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01 - Interdits. Tabous, transgressions, censures

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Dominique Cardon

Droit au plaisir et devoir d’orgasme dans l’émission de Menie Grégoire

Le Temps des médias n°1, automne 2003, p.77-94.

Comment en est-on venu à évoquer des questions relatives à l’intimité sexuelle des personnes sur les ondes radiophoniques dans les années 1970 ? À partir du programme radiophonique « Responsabilité sexuelle » animée par Menie Grégoire sur les ondes de RTL de 1967 à 1980, cet article analyse la manière dont le public de l’émission s’est approprié les nouvelles normes de comportements sexuels promues par l’animatrice. La formulation publique du droit au plaisir sexuel et les différents savoirs qui ont été constitués pour traiter les dysfonctionnements sexuels participent-ils d’un processus de rationalisation des comportements ou bien, la mise en avant du plaisir sexuel dans l’espace public procède-t-elle de l’affirmation de nouveaux droits, notamment pour les femmes, et est-elle le support d’un processus d’émancipation ? L’étude des courriers adressés à l’animatrice montre que la question de l’épanouissement sexuel est une ressource pour renégocier les rapports de force au sein du couple. englishflag

Comment en est-on venu à Ã©voquer l'intimité sexuelle des personnes sur les ondes radiophoniques dans les années 1970 ? Comment s'est déployé dans l'espace public un discours normatif prônant l'épanouissement sexuel et le droit au plaisir ? Faut-il d'abord y voir un instrument de rationalisation et de domestication des comportements sexuels, un processus disciplinaire et orthopédique de mise en conformité des désirs ? Ou bien, la mise en avant du plaisir sexuel dans l'espace public procède-t-elle de l'affirmation de nouveaux droits, notamment pour les femmes, et est-elle le support d'un processus d'autonomisation et d'émancipation ? Le débat né dans les années 1970, dans le prolongement de La volonté de savoir de Michel Foucault, sur l'imposition de nouvelles normes de comportement sexuel est aujourd'hui relancé par des essais critiques, d'inspiration parfois conservatrice, mettant l'accent sur la dimension aliénante du mouvement de libération sexuelle [1]. Sans chercher ici à entrer dans la polémique, on se propose d'observer empiriquement la manière dont un discours sexologique normatif s'est introduit, à partir du début des années 1970, et par le truchement de la radio et de la presse féminine, dans le commerce des corps. Or, dès que l'on prête attention aux modalités concrètes d'appropriation des discours médiatiques, les situations apparaissent beaucoup plus ambivalentes que ne le supposent avocats ou procureurs de la libération sexuelle. Il ne s'agit plus tellement de savoir si la sexualité s'est trouvée rationalisée ou libérée, mais plutôt de comprendre comment l'introduction dans l'espace public, mais surtout dans l'espace des relations inter-individuelles, de questions demeurées longtemps silencieuses ou qui ne se disaient pas dans le même langage, a pu redéfinir les exigences et les attentes à l'égard de la vie de couple. Le spectre des transformations induites par le fait de les rendre publiquement discutables montre combien la réduction à la seule alternative rationalisation/libération est réductrice.

Le programme radiophonique de Menie Grégoire sur RTL constitue à cet égard un terrain particulièrement intéressant. Il a eu lieu pendant la période de constitution et de mise en place d'un nouveau type de discours public sur la sexualité dont il sera l'un des principaux relais dans les médias de masse. La revendication d'un droit au plaisir et la promotion de spécialistes du plaisir sexuel dispensant conseils et traitements, ont trouvé un espace particulièrement accueillant dans la très populaire émission de Menie Grégoire qui a su épouser, sur ces questions comme sur d'autres, les transformations de la société française des années 1970 [2]. Par ailleurs, ce programme radiophonique a généré une archive considérable faite des milliers de lettres adressées à l'animatrice sur toute la période de l'émission. Le soin qu'a porté Menie Grégoire à la conservation de ce matériel unique pour l'histoire des mentalités permet aujourd'hui d'étudier ensemble la mise en forme par le dispositif radiophonique d'un discours sur la sexualité et les modalités de sa réception par le public de l'émission [3].

La première émission sexuelle radiophonique

Le programme radiophonique de Menie Grégoire s'est étendu de 1967 à 1981 sur les ondes de RTL, et a connu, notamment dans la période 1967-1975, un succès sans pareil [4]. L'émission avait lieu tous les jours en direct en début d'après-midi pour une durée d'une demi-heure à une heure selon les périodes. L'animatrice commençait par lire une lettre qu'elle commentait avant de prendre des appels d'auditeurs avec lesquels elle dialoguait pendant 6 à 9 minutes. À cette émission « traditionnelle », Menie Grégoire ajouta une seconde émission d'une demi-heure à partir d'octobre 1973 intitulée « Responsabilité sexuelle ». Le sexe avait fait son entrée dans les magazines féminins depuis le début des années 1960. Sous une forme alors très allusive, la courriériste du cœur de Marie-Claire, en 1960, intitulait un de ses articles « L'amour qu'il faut avoir le courage d'appeler physique » [5]. Dans Elle, et de manière tout aussi euphémisée, Menie Grégoire publia un article sur le plaisir féminin en 1966, juste avant que ne commence sa carrière radiophonique. Aussi les questions de sexualité étaient-elles présentes dès les premiers moments de son émission en 1967. En novembre, l'animatrice conseillait déjà Ã  ses auditrices des ouvrages d'éducation sexuelle [6]. Certains appels d'auditrice faisaient de la mésentente sexuelle une explication de la dégradation de la relation conjugale, comme cette conversation du 2 janvier 1968 qui a été enregistrée dans le carnet noir rempli quotidiennement par Menie Grégoire, après chacune de ses émissions. La mention suivante : « C'est une bachelière. L'homme a un doctorat, il devrait travailler la question sexuelle comme il a travaillé pour sa thèse » [7].

