03 - Public, cher inconnu !
David Michael Ryfe
De l’audience au public des médias : le courrier des causeries du président Roosevelt
Le Temps des médias n°3, automne 2004, p. 95-107. Traduction de Cécile Méadel.L’article utilise les causeries de Franklin D. Roosevelt pour montrer comment une audience devient un public. Il s’appuie sur un corpus de 380 lettres choisies au hasard parmi celles qui ont été écrites à propos des dix premières causeries, correspondant au premier mandat du président. L’article analyse la rhétorique radiophonique utilisée, qui s’adresse à chaque auditeur à la fois comme individu particulier et comme membre d’un public de masse. De ce fait, les auditeurs se sentent appartenir à un très large collectif et sont conduits à des différentes formes de sociabilité : conversations multiples avec leur famille, leurs amis, leurs voisins, etc., qui constituent des lieux de réflexivité collective.
[1] Doit-on différencier public et audience des médias, comme l'a proposé Daniel Dayan [2] ? Selon lui, le public des médias a des qualités définies : il est sociable, performatif, conscient de former un public et capable de traduire ses préférences en actions. L'audience, elle, n'éprouve pas de penchant pour la sociabilité, ni de volonté d'agir. Le public a un sentiment d'appartenance au groupe, intensifié par des réseaux de sociabilité, qui lui permettent d'utiliser ce capital social pour formuler des revendications. Et c'est ainsi que des audiences privées et passives peuvent se doter, des qualités du public. Mon article apporte une démonstration empirique à cette théorie de Daniel Dayan et d'Elihu Katz, en prolongeant le travail là où ils l'arrêtent [3]. Pour eux, si la plupart des médias diffusent des messages consensuels, certains événements médiatiques sont de surcroît « transformateurs » : ils identifient un problème social pressant et provoquent un intense travail de réflexion ; ils dévoilent alors un « nouvel ordre symbolique » et incitent les audiences à s'interroger sur elles-mêmes et à se forger de nouveaux rôles. Ce qui revient, selon la distinction initiale, à inviter l'audience à adopter la posture de public.
Je me propose d'analyser les causeries du président Franklin D. Roosevelt (FDR) qui ont été le premier événement médiatique de l'histoire américaine, ces extraordinaires émissions en direct, planifiées, qui rivèrent l'attention de toute la nation. Elles furent aussi des événements « transformateurs » : ces causeries apportèrent à une nation angoissée, embourbée dans la dépression économique, « une nouvelle personnalité, de nouvelles idées, un nouvel espoir » [4]. On retrouve tous les éléments de la typologie de Dayan et Katz dans ces causeries : un problème (la Dépression), un signe (la déclaration d'une banque nationale la veille de la première intervention), un modèle (la traduction de la Dépression en termes ordinaires, personnalisés) et une trame (sous les traits des programmes du New Deal). Elles eurent aussi pour conséquence la transformation de l'espace symbolique : deux semaines après l'arrivée au pouvoir de Roosevelt, comme l'écrit William Leuchtenberg [5], le pays semblait transformé : là où il y avait eu de l'apathie et du découragement, il y avait désormais un immense désir de mouvement ». En effet, alors que les gens se ruaient jusque-là pour retirer leur argent des banques, après la première causerie, ils s'empressèrent au contraire de leur confier leurs liquidités. Ils commencèrent, on le voit, à agir comme un public.
Les lettres écrites en réaction aux causeries éclairent ce processus. Pendant les vingt-neuf causeries radiodiffusées du président Roosevelt, tout au long des douze années de son mandat, des millions d'auditeurs lui écrivent pour raconter leurs sentiments et leurs actions. Environ dix mille de ces lettres sont archivées à la bibliothèque FDR à New York. J'ai rassemblé un corpus de 380 lettres écrites en réaction aux huit premières causeries, qui couvrent le premier mandat de Roosevelt. La plupart de ces lettres furent écrites dans les minutes ou les jours immédiats suivant la causerie. Elles ne sont en aucune manière des données parfaites : les individus s'auto-sélectionnent, certaines de ces lettres n'ont que quelques phrases et d'autres des pages entières, certaines sont plus réfléchies que d'autres ; mais elles offrent un matériau précieux pour étudier le public.
