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13 - Télévision, la quête de l’indépendance

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Bruno Masure, entre engagement politique et métier journalistique

Entretien réalisé le 24 juillet 2009.
Propos recueillis par Isabelle Veyrat-Masson et Evelyne Cohen.

TDM : Commençons par le commencement : Pouvez-vous nous rappeler votre formation ?

Bruno Masure : J’ai fait des études de science économique après une licence de lettres ; un DES de sciences politiques et l’Institut de Journalisme de Paris. C’est l’heureuse époque où l’on était absolument sûr de trouver du travail en sortant de la fac. Je ne savais pas trop ce que j’allais faire, je me suis donc retrouvé journaliste. Pas vraiment par hasard, parce que c’était quelque chose que j’avais envie de faire ; mais je pensais comme tout le monde qu’il fallait avoir du piston à Paris... Moi, j’étais un petit provincial sans aucune relation. J’ai fait mon mémoire de DES sur une comparaison entre RTL et Europe. À l’époque, ils avaient le matin la même grille, à la minute près ; on pouvait donc vraiment faire des comparaisons quasi « scientifiques ». Pendant 15 jours, j’ai tout enregistré, puis j’ai tout décrypté. C’était assez intéressant de voir quelle était la station la plus favorable à Israël, la plus favorable aux Américains, la plus gouvernementale, etc. C’était aussi un bon prétexte pour traîner dans les rédactions. Je suis ainsi rentré à Radio Monte-Carlo. Ça, c’est vraiment le hasard ! J’avais été à deux doigts d’être embauché au Point. Peut-être que si j’avais été embauché au Point, j’y serais encore maintenant… J’ai eu envie de quitter Radio Monte-Carlo après que l’on m’a expédié à Monaco ; j’y étais un peu dans le trou et j’ai eu envie de revenir à Paris. Pour cela, j’ai lancé plusieurs hameçons. L’hameçon qui a pris, c’est TF1. Encore un hasard. Cela aurait pu être RTL, Europe 1, n’importe. Voilà, je suis rentré à TF1 parce qu’à cette époque-là, un poste s’est libéré qui correspondait à mon âge, à mon salaire, à mon profil. Donc, ce n’est pas vraiment un choix.

TDM : Vous n’aviez pas l’envie de « faire de la télé » ?

BM : Non pas du tout. À la limite, moi, je préférais la radio. Mais ce qui m’a beaucoup plu dans la télé - moi j’adore le ciné, j’adore le montage - c’était le maniement d’images. Mais pas un millième de seconde, quand je suis arrivé à TF1, le 1er novembre 1975, j’ai pensé un jour présenter le journal. Moi, ce qui m’intéressait, c’était de faire du reportage et surtout de travailler, de faire mon maximum et de travailler l’image.

TDM : Ainsi, vous êtes arrivé à la télévision. Est-ce que « la télévision rend fou [1] » ?

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BM : Le titre de mon livre, évidemment, est un clin d’œil. C’est un peu la célébrité qui rend fou ; la télévision est un facteur - beaucoup plus que la radio - de célébrité parce que c’est comme ça, on est dans une société où on valorise plus, on vedettise beaucoup plus les gens qui font de la télévision plutôt que de la radio ; ce qui est un peu idiot parce que les gens qui font, par exemple, la radio le matin sont des gens qui ont un auditoire considérable et on parle très peu d’eux dans les Télé 7 Jours et autres. Vous voyez peu de reportages sur les gens de radio alors que dès que les gens de télé présentent un jeu débile, on fait trois pages sur eux. Moi, je l’ai vécu de façon caricaturale. J’ai suivi pendant des années à TF1, qui était à l’époque, de très loin, la première télé de France et d’Europe, les activités de Mitterrand, homme politique, puis Président de la République, et pas une seule fois, un journal, même sérieux, Le Monde ou Télérama ou autre, ne m’a interrogé pour savoir comment ça se passait : est-ce qu’on surveillait ce que je disais, est-ce que j’avais des retours ou est-ce qu’il téléphonait à mes chefs pour se plaindre d’un commentaire, quand on était sur un voyage officiel, est-ce qu’il venait jeter un coup d’œil au montage enfin ce genre de choses qui, moi, me paraissaient intéressants journalistiquement. Personne n’est venu voir comment on fonctionnait – alors que l’on dit toujours qu’on est sous l’influence du pouvoir politique. Et du jour où je me suis retrouvé présentateur… le jour même, j’ai eu sur mon bureau 15 demandes d’interviews et les questions étaient aussi passionnantes que « est-ce que vous préférez les chats et les chiens ? est-ce que vous êtes slip ou caleçon ? est-ce que vous êtes mer ou montagne ? ». Voilà. Ceci pour vous dire qu’effectivement, la télé, c’est hélas…