L'autonomisation des confidences sexuelles

Cependant, durant les premières années du programme, de 1968 à 1970, c'est principalement la question de l'expérience sexuelle avant le mariage qui est abordée (thème central qui disparaîtra presque complètement après 1970 [8]) et, de façon liée, les thèmes de la contraception et de l'avortement. L'intimité sexuelle n'est alors évoquée que de façon très discrète, à travers des descriptions elliptiques et des sous-entendus. La mise en récit « technique » des pratiques sexuelles reste encore assez rare dans le corpus des courriers adressés à Menie Grégoire [9]. Ce n'est que peu à peu, à la charnière de l'année 1970 notamment, que les questions relatives à l'expérience sexuelle proprement dite prennent forme et se multiplient dans l'émission traditionnelle de l'animatrice. Dans Marie-Claire, sous un mode toujours assez euphémisé, Menie Grégoire écrit en 1969 un article sur la frigidité intitulé « Un homme, une femme et le problème dont on ne parle pas » [10]. Les enquêtes statistiques réalisées par l'équipe de l'émission soulignent l'importance croissante dans le courrier des interrogations relatives à la sexualité. Celles-ci apparaissent aussi de façon plus « autonome » par rapport aux autres dimensions de la vie conjugale évoquées dans les courriers. L'ajout de nouvelles catégories dans le thésaurus que construisent les assistances de l'animatrice pour ranger les centaines de lettres adressées à RTL, en témoigne. En 1970, elles créent ainsi les index « Éjaculation précoce », « Impuissance » et « Pornographie ». Au début de 1972, Menie Grégoire consacre une quinzaine entière à la masturbation. La sexualité prend progressivement une place grandissante dans son courrier. Elle est aussi omniprésente dans l'actualité de l'époque. Le tract du docteur Carpentier qui circule dans les écoles pour appeler à la mise en place de cours d'éducation sexuelle fait scandale [11]. La pornographie au cinéma et l'affichage érotique dans l'espace public suscitent débats et controverses. Percevant l'émergence de ce nouvel enjeu, sur lequel sont de plus en plus fondés les éditoriaux des magazines, la direction de RTL incite l'animatrice à créer une émission spécialisée sur la sexualité à la rentrée de l'automne 1973. Il s'agit d'innover en créant la première émission radiophonique mettant en onde la sexualité des auditeurs, tout en donnant à ce nouveau programme des gages de sérieux médical et de responsabilité morale, pour devancer les protestations qui pourraient naître dans la fraction conservatrice de l'auditoire et contrer les réticences exprimées au sein du conseil d'administration luxembourgeois de l'antenne [12]. Pour la direction de RTL, il ne saurait donc être question de demander aux auditeurs de parler de leur sexualité sans prévoir de solides garde-fous.

En premier lieu, le lancement de « Responsabilité sexuelle » prend prétexte de l'entrée en vigueur concomitante de la circulaire Fontanet qui inscrit l'éducation sexuelle dans les programmes scolaires. Les trois premières émissions du programme sont placées sous les auspices des meilleures autorités. Elles bénéficient successivement de la caution de Joseph Fontanet, ministre de l'Éducation, de Mgr Honoré, évêque d'Evreux et membre de la commission épiscopale du monde scolaire, et du pédiatre Robert Debré, membre de l'Institut. Ils parrainent en quelque sorte le programme en insistant sur l'importance d'une meilleure information sexuelle dans la société française des années 1970. Précaution insuffisante cependant, puisque les éditorialistes de la presse conservatrice condamnent l'émission dès ses débuts en parlant de « radio sans culotte » [13]. Des auditeurs écrivent aussi en nombre à l'animatrice pour dénoncer ou soutenir son programme [14]. La nouvelle émission sexuelle suscite le déchaînement des critiques conservatrices. On déclare que ce qui se dit à l'antenne est « affreux », « ridicule » et « dégoûtant » et que les « nouveaux sexologues sont des obsédés sexuels » [15]. Second garde-fou d'importance, l'émission n'a plus lieu en direct, mais en différé. Les enregistrements sont écoutés avant diffusion par un programmateur dépêché par la direction de RTL, afin de contrôler les éventuels dérapages dans l'expression des auditeurs.

Prêtres, psychanalystesn et sexologues

Dernière modification d'importance dans le dispositif traditionnel de l'émission, Menie Grégoire n'est plus seule dans sa conversation avec l'appelant ; elle est accompagnée d'un expert, toujours de sexe masculin, afin de présenter un couple à l'antenne et mettre ainsi en scène un discours didactique et médical. La confidence est féminine, la parole d'expertise, masculine.

Menie Grégoire mobilise trois figures d'experts pendant toute la durée de l'émission sexuelle : des prêtres, des psychanalystes et des sexologues. Ces trois catégories d'experts reproduisent de façon quasi idéale la configuration du nouveau « marché de l'offre de médiations symboliques » qui émerge dans le courant des années 1970 [16]. Procédant d'une transformation de l'espace de la confession personnelle, l'apparition d'un « champ de cure des âmes élargi » [17] marque en effet la transformation du champ religieux et l'affaiblissement de l'autorité symbolique du prêtre dans sa concurrence avec le corps médical. Psychanalystes, professeurs d'expression corporelle, conseillers de vie, travailleurs sociaux, psychologues, sexologues et médecins de diverses espèces disputent alors aux clercs traditionnels le monopole de « la manipulation symbolique de la conduite de la vie privée » [18]. Ils proposent des visions du monde concurrentes sur les questions de la santé, de la guérison, de la sexualité, de la cure des corps et des âmes. Cette transformation se signale aussi par le recours massif aux savoirs positifs et à une légitimité scientifique qui vient contredire les systèmes normatifs mis en œuvre par l'Église pour exercer son contrôle sur la vie privée.

Ce sont d'abord les milieux sociaux de la nouvelle bourgeoisie intellectuelle dotée d'un fort (et récent) capital culturel acquis dans l'enseignement supérieur, sous l'effet de la démocratisation scolaire, qu'attirent ces nouveaux services : ils proposent une « religiosité de virtuose » [19] et qui s'engagent fortement dans ce travail de transformation de la demande de cure des âmes en « autogestion spirituelle ». Avec la généralisation des officines de psychothérapies, ces nouveaux savoirs conquièrent de nouveaux publics, les classes moyennes en premier lieu, puis, à travers l'intense promotion de leurs activités dans les médias, les classes populaires. Les nouveaux professionnels de l'intimité, sexologues et psychothérapeutes en tête, se livrent alors à une intense concurrence pour redéfinir les compétences et les savoirs permettant de prendre en charge les souffrances personnelles et attirer de nouvelles clientèles.

Les experts, que convoque Menie Grégoire pour mettre en onde son émission, illustrent de façon exemplaire cette recomposition des expertises. L'animatrice, en effet, invite à la fois des psychanalystes (les docteurs Donnars, Solignac ou Atlan), des prêtres (son frère, l'abbé Laurentin, le père Cocagnac), des spécialistes de toutes sortes de psychothérapies (sophrologues, spécialiste de la transe, de la gestalt, du psychodrame, etc.) et surtout des sexologues (les docteurs Meignant, Solignac, Laury, Pasini, etc.). Même si, par sa formation et sa pratique personnelle de l'analyse, Menie Grégoire a sans conteste une préférence pour les psychanalystes, ce sont les sexologues qui exercent l'influence la plus forte sur l'émission sexuelle. Parmi eux, Michel Meignant joue un rôle décisif dans la mise en place du marché des sexothérapies en France dans les années 1970. Ce médecin, qui s'est initié à la nouvelle sexothérapie comportementaliste sur la côte ouest américaine [20] dirige, en 1972, la traduction de l'ouvrage de William Masters et Virginia Johnson, Les mésententes sexuelles [21]. Il s'est vu confier le courrier des lecteurs d'Union, la nouvelle revue « des rapports humains », dont le premier numéro paraît cette même année. Michel Meignant rencontre Menie Grégoire à l'occasion du tournage d'un film qu'il a consacré aux nouveaux développements de la sexologie, Sexologos (sorti en octobre 1973), pour lequel il avait souhaité filmer l'émission de RTL. En novembre 1973, il ouvre un forum de sexologie et un enseignement à la faculté de Vincennes, cours qui fait scandale à la suite d'un article du Nouvel Observateur s'étonnant du caractère peu conventionnel des débats et des exercices proposés aux étudiants. Il est présent quasi quotidiennement aux côtés de l'animatrice de 1973 à 1976, puis monte une émission concurrente sur Europe 1, « Une femme, un homme », avec Hélène Bernard et Pierre Dumayet.