Mon analyse de ces lettres part de l'hypothèse de Dayan et Katz selon laquelle ces médias « transformateurs » conduisent les gens à réfléchir à leurs pratiques sociales probablement à travers des discussions. Ce processus de reconnaissance, de shared footing au sens de Goffman [6], implique le développement d'un langage commun qui permet à une personne d'être reconnue comme participant légitime d'une discussion. Cela est vrai de tout débat, mais est particulièrement crucial dans les discussions médiatisées, qui sont dominées par les élites. Je fais l'hypothèse que les causeries de FDR rendirent possibles un nouveau fond commun argumentatif (shared footing) qui invitait les Américains ordinaires à prendre part à une intense réflexion à l'échelon national. J'ai montré dans un autre article que les prestations de Roosevelt usaient de la langue de la culture de masse [7]. On verra ici que c'est précisément cette proximité qui permet d'ancrer l'argumentation et ouvre la possibilité à chacun de se poser en légitime participant du débat national. Dans la continuité des travaux de David Chaney sur la culture de masse [8], je soutiens que cette langue de la culture de masse est plus le fait d'auteurs spécifiques que d'un mode de communication en soi, dans la mesure où elle offre, selon les termes de Dayan, la possibilité pour les médias de masse de défendre les valeurs communes.
Cette approche contredit, on le voit, une longue tradition selon laquelle la culture de masse dégrade la vie publique [9], et affirme au contraire, avec Paddy Scannell [10], que la radiodiffusion ouvre l'espace public aux individus moyens en s'adressant à eux comme à des gens qui comptent et en les invitant à témoigner, à participer aux événements publics. Il est alors possible de voir comment entendre et regarder, s'émouvoir et réfléchir peuvent devenir des activités réflexives dans lesquelles le langage, la voix et l'histoire amènent à transcender le statut quo. Les causeries du coin du feu furent, me semble-t-il, de telles occasions.
Le public comme héros
Avant d'en venir aux lettres, penchons-nous d'abord brièvement sur les causeries. Selon Dayan et Katz, les événements « transformateurs » ont quelque chose des rituels des chamans guérisseurs décrits par les anthropologues. Il s'agit de moments subjectifs pendant lesquels les leaders sont charismatiques et leurs disciples convertis à une nouvelle définition des possibles, les premiers montrant la voie aux seconds, prisonniers d'un paradigme hégémonique. Ces leaders d'opinion explorent la mémoire collective et attirent l'attention sur l'origine des paradigmes
Dans les causeries, l'efficacité de l'opinion publique est clairement à l'origine d'un paradigme mobilisé. Depuis le début du siècle, les Américains s'inquiètent en effet de la capacité du gouvernement démocrate à encadrer l'infrastructure industrielle en plein développement. Dans cette économie, il devient évident à la fois que les individus ont perdu une grande part de liberté et le pouvoir d'influencer les changements, et que les titans industriels comme Rockefeller et Morgan arasent la capacité des représentants dûment élus à encadrer l'économie avec des objectifs démocratiques. La grande Dépression confirme ce que beaucoup soupçonnaient : les individus ne comptent plus dans le nouvel ordre économique.
Cette crainte frappe au cœur de l'idéologie américaine qui a toujours accordé une place spéciale au rôle du public dans les affaires politiques. Cette notion de public, inventée dans les premières années de la Révolution, quoique toujours vague et transitoire, occupe une place centrale dans la conception que les Américains se font d'eux-mêmes et de leur société. En d'autres mots, elle constitue une ressource primaire pour discuter les questions politiques.