TDM : …la célébrité. Ce qui m’intéressait en fait, c’était plutôt fou. Pourquoi fou ? Est-ce qu’on perd le contrôle de soi-même ?

BM : Non et oui. Parce que c’est une bonne occasion de laisser éclater sa mégalomanie ou sa mythomanie. Le pouvoir de l’antenne y fait beaucoup ; le fait d’être reconnu, c’est ce qui compte. Il y en a qui explosent. Le fait d’être reconnu dans la rue donne l’impression d’être un « surhomme » ou une « surfemme ». C’est complètement idiot mais ça existe. C’est vrai qu’être beaucoup à l’antenne et avoir un nom connu, avoir une notoriété, c’est d’abord très flatteur pour l’ego mais en plus ça génère plein de satisfactions dans la vie quotidienne : vous êtes invités dans des « trucs » plus ou moins luxueux, vous recevez tous les bouquins de la terre, des disques, etc., on vous prête des vêtements quand vous êtes présentateur, etc. Cela génère un tas d’avantages, ce qui fait que les gens se battent pour les places et être reconnu par sa crémière. Pour certains c’est le but de leur vie. Avant, il n’y avait que le narcissisme, et puis s’est ajouté l’explosion des télévisions privées. Maintenant, il y a aussi l’argent. Plus on se montre, plus on gagne d’argent. Les salaires sont devenus assez délirants. Ces deux causes s’ajoutent pour expliquer que les gens se battent littéralement comme des chiffonniers pour certains postes et sont prêts à marcher sur le ventre du petit copain pour y arriver.

TDM : Est-ce que cette situation, est-ce que cette « folie »â€¦ vous rend fort ou vous rend faible ? Par rapport aux pressions politiques, économiques, etc. ?

BM : C’est une bonne question. Je pense qu’on se tient par la barbichette… Par exemple, quand les hommes politiques invitent quelqu’un qui est connu, ils se sentent valorisés ; s’ils tutoient le présentateur du journal ou le rédacteur en chef de Libération, ils se sentent une certaine importance ; et réciproquement pour le journaliste, être dans les petits papiers des hommes politiques qui comptent, c’est aussi une forme de valorisation. Je pense donc que, pour schématiser un peu, chacun instrumentalise un peu l’autre ; les journalistes ont besoin des hommes politiques et les hommes politiques ont besoin des journalistes ? C’est un jeu un peu pervers et on s’arrange finalement pour - je schématise - plus ou moins inconsciemment, se neutraliser les uns les autres, pour ne pas se faire trop de mal [2]. Les journalistes ne sont pas là pour détruire les carrières des hommes politiques parce qu’ils se disent « on ne sait jamais, celui-là est au fond du trou mais peut-être qu’il peut remonter au sommet l’année prochaine », et idem du côté des hommes politiques. Ils ménagent beaucoup les journalistes parce que là aussi, ils se disent « celui-là, sera peut-être rédacteur en chef l’an prochain, donc c’est quelqu’un à ménager ».

TDM : Votre notoriété vous rend-elle fort en définitif ?

BM : Oui, c’est une protection. Surtout en interne. Pour moi, ça m’a semblé évident. J’ai eu la chance d’avoir 7 Sept d’Or et j’avais toujours de très, très bons sondages ; c’était vraiment mon bouclier. Parce que je sentais bien, surtout vers la fin, qu’il y avait de fortes tentations de me renvoyer à mes chères études. Pour quelle raison ? Parce que je n’étais plus en adéquation avec la façon dont on bossait. Effectivement, plusieurs de mes patrons-bien-aimés avaient envie de me mettre à l’écart mais ils n’osaient pas en se disant « il est quelque part intouchable, du fait de sa popularité ». Jusqu’au jour où il y en a eu un, Xavier Gouyou-Beauchamps, qui lui a osé, ce que n’avait pas osé faire Elkkabach.

