier de son état (01/05). Le Petit Parisien (30/04), de son côté, avance le nom de Yinnokitsu, en précisant qu’installé depuis huit mois à Shanghai, il travaillait dans une blanchisserie chinoise de la concession française, fait repris par plusieurs quotidiens. Ces divergences tiennent à la méconnaissance des langues considérées autant qu’aux conditions de prise de notes dans lesquelles travaillent les reporters. Yun Ponggil, « relevé inanimé sur le sol, la figure en sang et les vêtements lacérés » (Journal de Shanghai) après avoir été malmené par la foule, sera arrêté par la police militaire japonaise (doc. 2), transféré au Japon et finalement condamné à mort puis exécuté à la fin de l’année [20]].
La responsabilité du GPRC est souvent avancée dans les articles. « L’attentat était l’oeuvre d’une organisation coréenne » annonce Le Matin (30/04). « L’instigateur du crime, qu’on recherche, serait Li Yupei, membre du gouvernement provisoire coréen » indique L’Ouest-Éclair (30/04) qui précise que l’auteur de l’action est « membre du parti pour l’Indépendance de la Corée », information identique pour Le Matin qui se nourrit sans doute aux mêmes sources. L’Ouest-Éclair ajoute que la police japonaise a découvert que l’auteur de l’attentat était en relations avec « le président d’un comité révolutionnaire coréen, installé […] dans la concession française » ce qui est probablement une allusion à Kim Ku, véritable instigateur de l’attentat, dont le nom n’est jamais cité. La mention du gouvernement des exilés coréens apparaît aussi dans L’Écho d’Alger. L’Humanité va plus loin, rappelant que l’attentat « a ses causes dans l’oppression japonaise en Corée, dans le puissant mouvement de libération qui soulève les masses travailleuses de Corée », et signale l’appartenance du « jeune ouvrier Feng-Ki » au parti pour l’indépendance de la Corée (01/05).
Le Journal de Shanghai, plus proche de l’événement et directement scruté par les Japonais, écrit en prenant des précautions de langage à travers le recours aux guillemets : « Il semble que le complot ait été ourdi par un comité s’intitulant “le gouvernement provisoire de Corée” » (30/04), formulation qui semble ôter toute légitimité aux résistants coréens. Le contexte de l’incident de Shanghai inquiète d’ailleurs de nombreux observateurs, qui craignent un nouvel embrasement du conflit sinojaponais du fait des liens de Yun Ponggil avec certains milieux chinois. La responsabilité coréenne semble au final éloigner cette perspective.
Si l’action de Yun Ponggil a des conséquences funestes pour les réfugiés coréens de la concession française, bientôt poursuivis par les polices française et japonaise, elle remplit aussi partiellement son rôle « publicitaire », puisque la presse chinoise relaya abondamment la nouvelle, suscitant la sympathie des Chinois pour les activistes coréens. En janvier 1932, le Guomin ribao, organe du Guomindang, avait loué le tyrannicide manqué de Tokyo, sous le titre « Le Coréen Yi Pong-Ch’ang tire sur l’empereur du Japon mais échoue [21] ». Le siège du Guomin ribao à Shanghai fut rasé en représailles par les autorités japonaises, jugeant l’article insultant pour le Japon. Le Guomin avait eu l’imprudence de signaler que l’attentat avait « malheureusement » raté. Selon une étude coréenne, l’action de Yun Ponggil amena Chang Kai-chek (Jiang Jieshi) à accorder une attention plus bienveillante au mouvement d’indépendance coréen. Chang loua dans son journal le sacrifice de Yun, qui aurait dû faire réfléchir les Japonais et aida par ailleurs les réfugiés du GPRC à s’établir à l’intérieur des terres [22]. L’éclatement de la guerre sino-japonaise, en 1937, rapproche encore le GPRC de Chang Kai-chek, sans permettre la reconnaissance formelle par la Chine du mouvement. Malgré la réprobation internationale de l’attentat de Yun Ponggil, celui-ci avait réussi à s’attirer la sympathie des nationalistes chinois, ce qui n’était pas une moindre victoire. L’opération organisée par Kim Ku, idéalisant peut-être la sûreté du sanctuaire de la concession française, eut des conséquences multiples. Elle frappa au cœur les hautes autorités japonaises de Shanghai, apportant certes un renouveau d’attention envers un mouvement d’indépendance coréen quelque peu endormi, mais ne convainquit nullement les autres observateurs.