Il n'est donc pas surprenant que le message de FDR soit formulé en termes d'opinion publique. « Après tout, dit Roosevelt à la fin de sa première causerie, il y a un élément dans le rajustement de notre système financier qui est plus important que la monnaie, plus important que l'or, et c'est la confiance du peuple (…). C'est votre problème autant que le mien ». Roosevelt use souvent du « vous » dans ses causeries, avec des formules comme « vous dire », « vous intéresser », « vous faire comprendre », « vous expliquer ». Ces formulations placent l'auditeur au centre de la conception rooseveltienne de la société post-dépression. Dans la septième causerie, il finit par exemple son intervention sur la longue liste des mesures gouvernementales inédites par une requête : « vous verrez le travail accompli dans chaque coin de cette nation. N'hésitez pas à faire des critiques. Faites-moi savoir où le travail pourrait être mieux fait ou bien où prévalent des pratiques inadaptées. »
À cet égard, la déclaration de Roosevelt est sans doute particulièrement forte quand il suggère que les solutions à la Dépression résident plus dans la psychologie du public que dans les mesures gouvernementales. Sa conclusion célèbre, « c'est votre problème autant que le mien », marque toutes ses causeries. Les « seuls instruments » dont usera le gouvernement pour lutter contre le chômage, dit-il dans sa troisième causerie, viennent de l'opinion et de sa conscience. La cinquième causerie presse les auditeurs de juger les programmes gouvernementaux de redressement à la lumière de leur « propre situation personnelle ». La sixième causerie indique que l'amélioration du commerce et de l'industrie dépendra des initiatives individuelles. Et la septième proclame que, « aux pires moments de nos épreuves communes, nous avons gardé la foi dans notre capacité à rester maître de notre destin ». Une grande partie du temps des causeries de Roosevelt est consacrée à détailler les programmes gouvernementaux à grande échelle, comme le National Recovery Act, mais ces motifs institutionnels s'ancrent toujours dans la force morale, le pragmatisme et l'ambition des Américains. « Je ne peux garantir le succès du plan national, dit-il dans la troisième causerie, mais le peuple de ce pays le peut ».
En mettant le public au centre du redressement national, Roosevelt décrit ses auditeurs comme la force motrice de ses efforts. Ceci est légèrement différent de l'analyse de Dayan et Katz qui voudrait que le public soit le héros charismatique de ces causeries au même titre que FDR. Dans la plupart des commentaires, FDR est acclamé comme un messie, le Moà ¯se qui va conduire les États-Unis à la terre promise. Les lettres décrivent également FDR dans ces termes. Mais dans la rhétorique des causeries, FDR refuse de s'attribuer une position de héros, c'est le public qui détient le pouvoir d'accomplir le possible. FDR est particulièrement soucieux de ne jamais affirmer qu'il a personnellement atteint un objectif donné et d'attribuer tous les bénéfices au public. Ce faisant, il suggère que, pour l'Amérique, le chemin du futur passe par la foi dans le pouvoir de l'opinion publique. Et, les lettres montrent bien que les auditeurs étaient conduits à ce type de réflexion.
Une nouvelle écoute
Si ces causeries ont été louées, des analyses ont aussi suggéré qu'elles furent surtout des moments de thérapie de masse : FDR aurait parlé d'un ton intime et confidentiel à un public traumatisé, cherchant désespérément à être consolé. Il suscitait des réactions émotionnelles chez un public qui s'accrochait à lui comme un enfant à son père. Peut-on alors considérer qu'il s'agissait de discours public ? Pour Kenneth Cmiel [11], ces causeries sont davantage des conciliations apaisantes que de véritables contributions au débat civique. Dans la continuité de l'approche critique des médias, la plupart des analystes ont conclu que ces causeries ont suscité des sentiments plutôt que des réflexions, de la passivité plus qu'un débat collectif ; ce qui confirmerait que les événements médiatiques construisent des audiences, plutôt que des publics. Ces causeries, indéniablement émouvantes par leurs appels dramatiques, mais aussi rassurantes, auraient donc aidé le pays à surmonter le traumatisme de la crise en retraçant les valeurs sociales traditionnelles. En même temps, comme événement transformateur, elles réalisent quelque chose de plus ou pour être plus précis quelque chose d'autre que d'une simple conciliation apaisante. Leur analyse montre qu'elles proposent aux auditeurs de nouvelles clefs pour l'écoute des débats publics.