TDM : Vous-même, étiez-vous sensible aux sondages ?

BM : On est obligé de les suivre parce qu’ils sont publiés. Ils sont là. Il y a deux sortes de sondages : certains sont faits en interne dans les chaînes. Ils ne sont pas publiés et sont faits uniquement à destination de la direction. Ils sont très important parce qu’ils aident la direction à savoir où vous en êtes vis-à-vis du public. Parce que ce qui compte, c’est la satisfaction du « client » pour parler un peu cyniquement. Si les « clients » affichent leur satisfaction, ils se disent « celui-là c’est un « emmerdeur », celle-là c’est une « péteuse », mais bon, c’est compliqué de la dégager parce que ça va faire du schproumf ». Les autres sondages sont publics ; ils sont dans Télé 7 Jours, Télé Poche, etc. Et honnêtement, s’ils sont bons, c’est flatteur pour l’ego. C’est assez satisfaisant de savoir que les gens pour qui vous bossez sont à peu près contents de la façon dont vous bossez et puis, encore une fois, vis-à-vis de vos employeurs, c’est une formidable protection.

TDM : Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction entre votre prise en compte des sondages (ils vous protègent), et de l’autre côté, ces mêmes sondages qui disent que 60 % des journalistes de télévision sont malhonnêtes ?

BM : Non, ce n’est pas contradictoire parce que les sondages dont je parle, moi - j’en ai pourtant profité - n’ont aucun intérêt. C’est « est-ce que vous préférez Laurence Ferrari à « machin » ? ». Bon, ça amuse, c’est pain béni pour Télé 7 Jours. Et puis cela leur permet de faire des petits jeux ridicules comme de monter l’une contre l’autre, Laurence Ferrari contre Chazal, etc. Ce sont des jeux de notoriété. En revanche, autre chose est le sondage auquel vous faîtes allusion, ça c’est beaucoup plus sérieux, c’est sur le métier de journaliste. Les gens peuvent préférer Chazal à Ferrari mais se dirent que quelque part ni l’une ni l’autre ne fait bien son boulot. C’est ça la question. À partir du moment où on dit « préférez-vous ? », il y a quelqu’un qui arrive en tête et l’autre derrière, mais la question n’est pas « est-ce que vous trouvez qu’ils font bien leur travail ? ». Si la question était celle-là, les réponses seraient peut-être différentes. Je le pense.

TDM : Revenons au métier de journaliste. Est-ce que vous voyez des faiblesses particulières des journalistes de télévision ? Est-ce que vous avez vu des progrès depuis le début de votre carrière dans l’indépendance des journalistes de TV ?

BM : Le danger qui me paraît évident, c’est la place de plus en plus importante donnée à l’émotion, à la compassion et également à la part de plus en plus forte, faite aux faits divers tragiques. Dès qu’il y a une malheureuse jeune fille qui se fait agresser dans le RER, deux enfants qui brûlent dans un appartement, ou un petit vieux qui se fait attaquer, on est totalement dans le compassionnel et on en « fait » énormément. Ce n’est pas du tout innocent. Cela permet aux téléspectateurs de se projeter dans ces faits divers. Les gens se disent que cela aurait pu arriver à eux ou à leurs enfants. Et en terme commercial, ce sont des choix qui ne sont pas le fait du hasard. Au niveau des rédacteurs en chef des journaux télévisés, ceux qui décident des reportages, de l’ordre des reportages le font pour l’audience, c’est très important de faire de l’audience ; ce n’est pas la peine de se cacher derrière le bout de son nez. Or, l’audience d’un journal est très importante parce que c’est l’heure où les tarifs de publicité sont les plus chers. Et on fait plus d’audience quand on parle des malheureux Marseillais qui ont failli voir leur maison brûler que quand on parle de la réforme de IUFM. Alors que moi - c’est pour ça que j’étais de moins en moins en adéquation avec les gens avec qui je travaillais - je pense que notre travail, c’est faire de la pédagogie. C’est vraiment d’expliquer aux gens le fonctionnement du monde. Je trouve par exemple que sur les questions de finance internationale, on n’est pas allé assez loin dans notre travail de pédagogie. Quand on proposait en conférence de rédaction de faire un sujet sur le FMI, les gens vous regardaient avec des yeux ronds en disant mais ça va ennuyer tout le monde, que ça n’a aucun intérêt, etc. Et quand vous dîtes on va faire un sujet sur un petit vieux qui s’est fait tabassé par des voyous, tout le monde applaudit des deux mains. Parce qu’on sait que les téléspectateurs vont adhérer beaucoup plus à ce choix-là…

TDM : Avez-vous fait ce type de sujets ?