Intervenant à la fin de l’incident de Shanghai, l’attentat du 29 janvier connut une publicisation importante à travers le monde [23]. Cependant, l’action fragilisa la situation du gouvernement coréen de Shanghai. Pour des raisons de sécurité, aucune des personnalités du mouvement n’avait été prévenue. Différents leaders de la communauté coréenne, comme An Chang-ho (1880-1938) qui n’étaient pourtant pas impliqués dans l’attentat, furent arrêtés dans la concession française. Le GPRC contraint d’abandonner Shanghai, commença une longue errance dans l’intérieur de la Chine, jusqu’à Chungking, la capitale de Chang Kai-chek pendant la guerre sino-japonaise.
Conclusion
L’action d’éclat, qui devait rappeler au monde le droit de la Corée à l’indépendance et à la souveraineté, apparut dans les journaux français comme un épisode ponctuel de l’instabilité de l’Asie. L’affaire apparaît avant tout comme une péripétie liée à la Chine ou aux manœuvres de l’URSS dans la région, mais non au mouvement d’indépendance coréen. Si les informations internationales et les reportages sur les guerres étrangères occupent une place croissante dans les journaux français depuis la fin du XIXe siècle, elles ne peuvent toutefois concurrencer les événements de métropole. Les faits survenus en cet Extrême-Orient mouvant et compliqué furent vite remplacés par d’autres actualités plus proches des préoccupations immédiates des Français (assassinat du Président Paul Doumer le 7 mai 1932, campagne des élections législatives). Dès lors que le conflit sino-coréen n’était pas réactivé, les suites de l’attentat du 29 avril passèrent au second plan, les conséquences de l’attentat n’intéressant plus guère. Seules les questions d’équilibre des relations à Shanghai et de la bonne marche du commerce importaient. Aussi est-ce sans surprise que Le Temps, organe officieux du quai d’Orsay, préféra s’intéresser aux débats de la SDN et à l’état de l’opinion publique japonaise (01/05/1932). Quelques voix marginales soulevèrent pourtant la question du droit d’asile face aux arrestations arbitraires de Coréens innocents [24].
La violence, phénomène inattendu qui vient interrompre le quotidien, confère à l’évènement une extraordinaire intensité, nourrie par l’horreur de l’action terroriste et des interrogations quant à ses mobiles et ses conséquences. Cette rupture, parce qu’elle touche des personnalités ou engage des communautés, nourrit l’information. Mais l’action d’éclat doit s’avérer particulièrement retentissante pour s’imposer dans un monde ouvert à une globalisation des nouvelles. À défaut d’avoir sensibilisé le public occidental à la cause indépendantiste coréenne, connue d’une poignée de spécialistes de l’Asie et de diplomates attentifs, le sacrifice de Yun Ponggil, héros national en Corée (un monument lui est aussi consacré à Shanghai) a surtout eu pour conséquence de favoriser le rapprochement des nationalistes coréens avec le Guomindang. Sur le plan international, il a au contraire durablement desservi la cause coréenne. Au fond, le sens politique et historique de l’attentat façonné à travers son écho médiatique semble importer bien plus que l’attentat lui-même.
Bibliographie
Hwang Min-ho, Hong Sŏn-Pyo, Sam-il undong chikhu mujang t’ujaeng gwa oegyo hwalt’ong (La lutte armée et les activités diplomatiques après le Mouvement du 1er mars), s.l. [Corée du Sud], 2008.