Quels sont les sujets sur lesquels les auditeurs se focalisent dans leurs lettres au Président ? Il saute aux yeux que les auteurs des lettres ne s'engagent que très rarement dans des discussions politiques, préférant se centrer sur la « performance » de Roosevelt ou sa personnalité. Le codage des principales thématiques des lettres le confirme sans ambiguà ¯té. Parmi les trois thèmes principaux (voir tableau 1), la réalisation des causeries [12], Roosevelt et le programme du New Deal, plus des trois quarts des lettres privilégient les deux premiers, tandis que le troisième ne mobilise que 15% des auteurs. Même lorsque Roosevelt demande aux auditeurs de juger le New Deal selon les critères de leur situation personnelle [13], 19% seulement s'y réfèrent.
Cette tendance s'infirma un peu au cours du temps, les lettres entre la deuxième moitié de 1934 et 1936 marquant davantage d'intérêt pour les mesures politiques. On peut donc dire que le public fut moins sensible à la politique du New Deal définie par l'orateur qu'à Roosevelt lui-même et à ses émissions. Pour le dire autrement, les auditeurs réagirent davantage à la façon dont Roosevelt leur parlait qu'à ce qu'il leur disait.
Qu'est-ce qui comptait particulièrement pour les auditeurs dans la rhétorique du Président ? La simplicité et la sincérité. Sur les 380 lettres de l'échantillon, 207 (55%) décrivent l'émission et un tiers d'entre elles parle de son style « simple », « franc » (Tableaux 2a et 2b). Nombre des lettres parlent de son « anglais simple, familier, modeste, d'homme à homme, avec un message honnête, franc comme l'or » (# 40, 74 et 81). D'autres décrivent les causeries comme « des conversations ouvertes et simples, exemplaires de simplicité percutante. », « des discours clairs et lucides » qui ne « mettaient pas la barre trop haut » (# 168, 200, 210, 136). Pour beaucoup, les causeries semblent avoir représenté au moins deux choses. D'une part, les causeries montraient que, comme l'écrivait un homme, « on n'accuse plus le public, on l'informe » ; le public était mis dans la confidence du Président et non plus déprécié. D'autre part, les causeries étaient tissées d'une langue si simple que même les gens « les plus modestes », les « moins intelligents », les « étrangers » pouvaient les comprendre (# 43, 173, 29, 30, 4, 15). Cette capacité à parler à tous, dans un « bon anglais familier » était perçue par beaucoup comme un exemple de la « sincérité américaine ». Ou, dans une lettre plus tardive : « il y avait longtemps que j'attendais d'entendre un Américain parler comme un Américain » (#77 et 183).
Cette célébration de la simplicité et de la discrétion s'ancre dans une préférence ancienne des Américains pour un style de langage politique ordinaire. Selon Kenneth Cmiel [14], ce style s'est développé dans l'affrontement entre les pratiques politiques aristocratiques et populistes luttant pour conquérir une légitimité publique au xixe siècle. Lorsque les classes populaires entrèrent en politique, elles promurent l'absence de formalisme et la simplicité comme moyens de saper les traditionnels codes d'allégeance. À la fin du xixe siècle, cette rhétorique ordinaire était désormais vue comme le modèle démocratique et typiquement américain du discours politique.
La rhétorique radiophonique, dont ces causeries sont un exemple, capitalisent précisément sur ce style ordinaire. Comme le montre Paddy Scannell, pour surmonter la fracture structurelle de la communication (entre celui qui parle et ceux qui écoutent), la radio a adopté des formats de rhétorique « sociaux », i.e. qui parlent aux auditeurs. Sa rhétorique, informelle, intime, familière, cherche à adresser son message à tous les auditeurs comme individus particuliers ce qui a pour effet, conclut Scannell que la radio transpose les normes des relations interpersonnelles individuelles dans la vie publique.