BM : Oui. C’est même pour ça que je suis parti sans remords, parce que je le vivais de plus en plus mal. C’est compliqué un journal télévisé, c’est vraiment un travail collectif. On est une bonne dizaine à décider : les rédacteurs en chef, les chefs de service, les présentateurs, le directeur de l’info… Dans toute décision, on est dans la minorité ou dans la majorité. Moi, dans nombre de fois - c’est pour ça que je n’étais pas toujours bien dans ma peau - je devais assumer, devant des millions de téléspectateurs, des choix avec lesquels je n’étais pas d’accord. Vous pourriez me dire - et c’est vrai - que j’aurais pu partir. C’est un problème de courage. Pour moi, la caricature de la caricature c’était un mois avant d’être dégagé de France 2, et je savais déjà à l’époque que j’étais plus prêt de la sortie que de l’augmentation, c’était la mort de Diana. Le hasard a fait que j’étais sur le tableau de service ce funeste week-end. J’ai vécu tout cela comme un délire. On a passé des reportages qui n’avaient aucun intérêt, des témoins qui n’avaient rien à dire. J’ai assumé tout cela, hélas. Mais ce n’était pas du tout mes choix. C’est pour ça que je suis parti vraiment sans regret ni amertume. Je me suis dit que cela ne changerait jamais vraiment. C’était en effet quinze jours, trois semaines après l’arrivée de Albert du Roy comme nouveau directeur de l’information. À son arrivée, il avait réuni toute la rédaction dans une grande salle pour faire un grand discours aux troupes en disant : « bon maintenant c’est fini, on va arrêter de faire du mauvais TF1, on va arrêter de faire du mauvais Paris Match. On va se recentrer sur les fondamentaux, on va revenir à l’information internationale, économique. On va faire de la pédagogie justement sur les institutions financières ». Enfin, moi j’applaudissais des « 4 mains ». Et puis arrive l’histoire de Lady Di et là, vraiment - ce serait intéressant de reprendre tous les journaux de l’époque - on a fait plus mal, plus long que TF1. Et en plus, sans gagner de téléspectateurs. On aurait cassé la baraque, on aurait pu dire cyniquement : « on a fait un travail de m… mais au moins, on a fait « péter » l’audimat ». Mais même pas. On a perdu sur tous les tableaux : sur l’honneur et sur la crédibilité, sur tout.

TDM : Vous pensez que le fait divers n’a pas sa place dans un journal télévisé ?

BM : Si, si, mais je pense qu’on lui en donne trop. Michael Jackson ! Moi, j’étais effaré de voir qu’on faisait des journaux entiers sur Michael Jackson. C’est toujours pareil, on avait l’impression que la terre entière s’était arrêtée de tourner, qu’il n’y avait plus de guerre nulle part, qu’il n’y avait plus d’attentat nulle part, qu’il ne se passait rien dans le monde parce que Michael Jackson était mort. C’est complètement dingue. On ne fait pas son métier. Heureusement il y a des rédactions différentes. Le matin de la mort de Jackson, j’ai beaucoup zappé sur les radios : Europe 1 et RTL faisaient de la « Jacksonmania » à 300 % ; les seuls qui ont fait à peu près leur travail, c’est France Inter. Ils ont fait 8 minutes sur Jackson mais ils ont quand même parlé du reste du monde. Le reste du monde a été balayé à RTL et Europe. Je pense que ce n’est pas sérieux.

TDM : Pour vous, la contrainte d’audience est un problème ?

BM : Oui, exactement. Il faut comprendre comment ça se passe. Tout le monde a des comptes à rendre à son supérieur, comme dans l’armée ou dans une administration. Comme dans tous les métiers. Le rédacteur en chef a des comptes à rendre au directeur de l’info qui a des comptes à rendre au PDG de la chaîne. Et les comptes, c’est l’audience. Surtout dans le contexte d’une concurrence effrénée entre la Une et la Deux, notamment à 20 heures et à 13 heures. Si le rédacteur en chef se calque sur le Monde Diplomatique ou à La Croix « On a ouvert sur l’Ouganda, puis après on a fait la crise au Zimbabwe et puis après on a fait Madagascar. On a fait 8 % d’audience ! », il ne fera pas trois semaines. Tout le monde est obsédé par cette course…

TDM : Et vous trouvez que cette attention à l’audience n’est pas légitime ?