Le pouvoir des sexologues

Parmi les recompositions à l'œuvre au sein de ces nouvelles sciences de la personne intime, l'une des plus notables est l'ascendant pris par les sexologues sur les psychanalystes dans le traitement des difficultés sexuelles [22]. La concurrence, qui oppose depuis le début du XXe siècle ces deux corps concurrents de spécialistes, a d'abord profité aux psychanalystes, qui ont revendiqué l'invention première de la « science du sexuel » (Freud), en dépit des travaux pionniers de R. Kraft-Ebing ou d'Havelock Ellis. Cependant, les travaux de W. Reich sur La fonction de l'orgasme (1927-1942) donnent une autorité et une légitimité nouvelle aux sexologues. C'est, en effet, une véritable « sexothérapie » qui se constitue dans l'après-guerre, avec la grande enquête d'Alfred Kinsey sur Le comportement sexuel de l'homme [23], dont s'inspire le rapport Simon en 1971 [24], et le développement d'un espace thérapeutique autour des travaux de William Masters et Virginia Johnson [25]. Cette nouvelle sexologie impose l'orgasme comme concept cardinal de la discipline. Celui-ci devient le pivot, l'instrument fédérateur des diverses définitions du comportement sexuel.

Alors que Freud déclarait ne pas être en « possession d'un signe universellement reconnu et permettant d'affirmer la nature sexuelle d'un processus » [26], Alfred Kinsey, sur la base des travaux de Reich, fait de l'orgasme l'unité de mesure, physiologiquement objectivable, du comportement sexuel. La sexologie entre ainsi dans l'ère behavioriste. Elle devient une orgasmothérapie et se concentre sur le fonctionnement et le dysfonctionnement des relations sexuelles ordinaires, abandonnant à d'autres les recherches sur des aspects périphériques (contraception, avortement, maladies vénériennes) ou déviants de la sexualité (comme les « perversions »). À la différence de la cure analytique, les sexologues conduisent des thérapies courtes, exhibent des résultats tangibles et produisent des prescriptions simples et intelligibles par le grand public. C'est cette voie qu'empruntent les nouveaux sexologues des années 1970 qui, à côté de leur cabinet de consultation, participent à de nombreux programmes radiophoniques et télévisés, à l'instar des docteurs Meignant, Tordjmann, Pasini, Gellman et Zwang. Ils parviennent très rapidement à Ã©largir le marché de la cure sexologique auprès des jeunes couples des classes moyennes salariées, en les soumettant à un impératif d'accomplissement individuel, et en les encourageant à s'émanciper des différents contrôles auxquels ils subordonnaient jusque-là leur morale sexuelle [27].

Le devoir d'orgasme

Faire parler de sexualité à la radio, c'est d'abord intervenir sur le vocabulaire utilisé par les auditeurs pour rendre partageables leurs récits dans un espace public. Un des premiers et des plus constants enjeux de l'émission sexuelle consiste à promouvoir un vocabulaire médical « des-érotisé », en lieu et place du langage familier des auditeurs. Tout au long du programme, Menie Grégoire mène simultanément un travail de licitation et de surveillance de la parole des auditeurs. Il faut en effet encourager l'expression des auditeurs pour qu'ils disent des choses qui ne s'expriment pas aisément en public. Mais il lui faut aussi exercer un contrôle vigilant sur les situations décrites. Ainsi, lors des discussions au standard avec les assistantes de l'animatrice qui précèdent le passage à l'antenne, les auditeurs sont souvent invités à reformuler les situations vécues, afin d'employer un vocabulaire adéquat. Quand, dans les milieux populaires notamment, la sexualité se dit d'abord dans un langage argotique [28], c'est une véritable entreprise d'apprentissage collectif qu'engage Menie Grégoire pour mettre en forme, diffuser et faire utiliser le lexique des sexologues.

« Moi aussi c'est pas à pas que j'ai franchi les tabous du vocabulaire » raconte Menie Grégoire en 1974 au magazine Elle. « Au début je demandais par exemple : « Cela ne vous a jamais été agréable ? ». Peu à peu j'ai osé employer des mots plus précis. Désir, caresse, puis plaisir. Et, longtemps, nous en sommes restées là . Puis j'ai osé un bond, employant un mot qui fut un choc : orgasme. Heureusement pour la plupart des gens, ces syllabes gardent une tonalité plus médicale qu'érotique. À présent je leur demande si elles parviennent à l'orgasme, et souvent elles ne le savent pas. Je dois leur faire décrire ce qu'elles ressentent. Ces fameuses recherches sur les fluctuations des sensations érotiques que les spécialistes américains Masters et Johnson ont mis des années à découvrir dans un laboratoire, sur des couples de volontaires, nous les détaillons par téléphone, tous les jours. (…) À présent [les auditrices] ont accepté plaisir sans difficulté, « orgasme » est acquis, et nous allons même jusqu'à examiner, même si nous examinons ensemble, s'il s'agit d'un orgasme clitoridien, vaginal ou profond. Mais, je le répète, c'est parce que ces vocables gardent une aura quasi médicale. Par contre le mot jouissance ne passe pas. Ni pour les correspondantes ni pour les responsables de la station. C'est, je crois, qu'il a été altéré par des plaisanteries graveleuses et vulgaires » [29].

Aux côtés de Menie Grégoire, le docteur Michel Meignant se fait le porte-parole zélé du modèle de rationalisation de la sexualité proposée par Masters et Johnson. Ses réponses aux auditrices témoignent d'abord de la place décisive accordée à l'orgasme comme principal instrument de mesure de la qualité des relations sexuelles. Menie Grégoire consacre de nombreuses émissions au sujet et anime fortement le débat sur la distinction entre orgasme vaginal et clitoridien, question récurrente dans les débats sexologiques des années 1980 et 1990 [30]. L'intérêt porté à la performance sexuelle conduit alors à recenser les différents types de dysfonctionnements entravant l'avènement de l'orgasme (éjaculation précoce, impuissance, frigidité, simulation, etc.), pour en faire autant de thèmes d'émission. Le plaisir, explique souvent Menie Grégoire, est un facteur de santé et d'équilibre individuel. À une femme culpabilisée de n'éprouver que des orgasmes clitoridiens, qui se déclare « angoissée par tout », et qui téléphone avec son mari, Menie Grégoire répond que tout cela n'est pas très grave : « Si vous saviez comme c'est fréquent. Je voudrais préciser une chose pour vous deux, vous et votre mari, vous n'êtes pas du tout gravement atteinte parce que le test, la preuve que les gens ne sont pas gravement atteints, c'est qu'ils sont sexuellement équilibrés. Les gens qui n'arrivent pas à trouver le plaisir sexuel ont de graves atteintes psychologiques, or vous, vous le trouvez. Donc c'est pas grave, donc c'est pas difficile à soigner » [31].