Ces lettres montrent clairement que beaucoup d'Américains virent le style simple des causeries comme libérateur et élément intégral de la tradition politique de leur démocratie. En se concentrant sur des qualités qui nous paraissent triviales comme la sincérité du Président, les auteurs des lettres témoignent de ce que ces causeries les ont intéressés à l'espace public. En adoptant le ton ordinaire de la conversation, Roosevelt aborde la politique avec de nouvelles clefs : aucun président ne s'était jamais adressé à un public de masse de cette manière. Ce faisant, Roosevelt a littéralement invité le public à participer à l'espace public.
Certains répondront que Roosevelt jouait la comédie, que sa rhétorique était préparée, calculée pour que les auditeurs se sentent impliqués dans la conversation publique. Il y a nécessairement un aspect artificiel et dissimulateur dans un discours qui use d'un langage ordinaire à des fins de manipulation. Il y a même quelque chose de presque inquiétant dans le fait que les discours politiques sont si étroitement entrelacées avec les formats de la culture populaire. On peut répondre de deux manières à de telles accusations. Premièrement, les auteurs des lettres étaient parfaitement conscients du fait que les causeries étaient des spectacles ; ils les décrivaient souvent comme des « chefs-d'œuvre », des « essais magistraux » qui façonnaient une « nouvelle technique », un « nouveau genre d'homme d'État ». Sa technique inspirait des « félicitations chaleureuses », des applaudissements de son public, ébloui par la « conviction de son ton », sa « splendide voix radiophonique »… Certains se disaient même ses « fans », félicitaient Roosevelt d'être un « super-vendeur », un dirigeant dont les messages pourraient tirer le pays de la dépression. En d'autres mots, et contrairement aux approches critiques, les auditeurs de Roosevelt comprenaient que ces causeries étaient préparées et ils n'étaient en rien ses dupes. Deuxièmement, les auditeurs restaient nécessairement à distance des appels de Roosevelt. Dayan et Katz ont montré que les événements médiatiques peuvent toujours faire l'objet d'un usage hégémonique dans la mesure où ils sont organisés par le pouvoir, en l'occurrence par FDR. Pourtant, un événement médiatique implique par définition trois sortes d'acteurs : l'interprète, le diffuseur et le public, les deux derniers restant à distance de l'événement puisqu'ils contrôlent le moment de la réception. FDR ne contrôlait tout simplement pas les jugements portés par les journalistes ou par le public. Chacun, voire les deux, pouvait rejeter son message. Dans les lettres que j'ai étudiées, le public est moins bouleversé par les causeries qu'intéressé par la proposition de participer à une évaluation réflexive de l'état dominant des affaires publiques. La possibilité d'abus est ainsi souvent contrainte par cette particularité et la réflexivité qu'elle engendre.
Se sentir un citoyen de masse
Si les auditeurs étaient appelés à écouter des discussions sur la politique et à y réfléchir d'une façon nouvelle, quelle forme pouvait prendre cette réflexivité ? À première vue, par des sentiments. Sur les 380 lettres de l'échantillon, 236 (66%) font état de quelque sentiment éprouvé à l'écoute (cf. tableau 3a). Ces réactions étaient souvent individuelles : « cette causerie m'a tellement rempli d'espoir que je n'ai pu m'empêcher d'écrire » (#110) ; d'autres sont « remplis de fierté », « le cœur ravi », « ému aux larmes », « enchanté » (# 110, 86, 88, 127, 83, 184).