BM : Elle est compréhensible. Elle est uniquement économique : il faut vendre de la pub. Le but du jeu n’est pas de dire « on est les plus regardés », ça on s’en moque. Le but du jeu est de dire « on a vendu 200 millions de pubs de plus que nos camarades à la fin du mois ».

TDM : Ça ne vous contrarierait pas de faire un journal qui n’est pas regardé mais formidablement intelligent ?

BM : Non mais, il ne faut pas tomber dans l’extrême inverse. On ne fera jamais aussi bien que TF1, donc, faisons autre chose, marquons notre différence. On est le service public, donc on doit traiter des sujets que ne traite pas TF1 ; on doit avoir un journal différent.

TDM : Pouvez-vous nous expliquer concrètement le mécanisme des décisions ?

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BM : Ils sont différents à TF1 et à France 2. À TF1, le présentateur est vraiment le vrai décideur, c’est-à-dire que chacun a ses lubies et ses caprices. Par exemple, Chazal adore la danse ; il y a donc très souvent des sujets de danse. Parce que c’est elle qui les demande et qui les impose. Je me souviens, dans le temps, j’avais un rédacteur en chef qui était passionné de voile. Tous les week-ends quasiment, on avait un sujet sur la voile. Il y en a qui adorent le cinéma, il y en a qui adorent le foot. Ce sont des discussions, de vrais débats, en conférence de rédaction. Je vous dis, on est 5-6 décideurs : il y a le rédacteur en chef, son adjoint, les principaux chefs de service, le présentateur. Quelquefois le directeur de l’information vient mettre son grain de sel, et on discute. Parfois, à perte de vue. On perd beaucoup d’énergie et de temps en disant justement : « est-ce qu’il faut démarrer par les incendies de forêt ou par, je ne sais pas, les ennuis d’Obama aux États-Unis avec son plan de sant頻… ce genre de trucs. Donc, on discute, on argumente, etc. Ça prend beaucoup de temps et d’énergie ; et puis, à un moment, il y a un consensus qui se fait. Il n’y a pas un vote à main levée, ça ne se passe pas comme ça, mais il y a un moment où l’heure tourne, on ne peut pas discuter jusque 8 heures moins 5. Quelqu’un tranche. En principe, c’est le rédacteur en chef, et si vraiment il y a un débat, le directeur de l’info. Mais ça va rarement jusque-là. On a tous des tempéraments différents. Quelqu’un comme Bilalian, avec qui je travaillais en binôme, est quelqu’un de très « teigneux ». Il est capable pendant une heure, de se battre pour l’ordre, l’ouverture de son journal. Moi, ce n’était pas mon truc. Moi je trouvais que j’avais mieux à faire. J’avais envie de préparer le journal, de travailler, de lire les dépêches et les journaux. Au bout d’un certain temps, je laissais tomber la discussion, parce que je n’ai pas un tempérament batailleur. Le tempérament compte. Il y a des grandes gueules, il y a gens pour qui c’est une question d’orgueil : il faut qu’ils gagnent. Il y a des rédacteurs en chef plus ou moins intelligents, il y en a qui savent écouter, il y en a qui imposent leur point de vue de façon autoritaire…

TDM : Et les impératifs politiques, là-dedans, comment interviennent-ils ?

BM : C’est très subtil [3]. Jamais quelqu’un ne dira « il faut aider le gouvernement ; sa réforme a du mal à passer ». Jamais. Ça se passe beaucoup plus dans la subtilité, en particulier pour les sujets, les thèmes délicats. Moi, je me souviens par exemple des ennuis de Tiberi à l’hôtel de ville de Paris. On était un certain nombre à dire qu’il faudrait faire un sujet là-dessus un jour, parce qu’un élu, un maire accusé d’avoir tripatouillé c’est tout de même grave… On s’entend dire qu’on ne peut pas parce que Tiberi refusant de parler, le sujet serait déséquilibré… Oui, mais s’il ne parle jamais, il n’y aura pas de sujet du tout ! Il y a une part de mauvaise foi chez les uns et chez les autres. Est-ce que c’est politique ? Je pense que le plus souvent de la part des rédacteurs en chef et des chefs de service, ce n’est pas du militantisme, au mauvais sens du terme, c’est beaucoup plus la peur des emm… tout simplement. C’est quelque chose d’assez humain.