Il ne fait guère de doute que le discours de l'animatrice et des sexologues qui l'ont accompagné à l'antenne a fortement participé à l'imposition d'un cadre normatif exerçant des effets prescriptifs sur le devoir-être sexuel des auditrices et des auditeurs. L'injonction à la réussite sexuelle, cet « acharnement à extorquer la vérité du sexe » [32], fut l'objet de nombreuses critiques à partir du milieu des années 1970. À la suite de Michel Foucault [33], beaucoup ont perçu dans cette volonté de dire la sexualité, un instrument de contrôle et de pouvoir qui, en prétendant libérer les désirs et lever les interdits, « [aboutissait] en fait à rabattre et à quadriller les mouvements de révolte et de libération » [34]. Les magazines de la gauche intellectuelle s'inquiétèrent du caractère normalisateur du discours sexologique [35], de l'usage dévoyé de concepts psychanalytiques [36], de la valorisation de la performance sexuelle et des insatisfactions qu'elle génère. Il est incontestable que la publicité soudainement accordée au modèle de réussite sexuelle promu par les sexologues a contribué à l'autonomisation et à la rationalisation des comportements [37]. Mais ce processus doit aussi son efficacité à une dynamique d'individualisation qui entre en tension avec les normes du modèle familial traditionnel exerçant une protection contre les influences extérieures. Les injonctions à la réalisation de soi se multiplient alors pour susciter de nouvelles formes d'attention à soi, développer des techniques d'autocontrôle et d'introspection, accroître la sensibilité à l'égard du corps et des émotions, élever les exigences de responsabilité dans la gestion de son identité et de ses relations intimes. Or, ces nouvelles injonctions n'ont pu s'immiscer au sein de la sphère privée que par l'existence « dans l'espace public de ressources institutionnelles qui soutiennent les individus dans leurs responsabilités sexuelles » [38].

Tout irait pour le mieux si…

Une des richesses de l'archive constituée par les courriers adressés à l'animatrice est, qu'outre une très riche documentation sur la transformation des sensibilités et des pratiques intimes, elle offre un éclairage assez rare sur les conditions de réception des discours publics que relaie l'émission. Elle permet notamment d'observer la manière dont les auditrices de Menie Grégoire se sont appropriées les nouvelles ressources interprétatives offertes par le discours sexologique promu par l'émission. On voudrait ici essayer d'en montrer quelques aspects à travers les courriers portant sur le thème de la frigidité, qui a fait l'objet de deux gros dossiers rassemblant un peu plus de 350 lettres dans les archives de Menie Grégoire. Le premier a été constitué en 1969, le second en 1976-1977.

Le premier trait frappant à la lecture de l'ensemble de la correspondance est le poids de souffrance attribué aux difficultés sexuelles du couple. L'intolérance à l'échec sexuel semble avivée par l'exposition au discours de l'animatrice. Tout se passe comme si l'insistance accordée à la réussite sexuelle, et notamment à la conquête d'un orgasme partagé, générait et aggravait le sentiment d'insatisfaction. L'absence de plaisir constitue un problème qui mine l'existence et auquel on ne cesse de penser. « J'aimerais tant être heureuse… je n'ai que trente ans » écrit une infirmière [39], « mon lit est devenu un lieu de déception » confesse une mère au foyer de 35 ans [40]. « Je ne ressens jamais aucun bien être. Moralement je ne suis jamais libre », ajoute une autre qui se sent prisonnière d'une éducation trop rigoriste [41]. Certes, comme l'écrit cette auditrice, il ne faut pas « chercher désespérément l'orgasme pour qu'il survienne. [...] D'accord, je m'y efforce, mais comment se résoudre à se sentir frustrée, insatisfaite ? Quand mon mari éjacule, je commence à prendre un peu de plaisir et tout à coup c'est fini, plus rien. Et je m'écroule en larme, horriblement déçue, « volée ». C'est très dur » [42]. Les attentes des auditrices s'élèvent à proportion de l'importance accordée aux conseils de l'animatrice. Certaines attendent même de l'écoute de l'émission un miracle comme l'explique cette femme de 32 ans, « abandonnée par son mari après 11 d'infidélités » : « Ce qui me fait vous écrire c'est que vous dites qu'une correspondante de RTL a connu l'orgasme le soir même de l'émission où vous aviez expliqué ses manifestations. Vous allez peut-être être mon sauveur car je n'ai jamais connu l'orgasme vaginal » [43].

L'évaluation de la qualité de l'échange sexuel s'autonomise par rapport aux autres traits de la relation conjugale. Ce qui est ici en jeu, c'est d'abord et très spécifiquement les conséquences dévastatrices de l'échec sexuel sur la vie conjugale. Fait extrêmement frappant : la majorité des couples qui écrivent commencent par dire que tout va bien entre eux. Ils s'aiment. Les époux et les enfants sont formidables. Bref, tout irait pour le mieux, si… « Je suis une femme de 31 ans, jolie, intelligente, mariée depuis 11 ans à un homme de 13 ans mon aîné, que j'aime de tout mon cœur et qui me le rend bien. J'ai 2 enfants de 9 ans et 6 ans, une vie très agréable car mon mari est industriel. Mais Menie, j'ai l'impression d'avoir raté ma vie » [44]. Une autre auditrice indique que « depuis la fin du mois d'août un charmant petit Bruno fait toute notre joie à mon mari et à moi-même. Nous nous sommes mariés vraiment par Amour et sommes très heureux [...]. Or malgré cette entente parfaite il y a cependant une ombre à notre bonheur. En effet, lors de nos rapports, je n'éprouve aucune joie, je ne sens absolument rien » [45].