La radio joue un rôle central dans cette expérience collective : « avec des milliers d'autres citoyens de ce pays, dit un auditeur, j'ai écouté votre discours l'autre nuit ». Un autre parle en tant qu'« un parmi des millions d'auditeurs ». Même si écouter la radio à l'échelle de la nation n'était pas une nouveauté en 1932, écouter le président semblait une expérience unique. Une auditrice écrit qu'assise devant sa radio, elle pensait, comme des millions d'autres : « c'est mon Président qui parle, mon Président » (# 236, 152, 179). De telles phrases montrent que la radio, particulièrement lors de tels événements, ne privatise pas simplement l'acte d'écouter ou de regarder. La plupart des gens écoutaient ces événements en groupe, et ils ne les vivaient surtout pas comme des expériences solitaires. Les causeries semblent plutôt avoir suscité un sens du collectif, un sentiment d'appartenance à un ensemble large. Parfois, ce sens du collectif prend simplement la forme du pronom « nous » : « nous avons bu chacun de vos mots », « nous pensons comme vous », « nous étions tous bouleversés par votre dernière causerie hier soir », « votre autorité, votre personnalité a fait monter en nous un sentiment de patriotisme et de loyauté », « nous sommes tous avec vous » (# 70, 98, 278, 148). D'autres parlent au nom des « gens », du « peuple » : « les gens ont retrouvé courage et confiance », « je suis sûr que la majorité du peuple américain », « le peuple veut le New Deal » (#27, 219, 296).
Les auteurs des lettres parlent au nom d'un « vous » collectif non pour dire leur homogénéité ou leur inertie mais pour se voir reconnaître un certain poids ou statut dans le débat public. FDR, en s'adressant au public à la fois comme « vous » collectif et comme « vous » individuel, particulier, les invite à occuper ces deux positions. Et cela aide les auteurs à résoudre le dilemme auquel ils sont confrontés quand ils écrivent au Président. Pourquoi prendrait-il le temps de lire leur lettre ? Qu'est-ce qui leur donne, à eux, autorité pour intervenir dans le débat public ? Après tout, ils ne sont que des gens ordinaires, sans rapport avec les décisions politiques importantes discutées à la radio et dans les journaux. Se sentant peu importants, certains auteurs demandent à la secrétaire du Président de ne pas lui transmettre leur lettre. D'autres suggèrent au Président de ne pas perdre de temps à répondre à leur lettre. Cependant, la majorité souhaite que le Président lise leur lettre et leur réponde, parce qu'ils parlent au nom de la masse des citoyens ou du public. Comme FDR, la plupart des lecteurs adoptent la forme rhétorique du double vous : je parle en mon nom et au nom de tous les autres, et leurs lettres sont donc importantes parce qu'ils représentent le public ; parce qu'ils incarnent l'opinion publique, ce qui les légitime dans la sphère publique.
Les auteurs ont une double représentation de l'opinion publique. D'un côté, ils la voient comme la somme des opinions individuelles : « j'ai senti que je devais ajouter ma voix au concert de louanges… », « Puis-je ajouter un mot de félicitations à celui des centaines ou des milliers d'autres » (# 195, 255). La base rhétorique de ces lettres est celle de l'accumulation : une seule lettre de félicitations n'est rien ; mais, multipliée par des milliers, ces lettres gagnent en force rhétorique et, en tant que manifestation de l'opinion générale, en puissance. D'un autre côté, les auteurs développent aussi une conception plus complexe de l'opinion publique, proche d'une définition élitiste traditionnelle. Beaucoup de lettres disent que leurs auteurs ne se sentent pas tellement membre de la masse mais qu'ils apprennent à parler en ses termes, à les manipuler et à user de leur pouvoir. L'un dit que ses « impressions font écho à ce que ressentent la majorité des membres de (son) coin du Colorado ». L'autre soutient que « l'énoncé n'émane pas de (lui) seulement en tant que citoyen individuel mais qu'il est une expression possible, modeste, paisible de ce que pense et ressent toute âme vivante ». Un autre encore est emballé : « Tout le pays, j'en suis sûr, répond de la même manière que moi à vos causeries ». Même les auteurs qui n'apprécient pas les causeries raisonnent ainsi : « j'ai été déçu par votre causerie, comme, je pense, des milliers d'autres personnes ». Ces réactions peuvent se résumer dans une formule whitmanienne : « j'exprime assurément les sentiments et les croyances de la multitude » (# 250, 284, 240, 313, 97).