TDM : Vous aviez un rôle de décideur quand vous étiez présentateur ?

BM : Oui, on peut beaucoup plus peser. Sur TF1, le rédacteur en chef est un exécutant. Il obéit, il fait ce qu’on lui dit de faire. Surtout des gens comme Pernaut ; il y a des jours où - c’est un vrai scandale - il n’y a pas de politique du tout dans son journal. Parce que lui, la politique, ça l’embête ; il évacue. Il trouve que ça n’a aucun intérêt. Poivre d’Arvor aussi avait ses lubies.

TDM : Est-ce Laurence Ferrari qui décide du contenu du journal ?

BM : Ça dépend du poids du présentateur… Il y a le poids, l’ancienneté, etc. Quelqu’un comme Poivre, qui était là depuis 10 ans et ,à l’époque, très bien vu de Bouygues, avait un poids beaucoup plus fort que ne peut avoir Ferrari qui n’est là que depuis un an. Moi, je préfère - même si, encore une fois, on perd beaucoup, beaucoup d’énergie et de temps - France 2 ou France 3, où c’est vraiment collectif. Mais c’est beaucoup plus compliqué. On est vraiment dans le débat avec tout ce que ça suppose d’énervement, et en même temps, c’est plus démocratique.

TDM : Est-ce que depuis le début de votre carrière, vous avez vu un progrès ou une évolution quant à l’indépendance du journaliste vis-à-vis du pouvoir politique ou du pouvoir économique ?

BM : La vraie différence résulte de la multiplication des chaînes. Avant, quand j’ai démarré au « glorieux » temps de l’ORTF, il y avait deux, voire trois chaînes de télévision. C’était donc très facile pour le pouvoir politique de mettre des couvercles sur ces différentes marmites. Trois rédactions, ce n’est pas compliqué à surveiller. Il y avait trois radios. Là aussi, on peut faire les gros yeux facilement. Maintenant, il y a 40-50 chaînes de radio et 20 chaînes de télé. C’est beaucoup plus compliqué. Il y a une sorte d’émulation. Et je ne parle pas d’internet qui est capable de sortir des « affaires », c’est encore un autre problème. Maintenant, on n’imagine plus qu’un problème soit totalement mis sous le boisseau. L’affaire des diamants de Bokassa est un bon exemple. À l’époque, j’étais à TF1 - je me souviens très bien d’une conférence de rédaction en particulier qui était assez rigolote. Certains responsables de l’époque voulaient que l’on ne fasse qu’une brève de cette affaire. Et c’est uniquement parce que Gicquel a mis son poste en jeu, qu’on en a parlé. Il serait impensable maintenant qu’une affaire comme les diamants soit passée sous silence.

TDM : Avant, la presse écrite jouait son rôle tout de même ?

BM : Entre la presse et la télé, c’est un peu toujours la même chose, un jeu de miroirs. On constate un manque d’imagination et de travail de la part des journalistes. On fait beaucoup le journal de 20 heures à partir du Monde. Tout le monde a le journal sur sa table à 3 heures de l’après-midi et selon ce que sort Le Monde, selon ce qu’il dit ou ne dit pas, ça influe sur nos propres choix. Et inversement, les journaux sont faits - les unes du Parisien Libéré ou autre - trop souvent, sur ce qui est traité à 20 heures. Il existe une sorte de suivisme que, moi, je ne trouve pas sain. Quand on n’a pas d’idée, on regarde les journaux pour voir s’ils ont plus d’idées que nous. Et on suit. Quand Libé sort une info, ou Le Monde, ou le Canard sur telle ou telle affaire, cela peut déclencher un reportage. Alors que l’on se serait bien gardé de faire soi-même l’enquête sur des sujets considérés comme sulfureux. Quand je dis « on », il s’agit de la hiérarchie, ce ne sont pas les journalistes. Souvent, les journalistes de la rédaction demandent à travailler sur telle ou telle enquête. La hiérarchie trouve toujours des excuses plus ou moins « foireuses » pour gagner du temps en espérant que d’autres feront le « sale » boulot. C’est toujours plus facile de suivre Le Monde dont l’enquête prouve que tel député est un vendu que de la faire soi-même. Parce qu’on vous demandera : « mais pourquoi avez-vous enquêté sur machin ? Aviez-vous des consignes ? Qu’est-ce qui vous a pris ? », etc. « On » est très frileux.