Comme l'a montré Anne-Marie Sohn, l'intégration de la réussite sexuelle dans l'aspiration au bonheur conjugal et le refus de se résigner à une vie matrimoniale morne et sans attrait, s'exprimait déjà chez les femmes de l'entre-deux-guerres. Dans les procès verbaux d'affaires matrimoniales, on voyait apparaître des reproches relatifs au manque d'expérience des époux lors des contacts sexuels (maladresse, brutalité, etc.) sans que n'apparaissent des qualifications « techniques » des défaillances sexuelles (« Ã©jaculateur précoce », « frigidité ») [46]. Mais, ces plaintes étaient toujours étroitement associées à d'autres facteurs. Si l'insatisfaction physique commençait à s'avouer, elle ne justifiait pas la prise de distance et la rupture. Dans les explications apportées dans 669 cas d'adultères étudiés sur la période 1850-1950, l'insatisfaction sexuelle n'est mobilisée que dans 6,5% des cas, bien après l'abandon du domicile conjugal (14%), les griefs matériels (22%) et les disputes conjugales (31%) [47]. Ce qui apparaît relativement nouveau dans le corpus de Menie Grégoire tient au fait que le discours et le vocabulaire sexologique permettent d'isoler les comportements sexuels comme un espace autonome de l'échange conjugal, susceptible de faire l'objet de revendications précises et circonscrites.

Le droit au plaisir comme outil de renégociation des rapports conjugaux

De fait, le devoir d'orgasme, auquel l'émission de Menie Grégoire a si souvent donné autorité, est interprété et réapproprié de façon extraordinairement différente par les auditrices. La lecture des courriers fait apparaître que, même si le plaisir sexuel apparaît de plus en plus comme un domaine spécialisé, faisant l'objet d'un questionnement spécifique, celui-ci reste cependant profondément encastré dans la gestion de la relation conjugale. Le plaisir est très rarement invoqué sous la forme individualisante de l'épanouissement personnel, indépendant et détaché de la relation au partenaire. On ne rencontre que très rarement, dans la correspondance des auditrices, les figures du libertinage érotique et de l'hédonisme auxquelles sont alors rattachées les représentations publiques de la libération sexuelle.

En fait, la question de l'épanouissement sexuel est d'abord une affaire conjugale. Elle constitue une ressource pour renégocier les rapports de force au sein du couple. Si bien que les différents modes d'expression du droit au plaisir constituent une entrée très féconde pour explorer la diversité des configurations conjugales et des attentes associées qui émergent dans les années 1970.

Un plaisir dû à l'époux

Un premier ensemble de rédactrices, minoritaires dans le corpus, s'inquiète de ne pas être à la hauteur de ce que l'on peut attendre d'une partenaire sexuellement active. Dans cette conception traditionnelle de la relation conjugale, construite sur le modèle du dévouement et du sacrifice féminins, l'absence de plaisir que vient révéler et renforcer la publicité qui est faite à la question sur l'antenne de RTL, est d'abord conçue comme un manquement au droit revendiqué par l'époux à disposer d'une partenaire satisfaite. « Je fais de mon mieux pour le contenter » raconte une femme âgée en 1978 [48]. « Je n'aime pas avoir des rapports sexuels avec mon époux, car je ne ressens rien sauf du dégoût, raconte une jeune fille de 21 ans. Je ne suis pas très tendre avec lui et je n'aime pas le caresser ni le regarder quand il est nu [...]. Je vous écris pour savoir comment faire pour résoudre mes problèmes, car je tiens à tout prix à conserver mon mari, et je sais que si je continue comme ça, je vais l'éloigner, et qu'il cherchera ailleurs car pour lui les rapports sexuels tiennent une part importante » [49]. L'épouse doit être belle et dévouée pour rester désirable. « Je me suis aperçue et en ai eu confirmation orale par mon mari, raconte une femme de boucher de 27 ans en instance de divorce, que l'amour qu'il me portait était en grande partie sexuel et donc très lié au désir et à mon attrait physique ; il me répète souvent que je suis belle et qu'il ne m'aimerait plus si je devenais laide, cela m'a peinée et j'aurais voulu me vieillir, me rendre hideuse pour le punir. Je lui ai refusé le plaisir, mais en le lui refusant je l'ai perdu aussi » [50]. C'est la crainte de perdre son mari ou de le voir se détourner qui inquiète alors les auditrices. « Il a « baissé les bras » complètement découragé, raconte une étudiante en droit. Il éprouve de moins en moins d'orgasme. Petit à petit nos rapports se sont espacés. Il n'en est pas satisfait. Il se rabat sur son travail qui le passionne (il est maître auxiliaire) mais cela ne pourra pas durer éternellement. Je l'aime et je ne veux pas le perdre » [51].

Mais ce type de courrier ne représente qu'un petit quart du corpus. Les autres plaintes adressées à Menie Grégoire font apparaître des situations beaucoup moins asymétriques dans lesquelles est en jeu la fragilité de la construction d'une véritable réciprocité conjugale s'exerçant jusque dans les échanges sexuels. La sexualité se présente alors comme un terrain de négociation des droits et devoirs entre les époux. En cela, comme l'a montré Anthony Giddens, elle est indissociable des nouvelles exigences de démocratisation de la relation conjugale [52]. Celle-ci n'est plus la même lorsqu'un rapport fait d'inégalité et de différence se transforme en un rapport ou l'égalité fait de chaque différence un problème [53]. La frigidité fait apparaître un problème de symétrie entre les époux, problème auquel les auditrices se montrent de plus en plus sensibles. L'épanouissement sexuel accompagne la mise en place de modèles conjugaux fondés sur le partage, la réciprocité et la communication à l'intérieur du couple [54]. Cette question apparaît notamment autour de trois enjeux différents dans les courriers : le refus de la simulation du plaisir féminin, l'assouplissement des règles de fidélité conjugale afin de tester les capacités sexuelles des conjoints et les efforts des femmes afin d'amener les hommes à se montrer plus attentif à l'expression de leur désir.