Mais n'est-il pas étrange de parler pour la « multitude », de s'exprimer au nom de toute l'opinion publique ? Que signifie cette prouesse ? On trouve des éléments de réponse chez Whitman qui, selon George Kateb [15], a formulé dans Song of Myself une théorie de l'individualisme démocratique : « Ce que j'assume, vous l'assumerez aussi. Pour chaque atome qui m'appartient comme pour les biens qui vous appartiennent ». Comme Whitman, les auteurs des lettres prétendent que ce qui les habite anime aussi les autres ; vivre en démocratie développerait une certaine reconnaissance du semblable, du droit de chacun à être reconnu individuellement. Prétendre parler au nom des autres est alors une revendication de reconnaissance : je me reconnais le droit de parler, d'être le porte-parole de l'opinion publique, comme je reconnais ce même droit aux autres. En d'autres mots, ils revendiquent leur empathie avec les autres citoyens. Par sa rhétorique (je parle à tout le monde comme individu particulier), FDR n'invite pas seulement des particuliers à participer à la vie civique, il les encourage aussi à reconnaître le droit des autres citoyens.
En résulte un vibrant moment de « sociabilité » : les références aux conversations, débats et discussions provoqués par les causeries fourmillent dans les lettres. L'une décrit une scène lors de la troisième causerie : « il y avait trois ou quatre cents hommes dans la pièce écoutant ce que vous disiez (…). À la fin, j'allais de groupe en groupe, discutant pour recueillir leurs réactions » (#125). Une autre décrit sa « petite sphère d'action dans laquelle il a eu plusieurs conflits verbaux avec des hommes d'une gourmandise égoà ¯ste à propos du brain-trust » (#260). Les gens écrivent au Président pour lui raconter leurs discussions avec les membres de leur famille, de leur paroisse, avec leurs amis (#137, 91, 146), pour lui parler des articles dans les journaux (# 144 ; 147) … Ainsi, les causeries ont conduit les auteurs de lettres à réfléchir de manière collective à la situation générale.
L'émergence de cette conversation nationale donne aux auteurs des lettres le sentiment que « quelque chose de nouveau et de bon [s'installait] dans la vie américaine ». Quelque chose qui provoque un sentiment nouveau : le sentiment d'être un citoyen parmi la foule, d'être donc un citoyen de masse. Les lettres accordent aux causeries le crédit d'avoir redonné à des millions de personnes confiance dans le fait que leurs actions et leurs opinions comptent. Une telle position dans la vie publique conduit les auteurs à agir. Ils démarchent leur communauté, parlent à leurs amis, aux clients des épiceries, à leur travail, pour jauger la teneur de l'opinion publique. Un homme d'affaires écrit à Roosevelt pour lui raconter les opinions favorables qu'il a entendu lors d'un voyage vers l'est du pays. Un autre lui signale qu'il garde une oreille attentive et 100% positive. Un autre encore l'informe qu'il est « disponible pour discuter de la situation dans le centre ouest à la convenance de [Roosevelt] » (# 278, 9, 175, 130, 177).
La foi dans l'opinion publique a toujours été, je l'ai dit, une marque de la démocratie américaine. Mais jamais l'opinion de masse n'avait semblé aussi tangible. Les lettres se réjouissent du nouvel optimisme que semblent avoir insufflé les causeries ; elles ont confiance dans leur influence salutaire sur les millions d'auditeurs, n'ont entendu que des « manifestations de coopération », des éloges à son égard (# 102, 117, 120). Même ceux qui sont moins assurés du succès de Roosevelt parlent en termes de public de masse : « le public est avec vous et c'est cela qui compte » (# 233, 277).