TDM : Est-ce que les enquêtes impliquent un gros budget ?

BM : C’est le problème. Un des grands problèmes de la presse française, et surtout de l’audiovisuel, c’est que les enquêtes coûtent très cher. Si on veut vraiment faire une enquête sérieuse sur un scandale, ou tout simplement traiter un sujet à fond, pendant 8 jours par exemple, ou 15 jours, le journaliste ne devra faire que cela : il ira se promener, prendra des rendez-vous, ira voir des gens, etc. Il sera donc payé pendant 15 jours sans avoir de rentabilité à l’antenne et cela, pour un chef de service, c’est quasiment infaisable, parce qu’on est en flux tendu. On n’est beaucoup moins nombreux que les gens ne l’imaginent, les journalistes travaillent beaucoup plus que certains ne le pensent. C’est donc quasiment impensable dans une rédaction, ou du moins très rare, qu’on dise à un journaliste « vas-y, pendant 15 jours, tu as quartier libre pour creuser tel sujet ». On reste donc à la surface des choses. Une enquête en 2 jours, ce n’est pas une enquête, ce n’est pas sérieux. Ou alors, comme je vous le disais, on se raccroche au travail des autres et on réécrit ce que l’on trouve dans Le Monde, dans Libé, dans l’Obs., dans l’Express…

TDM : Quand nous vous avons posé la question de l’indépendance, vous avez parlé du rôle des autres chaînes. Vous n’avez pas mentionné les instances de régulation : Haute Autorité, CSA… Quels changements avez-vous remarqué depuis la création de la Haute Autorité ?

BM : J’aurais une réponse méchante sur le CSA actuel qui, pour moi, s’est couvert de déshonneur en trouvant, par exemple, très bien la réforme Sarkozy sur la nomination de PDG de chaînes, alors que ça lui retirait son seul pouvoir. Ce sont des gens qui sont totalement masochistes, totalement serviles. Quant à la Haute autorité, je pense surtout que la personnalité de Michèle Cotta a beaucoup joué. Je l’ai vraiment vécu de près - parce que Cotta était une journaliste politique très proche de Mitterrand, de Chirac, de Marchais, enfin des leaders de l’époque. Comme elle avait leur confiance, elle a pu leur expliquer que, quand on faisait des « conneries », pour parler normalement, ce n’était pas forcément un grand complot, qu’on n’était pas anti-chiraquien, ni anti-mitterrandiste, ni anti-giscardien. Quand on fait des « conneries », c’est parce qu’on travaille à toute vitesse ou qu’on ne travaille pas sérieusement et qu’on ne connaît pas toujours nos dossiers, etc. Elle a joué un grand rôle de « go between » entre tous ces gens-là. Le cordon ombilical n’a jamais été rompu, mais il a été, à cette époque-là, assez sérieusement écorné.

TDM : Le rôle des personnes est-il plus important que celui des institutions ?

BM : Pendant un an, cela a vraiment « vasouillé » à la Haute Autorité. Fabius a imposé à Michèle Cotta la nomination d’Héberlé, etc. Petit à petit les choses se sont mises en place et franchement, cela c’est beaucoup gâté avec la mise en place de la CNCL qui s’est ridiculisée. Et puis, maintenant, avec le CSA actuel, franchement, on a l’impression que c’est une chambre d’enregistrement. Ils ne font pas leur travail. Il y a des nominations récentes au CSA qui laissent assez pantois sur la qualité des gens qui y sont, sur la raison qu’ils ont d’y être.

TDM : Nous voulions vous poser une question un peu personnelle. Peut-on très être proche d’un parti et rester un journaliste indépendant ?