Transparence

Dans de nombreux courriers, ce qui apparaît insupportable, c'est d'abord de mentir et de feindre le plaisir lors des relations sexuelles. Les exigences de communication et de réciprocité au sein de la relation conjugale rendent de plus en plus intolérables mensonges, dissimulations et simulations. Les auditrices attendent une réciprocité dans les gestes et les expressions du désir qui ne peut être assurée que par la transparence des intentions et des émotions intimes. « Je ne simule pas, écrit ainsi une jeune mère de 23 ans, j'aime trop mon mari pour ça mais je lui dis après, puisqu'il me le demande, que je n'ai pas ressenti grand-chose » [55]. La transparence ne peut en effet être pleinement assurée que par l'instauration d'une discussion sexuelle à l'intérieur du couple [56]. Ainsi, raconte une jeune étudiante de 22 ans : « Il voyait bien que quelque chose n'allait pas bien (je lui refusais pratiquement une fois sur deux), mais n'osait rien dire et n'était pas sûr de lui, n'ayant pratiquement pas eu d'autres expériences avant. Et puis, la confiance en lui augmentant avec le temps, un jour, j'en ai eu marre de cette incompréhension, je lui ai dit : il a été choqué et m'en a un peu voulu au départ, de lui avoir caché si longtemps. Je lui ai expliqué ma gêne (sentiment d'être « anormale »), ma peur, insensée d'ailleurs, de le voir se désintéresser de moi… il m'a très bien compris, et j'ai l'impression que nous nous entendons de mieux en mieux » [57]. Les courriers des auditrices mettent alors en scène des épisodes de révélations, lorsque les épouses avouent à leur conjoint leur insatisfaction et leurs simulations. « Après avoir longtemps simulé le plaisir avec mon époux alors que nous étions couchés, raconte cette auditrice, la conversation s'est portée sur les secrets que l'on pouvait avoir entre époux. Il m'a demandé si je pouvais en avoir un vis-à -vis de lui, je lui ai tout avoué : il n'a pas été méchant avec moi, il m'a dit que j'avais certainement dû souffrir » [58]. Prolongeant dans l'autre camp, l'effort conjugal pour bannir les dissimulations, les hommes peuvent aussi se montrer bouleversés par la révélation de l'absence d'harmonie dans les relations sexuelles. « Quelle ne fut pas ma surprise, hier soir, en me couchant lorsque ma femme me confiait ceci : « Depuis que nous sommes mariés (8 ans), je n'ai jamais atteint l'orgasme ». Mais alors quelle abnégation, quel supplice pour elle… Pourquoi n'a-t-elle jamais rien dit et pourquoi me l'a-t-elle confié aujourd'hui ? » [59]. Menie Grégoire trouvera dans ces récits la manifestation de la justesse de ses dires. Ainsi, invitée à justifier le rôle de son émission sexuelle dans L'Express en décembre 1973 pour un dossier sur l'éducation sexuelle, elle sélectionne un courrier illustrant les effets proprement thérapeutiques de la mise en conversation des insatisfactions sexuelles.

« J'ai 23 ans, mon mari 29, nous avons deux beaux enfants (un garçon de 2 ans et demi et une fille de quatre mois). Et nous sommes mariés depuis 5 ans. Bref, nous avons tout pour être heureux. Mais il y avait une ombre à notre bonheur : nous ne nous entendions pas très bien sexuellement. J'avais un orgasme sur une vingtaine de rapports sexuels environ, le reste du temps, je jouais plus ou moins la comédie. Mais je me sentais de plus en plus frustrée et presque anormale. Grâce à vos émissions, je me suis rendue compte qu'il y avait beaucoup de femmes dans mon cas qui souffraient de cette situation et qui n'osaient pas non plus en parler… Alors je me suis armée de courage et j'ai exposé mes problèmes à mon mari. Si vous saviez comme il a été heureux que j'aborde ce sujet. Il y a un mois et demi de cela et depuis notre vie sexuelle a complètement changé. Nous n'avions qu'un ou deux rapports sexuels par semaine, nous en avons beaucoup plus maintenant et de plus en plus réussis. Plus on a de plaisir et plus on a envie de s'appartenir. Dites bien dans vos émissions que les femmes qui jouent la comédie et qui croient que leurs maris ne remarquent rien se trompent. Mon mari s'en rendait compte, mais ne savait pas comment s'y prendre pour m'en parler » [60].

Tester sa sexualité avec un amant

Le paradoxe n'est qu'apparent. L'incitation à vivre de façon plus égalitaire la relation conjugale accompagne un relâchement de l'obligation de fidélité sexuelle. C'est, en effet, sur la base d'une plus grande autonomie des partenaires que les échanges égalitaires peuvent s'établir en confiance. Aussi, dans les situations d'insatisfaction conjugale, la recherche d'un autre partenaire sexuel que l'époux est-elle souvent considérée comme un moyen quasi expérimental de mesurer les potentialités physiques de l'un ou de l'autre. Menie Grégoire elle-même encourage parfois les auditrices à rechercher l'aventure pour connaître et tester leur sensibilité sexuelle. Une jeune mère insatisfaite raconte, par exemple, qu'elle a rencontré en vacances un partenaire de tennis. Mais, « cette année-là nous avons laissé de côté le tennis pour d'autres jeux moins innocents puisque je suis devenue sa maîtresse en toute connaissance de cause et parce que je le voulais. Je n'avais aucun remord de tromper mon mari puisqu'il ne rendait pas mon corps heureux et je voulais savoir. Et bien j'ai su. Malgré toute la science de mon partenaire, et croyez-moi, il en avait, je n'ai pas eu plus de plaisir qu'avec mon mari. [...] Alors j'ai arrêté là cette expérience et je suis rentrée dans le rang, fixée désormais. J'ai repris mon existence, et continué à faire semblant. Je ne suis pas amère, j'en ai pris mon parti. Comme je suis d'un naturel très optimiste j'espère qu'un jour il y aura une étincelle entre mon mari et moi car plus jamais je ne le tromperai puisque je sais maintenant que c'est moi qui suis frigide » [61]. Ainsi le test de l'amant conforte parfois le diagnostic de frigidité. Mais dans d'autre cas, l'expérience peut révéler une sexualité endormie, comme cette femme qui déclare aimer profondément son mari. Sauf qu'« il y a entre nous depuis le début un grave malentendu qui ne s'améliore pas, au contraire : nous ne nous accordons pas du tout sur le plan sexuel ou même sur tout le plan concernant la sensualité et ce problème dont j'ai eu conscience de tout temps s'est subitement terriblement aggravé cet été. Oui, pendant l'absence de mon mari, j'ai eu une brève aventure avec une de nos connaissances et j'ai éprouvé une telle intensité de sensations et de sentiments que j'ai aussi mieux compris que ce que j'attendais depuis mon adolescence n'était pas le fruit d'une imagination alimentée par les romans d'amour (comme souvent le prétend mon mari) mais bien une merveilleuse possibilité de rencontrer un partenaire sur tous les plans » [62].

Rendre les hommes plus attentifs

Mais la revendication la plus insistante, qui accompagne la recherche d'une sexualité épanouie, porte sur les inégalités dans les échanges sexuels. En demandant le plaisir, les femmes ne cessent de dresser en creux un portrait du mépris, des brimades, du silence et de l'inattention des époux lors des contacts sexuels. « Mon mari, Breton de pure race, est un être difficile à vivre, écrit une aide-soigante de 45 ans. Très dur, froid, dominateur. Pour lui la femme est un objet qui fait partie des meubles. En plus sur le plan sexuel, échec complet. Il faudrait pour lui plaire et faire l'amour, que je m'entoure de dentelles, jupons, fanfreluches etc. J'ai essayé de parler avec lui. Avec un tel caractère entier, ça n'est pas possible. Pour lui, je suis un frigidaire. Oui, il est vrai qu'il m'y a transformée. [...] Comment faire l'amour comme il se doit avec un homme qui ne vous regarde pas qui ne vous fait jamais un compliment et mieux, vous humilie » [63]. « Comment ne pas être frigide ? Comment avoir envie de cette ordure qui ne me rappelle que souffrance et humiliation ? interroge avec véhémence une femme mère de 4 enfants à 22 ans. Heureusement il y a mes enfants, mes chéris, mes amours. Je supporte le mâle parce qu'il est leur père et qu'il leur apporte la sécurité matérielle alors moi aussi je me fais violer légalement tous les soirs » [64]. Dans ce contexte, les rapports sexuels deviennent « synonymes de dégoût et de corvée » [65].