Du spectateur au citoyen
La transformation de l'audience en public étudiée ici s'inscrit dans la théorie de Daniel Dayan : les auditeurs sont invités à se considérer comme éléments d'une large histoire construite selon un idiome social spécifique (celui du tout le monde et chacun en particulier) ; ils sentent que l'on s'adresse à eux à la fois individuellement et collectivement et adoptent un même schéma pour leurs lettres (je parle pour moi et pour les autres). Munis de cette forme de reconnaissance, les auditeurs engagent toute une série de discussions avec leurs famille, amis, voisins et étrangers. Ce faisant, ils travaillent à établir un accord public autour des valeurs communes.
Ce sentiment d'appartenance et l'empressement à défendre des valeurs communes sont habituellement éphémères et difficiles à tenir dans la durée. Nous avons montré ici que la radio, comme langage, ne conduit pas nécessairement à dépolitiser la société. Certes, la radio retient les citoyens chez eux. Mais c'est précisément en raison de cette séparation physique de la foule des auditeurs que ceux-ci se sont fortement impliqués. En certaines occasions, les événements « transformateurs » provoqués par la radio rivèrent ainsi l'attention du pays sur ce qui devrait être plutôt que sur ce qui est. Le public a été ainsi conduit à participer à ces récits qui insistent non seulement sur la distance tragique entre le souhaitable et le réel mais aussi sur les moyens de la franchir [16]. Cette mise en récit est en elle-même politique dans la mesure où les individus doivent changer d'identités et de rôles. Et ceux-ci en retour sont plus ouverts aux occasions de discuter et d'agir, de défendre des valeurs partagées et d'exiger des actions politiques au nom de ces valeurs. Dans cette mesure, les audiences de médias se comportent bien comme des publics.
[1] Publié dans une version légèrement plus longue in Media, Culture & Society, n°23, n°6, novembre 2001, p. 767-780.
[2] « The peculiar public of television », Media, Culture & Society, n°23, n°6, novembre 2001.
[3] Dayan, D. et Katz, E., La télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996.
[4] Rosenman, S., Working with Roosevelt. New York, Harper & Brothers, 1952.
[5] Leuchtenberg W., Franklin D. Roosevelt and the New Deal, 1932-1940, New York, Harper & Row, 1963.
[6] Goffman, E., Frame Analysis : An Essay on the Organization of Experience, Boston, Northeastern University Press, 1986. Le shared footing désigne les présupposés d'une interaction partagés par les participants.
[7] Ryfe D., « Franklin D. Roosevelt's fireside chats », Journal of Communication, 43, p. 80-103, 1999.
[8] Chaney, D., Fictions of Collective Life : Public Drama in Late Modern Culture, London, Routledge, 1993.
[9] Dewey, J., The Public and its Problems. Athens, OH, Ohio University Press, 1927. Habermas, J., The Structural Transformation of the Public Sphere : An Inquiry into a Category of Bourgeois Society (T. Burger, trans.), Cambridge, MIT Press, 1991. Sennett, R., The Fall of Public Man, New York : Knopf, 1977.
[10] Scannell, P, Radio, Television and Modern Life : A Phenomenological Approach, Oxford, Blackwell, 1996.
[11] Cmiel, K., Democratic Eloquence : The Fight Over Popular Speech in Nineteenth-Century America, New York, William Morrow & Co, 1990.
[12] En anglais performance rend mieux compte de la dimension de spectacle de l'émission.
[13] Causerie 5 du 28 juin 1934.
[14] Op. cit.
[15] Kateb, G., « Walt Whitman and the Culture of Democracy », in T. Strong (ed) The Self and the Political Order, New York, New York University Press, 1992, p. 208-229.
[16] Alexander, J. C. & Jacobs, R. N., « Mass Communication, Ritual and Civil Society », p. 23-41 in T. Liebes & J. Curran (dir.) Media Ritual and Identity, London, Routledge, 1998.