L. Quisefit, « Le Gouvernement Provisoire de la République de Corée et la création de Forces Coréennes libres », Cahiers du CEHD, n°18, 2002, p. 80-103.
Yi Chae–ryŏng, « Sanghai sabyŏn gwa Yun Ponggil ŭigŏ ŭi Han-Chung kongdong hangjŏn » (« L’action patriotique de Yun Ponggil et la résistance commune de la Chine et de la Corée après l’incident de Shanghai du 29 janvier »), Gunsa (Histoire militaire), 2016, p. 241-283.
Annexes
[1] Les Japonais débarquèrent des troupes de marine le 29 janvier 1932 après que des moines bouddhistes aient été molestés. La résistance chinoise demanda l’intervention de renforts de l’armée de terre à partir du 7 février. On engagea de l’artillerie et de l’aviation. Ce n’est que le 14 mars qu’un armistice temporaire mit fin aux combats.
[2] Nous suivons l’usage coréen, dans lequel le nom précède le prénom. Idem pour les noms chinois et japonais.
[3] Nous nous fondons surtout sur les périodiques disponibles sur Gallica.fr
[4] Cho Pŏm-nae, Kim Ku ŭi Saeng’ae wa Tongnip undong (La carrière de Kim Ku et le Mouvement d’indépendance), s.l. [Corée du Sud], Tongnip kinyŏmkwan, 1992.
[5] F. Baldwin, « Participatory Anti-Imperialism : The 1919 Independence Movement », The Journal of Korean Studies, Vol. 1, 1979, p. 123-162.
[6] Une guérilla se développa suite à l’abdication forcée du roi Kojong des mains des Japonais, en 1907. L. Quisefit, « La Guérilla en Corée », in Jean Baechler, Olivier Chaline (dir.), La Bataille, Paris, Hermann, 2018, p. 167-187.
[7] C. J. Eckert et al., Korea, Old and New. A History, Ilchogak Pub., Harvard University Press, Cambridge, 1990, p. 238.
[8] Seu Ring-Hai, Autour d’une vie coréenne, Paris, Agence Koréa, 1929, p. 170.
[9] K. Pratt, Everlasting Flower : A History of Korea, Londres, Reaktion Books, 2006, p. 236.
[10] Cho Han-sŏng, Han’guk-ŭi Rejist’angsŭ (La Résistance coréenne), Séoul, Aenggak chŏngwŏn, 2016.
[11] Cho Pŏm-nae, op. cit.
[12] Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Asie Océanie, Chine, consulté en coréen dans Taehanmin’guk imisi jŏngbu charyojip (Recueil de Documents sur le Gouvernement Provisoire de la République de Corée). http://db.history.go.kr consulté le 14 janvier 2019.
[13] Il sera ministre des Affaires étrangères du Japon de 1943 à 1945.
[14] Il mourra de ses blessures le 26 mai.
[15] La Corée Libre, n°10, mai 1921 (mensuel confidentiel publié par la mission coréenne en France).
[16] Nihon Shimbun Rengosha ou « Société de Presse associée », en abrégé Rengo.
[17] Taehan min’guk imsi chŏngbu charyojip (Documents du Gouvernement Provisoire de la République de Corée), Vol. 26, Institut national d’Histoire de Corée, 2012.
[18] Cho Pŏm-nae, op. cit., p. 74.
[19] Nous n’avons pu retrouver l’original.
[20] Voir l’article (en coréen) du journal DongA de Séoul annonçant la mort de Yun : [http://news.donga.com/Culture/more2...>http://news.donga.com/Culture/more2...
[21] Cho Pŏm-nae, op. cit., p. 68.
[22] Bae Kyoung-han, « Chiang Kai-shek, a monumental Chinese leader who advocated Korean independence », Korea Herald, 16/11/2015.
[23] « Bomb Thrown in Shanghai », The Sydney Herald, 30/04/1932.
[24] « Et le droit d’asile ? », L’Oeil de Paris, feuille hebdomadaire paraissant le samedi (sans date), 1932.