La maladresse, la brutalité et l'égoà¯sme sont dénoncés comme les raisons profondes de l'échec sexuel. En revendiquant une plus grande réciprocité dans les plaisirs, les auditrices demandent que les époux changent non seulement leurs comportements sexuels, mais aussi leurs attitudes dans l'ensemble des activités conjugales. Elles leur demandent de la patience et de l'attention. Mais surtout, elles voudraient qu'ils parlent, et surtout qu'ils leur parlent plus tendrement. Ainsi, une jeune femme d'ouvrier dont le « mari se désole » parce qu'il « ne sait plus que faire pour [la] dégeler », accuse son mari de « souffrir d'une éjaculation précoce (3 à 5 minutes) » qui transforme leur rapport en « Ã©preuve à subir, bon gré, mal gré » : « J'aimerais, confesse-t-elle, que mon mari s'occupe un peu plus de moi, qu'il me « mette en train » comme il se stimule lui-même ; mais il se rebute, et sauf rares exceptions, se sert de moi uniquement » [66]. Une femme de 41 ans souffre « de n'avoir pas eu assez d'affection de mon mari » et de n'être qu'une « femme objet » [67]. Une ouvrière de 53 ans se plaint du fait que son mari ne l'a jamais comprise, ne « [lui] a jamais parlé d'amour.[...] Il doit pas savoir comment ça fait quand une femme a du plaisir, il a jamais été avec d'autres femmes que moi, il doit croire que c'est naturel. [...] Alors on fait ça comme les bêtes toujours la même position, [...] il ne m'a jamais parlé d'amour, il ne m'a jamais dit ma chérie mon amour, enfin des petits mots doux, rien » [68]. Le terrain des échanges sexuels, sur lequel s'exprime la revendication d'une plus grande attention à la réciprocité des plaisirs, devient un espace de re-formulation de la relation conjugale dans son ensemble. La domination masculine dans les rapports sexuels n'est alors qu'une des manifestations de la domination sexuelle en général.

Une des forces du discours sexologique tient aux multiples articulations qu'il entretient avec les valeurs d'émancipation et d'épanouissement qui apparaissent dans la société des années 1970. À la lumière de Reich, on a souvent interprété la grande vague d'émancipation de la sexualité des années 1970 comme une libération de la répression sexuelle et la naissance d'un nouvel hédonisme. L'innocence du plaisir et la souveraineté du désir seraient venues soulever le poids des conventions et démystifier les sentiments factices entravant l'épanouissement de l'individu (en particulier, la jalousie, la possessivité et la fidélité). La sexualité libérée apparaît ici principalement comme une lutte contre la censure et les normes morales dictant la conduite à tenir dans les situations privées. C'est pourquoi, par simple retournement, il fut facile de dénoncer le mouvement de libération sexuelle comme l'imposition d'une autre forme de normativité. Or ce n'est pas ainsi que les auditrices de Menie Grégoire se sont saisies du discours sexologique promu sur les ondes de RTL. Elles en ont fait un instrument pour redéfinir et renégocier leurs liens conjugaux : en essayant de les rendre attentifs à leur sort et de rééquilibrer une relation conjugale très asymétrique. La généralisation d'un discours sur la réussite sexuelle du couple a permis la formation de revendications propres à la sphère privée, favorisant l'affirmation d'une subjectivité féminine dans un espace où les femmes étaient souvent réduites à l'état d'objet sexuel.

Anthony Giddens a montré que, plus que l'imposition de normes de comportement, la publicité du thème de la libération sexuelle a constitué un instrument permettant de désenclaver la domination s'exerçant sur le rôle et le comportement des femmes dans les transactions intimes [69]. L'enfermement de la sexualité, à partir du XIXe siècle dans une sphère intime a certes contribué à l'affranchir des normes imposées par la tradition ou la religion et à la dissocier de la procréation. Mais cette « séquestration de l'expérience » dans l'univers privé a longtemps été complice de l'exercice de la domination masculine et a permis de contenir l'expression d'une sexualité féminine libérée. Aussi, les discours radiophoniques de Menie Grégoire ont-ils pu apparaître aux auditrices comme une ressource dans la quête d'une relation sexuelle égalitaire et, au-delà , d'une démocratisation de la vie intime.

[1] Cf. Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998.

[2] Sur l'émission de Menie Grégoire dont les archives sont déposées aux Archives départementales d'Indre-et-Loire, cf. G. Robert, « Le divan radiophonique de Menie Grégoire », Cahiers du Comité d'histoire de la radiodiffusion, 55, janvier-février 1998 ; D. Cardon, S. Laacher, L'intimité radiophonique. L'émission de Menie Grégoire (1967-1981), brochure éditée par les Archives Départementales d'Indre-et-Loire, octobre 1994 ; D. Cardon, S. Laacher, « Les confidences des Françaises à Menie Grégoire », Sciences humaines, 53, août-septembre 1995, p.10-15.

[3] Sur l'usage des lettres d'auditeurs pour l'histoire des sensibilités, cf. Anne-Marie Sohn, « Pour une histoire de la société au regard des médias (1950-1970) », Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1997 et la préface de Maurice Agulhon à  : M.-V. Gauthier, Le cœur et le corps. Du masculin dans les années soixante : des hommes écrivent à Menie Grégoire, Paris, Imago, 1999.

[4] De 1968 à 1978, le programme réunit 40% des parts du marché radiophonique sur cette tranche horaire (soit 1,3 million d'auditeurs sur le seul territoire français). Le public est sensiblement plus féminin que pour les autres stations (50% des auditrices du début de l'après-midi écoutaient RTL). Féminine dans son audience, l'émission l'est aussi par ses participantes : 80% des auditeurs qui s'expriment à l'antenne dans l'émission « habituelle » de Menie Grégoire sont des auditrices. Cependant, pour l'émission « Responsabilité sexuelle » qui va nous intéresser ici, les femmes ne représentent plus que 60% des intervenants à l'antenne. Sur la place des hommes dans l'émission de Menie Grégoire, cf. M.-V. Gauthier, op. cit.

[5] Cité dans A.-M. Dardigna, La presse féminine : fonction idéologique, Paris, Maspero, 1978, p. 116.

[6] Archives départementales d'Indre-et-Loire, J66-407.

[7] Carnet n° 1, 29 janvier 1968-31 décembre 1968.

[8] Cf. sur cette thématique : Anne-Marie Sohn, à‚ge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette, 2001.

[9] M.-V. Gauthier, op. cit., p. 177.

[10] Marie-Claire, 197, janvier 1969.

[11] Cf. Jeannine Mossuz-Lavau, Les lois de l'amour. Les politiques de la sexualité en France (1950-1990), Paris, Payot, 1991, p. 151 et suiv.

[12] G. Robert, « Le divan radiophonique de Menie Grégoire », art. cit.

[13] M. Stouvenot, « Une radio sans culotte… », L'Aurore, 7 novembre 1973.

[14] Sur les critiques et les soutiens dont l'émission de Menie Grégoire a fait l'objet, cf. Dominique Cardon, « Ã¢â‚¬Å“Chère Menie…†Émotions et engagements de l'auditeur de Menie Grégoire », Réseaux, 70, mars-avril 1995, p. 41-78.

[15] Archives départementales d'Indre-et-Loire, 66J-386.

[16] Pierre Bourdieu, « La dissolution du religieux », Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 117-123. ; R. Castel, Le psychanalysme, Paris, UGE (« 10/18 »), 1973 ; R. Castel, J.-F. Le Cerf, « Le phénomène “psy†de la société française », Le Débat, 1, 2 et 3, 1980.

[17] Pierre Bourdieu, art. cit., p. 120.

[18] Ibid., p. 119.

[19] Ibid., p. 121.

[20] M. Meignant, Liberté, égalité, sexualité, Paris, Robert Laffont, 1973 et Je t'aime… Livre rouge de la sexualité humaniste, Paris, Buchet/Chastel, 1975.

[21] W.H. Masters, V. E. Johnson, Les mésententes sexuelles, Paris, Laffont, 1971 (1re éd. américaine : 1970).

[22] A. Béjin, « Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues », Communications, 35, 1982, p. 198-224.

[23] A. Kinsey, W. Pomeroy, C. Martin, Le comportement sexuel de l'homme, Paris, Éditions du Pavois, 1948.

[24] Sur les grandes enquêtes sur le comportement sexuel, cf. A. Giami, « De Kinsey au Sida : l'évolution de la construction du comportement sexuel dans les grandes enquêtes quantitatives », Sciences sociales et santé, vol. IX, 4, décembre 1991, p. 23-55.

[25] Ils animent tout deux la Reproductive Biology Research Foundation de Saint-Louis aux États-Unis. Leurs travaux théoriques, débutés en 1954 ont fait l'objet de nombreuses publications : Les réactions sexuelles, Paris, Robert Laffont, 1968 (1re éd. américaine : 1966) ; Les mésententes sexuelles et leur traitement, op. cit.

[26] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, 1947, p. 344.

[27] P. L. Berger, « Towards a Sociological Understanding of Psychoanalysis », Social research, vol. 32, 1, printemps 1965, p. 26-41.

[28] Dans le corpus de procès verbaux de jugements relatifs aux affaires d'adultères, aux crimes sexuels, infanticides et avortements qu'a dépouillés Anne-Marie Sohn sur la période 1850-1950, le vocabulaire technique et médical de la sexualité (érection, sperme, éjaculation, etc.) est réservé à une fraction restreinte de la bourgeoisie et n'apparaît qu'en fin de période comme un substitut possible au vocabulaire familier et argotique des classes populaires et aux formules allusives et euphémisées qui accompagnent souvent les descriptions publiques des pratiques sexuelles. Le terme d'« orgasme et ses variantes freudiennes n'existent pas avant 1940 » insiste l'historienne (Anne-Marie Sohn, Du premier baiser…, op. cit., p. 36-37).

[29] Dominique Desanti, « Le poids de la sexualité féminine », Elle, 11 mars 1974.

[30] Interview M. Meignant (D. Cardon et S. Laacher), 16 novembre 1991.

[31] Émission « Responsabilité sexuelle », 10 mai 1974.

[32] Michel Foucault, « L'Occident et la vérité du sexe », Le Monde, 5 novembre 76 [repris dans Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 103].

[33] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

[34] Michel Foucault, « Non au sexe roi », entretien avec Bernard-Henri Lévy, Le Nouvel Observateur, 644, 12/3/77.

[35] Claude Sarraute, « Vers le meilleur des mondes ? », Le Monde, 24-25 février 1974.

[36] N. Bensaid, « La foire à l'inconscient », Le Nouvel observateur, 676, 24-30 octobre 1977, p. 78-79.

[37] A. Béjin, M. Pollak, « La rationalisation de la sexualité », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXII, 1977, p. 105-125.

[38] A. Ehrenberg, « Le harcèlement sexuel. Naissance d'un délit », Esprit, 196, novembre 1993, p. 88.

[39] Lettre Frigidité, 1969. L'orthographe des lettres citées a été corrigée.

[40] Lettre Frigidité, 1969.

[41] Lettre Frigidité, 1969, n° 14.

[42] Lettre Frigidité, 20/1/77.

[43] Lettre Frigidité, 6 septembre 1978.

[44] Lettre Frigidité, 1969, 8.

[45] Lettre Frigidité, 1969, 59.

[46] Anne-Marie Sohn, Du premier baiser à l'alcôve. La sexualité des Français au quotidien (1850-1950), Paris, Aubier, 1996, notamment p. 284 et suiv.

[47] Ibid., p. 289.

[48] Lettre Frigidité, 18 avril 1978.

[49] Lettre Frigidité, 14 janvier 1978.

[50] Lettre Frigidité, 7 mars 1977.

[51] Lettre Frigidité, 20 octobre 1977.

[52] A. Giddens, The Transformation of Intimacy. Sexuality, Love and Eroticism in Modern Societies, Cambridge, Polity Press, 1992.

[53] A. Ehrenberg, « Le harcèlement sexuel… », art. cit.

[54] P. L. Berger, H. Kellner, « Le mariage et la construction de la réalité », Dialogue, 4e trim. 1988, p. 6-23.

[55] Lettre Frigidité, 20 janvier 1977.

[56] P. L. Berger, H. Kellner, « Le mariage et la construction de la réalité », Dialogue, 4e trim. 1988, p. 6-23.

[57] Lettre Frigidité, 5 mai 1978.

[58] Lettre Frigidité, 1969

[59] Lettre Frigidité, 16 mai 1977.

[60] Archives départementales d'Indre-et-Loire, 66J-386

[61] Lettre Frigidité, 1969, 8.

[62] Lettre n° 1085 lue à l'antenne.

[63] Lettre Frigidité, 12 septembre 1978.

[64] Lettre Frigidité, 1969, 2.

[65] Lettre Frigidité, 1969, 10.

[66] Lettre Frigidité, 30 décembre 1976.

[67] Lettre Frigidité, 18 novembre 1976.

[68] Lettre Frigidité, 1976.

[69] A. Giddens, op. cit.

Citer cet article : https://www.histoiredesmedias.com/Droit-au-plaisir-et-devoir-d.html

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