BM : Je pense que c’est vraiment une question d’honnêteté intellectuelle. C’est compliqué à expliquer. Moi, cela me paraît évident que, en effet, « l’objectivité n’existe pas ». On a tous un vécu, des origines sociales, des études différentes. Quelqu’un dont les parents sont juifs « militants », et un autre, musulmans « militants », n’ont pas la même perception du monde. Des enfants de parents dentistes dans le 7ème arrondissement et d’autres venant des cités, n’ont pas la même perception du monde. On a tous un vécu, des idées politiques, une personnalité, on vote. L’objectivité, pour moi, est donc impossible parce que nous ne sommes pas des robots. Ce qui compte c’est l’honnêteté. Moi, je crois qu’elle est possible.

TDM : Dans la même direction… Pour vous, est-ce que les mots d’esprits -c’est ce qui vous caractérise - ont un rapport avec la pensée de l’indépendance ? Est-ce que c’est une manière de mettre les sujets à distance ?

BM : Un peu oui. C’est ma façon de fonctionner. Mais les mots d’esprits ou les calembours, ce n’était pas sur les sujets sérieux qu’ils s’exerçaient. C’était ma façon à moi de montrer que j’avais de la distance sur les nouvelles que je donnais. Notre boulot, c’est de hiérarchiser l’information. C’est pour ça que je suis toujours un peu énervé quand on ouvre sur un fait divers. Encore une fois, l’extension du sida en Afrique, c’est autre chose que les malheurs de l’Olympique de Marseille, franchement. Il y a beaucoup de rédacteurs pour qui les malheurs de l’OM sont plus importants que le sida en Afrique. Et donc, on a un vrai travail encore une fois de pédagogie, on a une vraie responsabilité et donc on doit leur expliquer que le sida en Afrique, c’est plus important que les malheurs de l’OM. Moi, j’essayais de montrer que justement, je n’étais pas dupe de certaines informations. On peut plaisanter sur les malheurs de l’OM, bien que les gens n’aiment pas ça. On ne plaisante pas sur le sida en Afrique. C’était une manière de me distancer.

TDM : Pour prolonger cette affaire de l’humour, qu’est-ce que vous pensez de ce qu’on appelle « l’infotainement », c’est-à-dire les relations fusionnelles entre l’information et le divertissement ? Est-ce qu’on peut faire du journalisme en faisant des émissions de divertissement ?

BM : Je bats ma coulpe, parce que je l’ai fait, comme tout le monde, notamment quand j’étais en promotion pour des bouquins. En général, on est poussé par l’éditeur et on ne dit pas toujours non. Et puis, c’est souvent l’occasion de passer un bon moment. Mais je pense qu’on a tort. De même que les hommes politiques ont tort de se prêter à ces jeux… Je voyais l’autre soir sur Canal +, François Hollande, Jack Lang ou d’autres… moi ça me pose problème. Je pense qu’ils ont totalement tort parce que c’est une perte de crédibilité. On n’imagine pas une seconde ni Mitterrand, ni de Gaulle, ni Pompidou allant faire le clown à Canal +. Je pense que, hélas, c’est la société dans laquelle on vit qui mélange tout. Chacun perd ses repaires et c’est vrai que nous y contribuons, en allant faire le clown dans ce genre d’émissions. J’ai arrêté de faire des émissions d’infotainment. Dans les dernières années, ça ne me posait pas de problème parce que j’étais sorti du peloton. J’ai été notamment dans la bande à Ruquier quand j’étais encore au journal télévisé et c’est vrai, il y avait une forme de schizophrénie. Cela me posait problème par moment parce que le midi, avec Ruquier, je disais des conneries sur Giscard d’Estaing, et le soir je remettais ma cravate pour poser des question à Monsieur Giscard d’Estaing. Si mon PDG de l’époque avait dit « Ã©coutez, vous n’avez rien à faire chez Ruquier », j’aurais été obligé de dire qu’il avait raison. Personne ne m’a rien dit, ce qui prouve que le système est quand même un peu vérolé de partout et que là aussi, les cliquets ne fonctionnent pas.

TDM : Pensez-vous que cela ait joué un rôle dans votre éviction ?

BM : Non, non, j’étais mal vu à cause de ma façon de réagir sur l’info. Mon procès avait commencé lors de la première guerre du golfe, en 90, la première. J’avais refusé de faire les émissions spéciales. On a dit n’importe quoi parce qu’on n’était au courant de rien. Nos seules sources d’informations, entre guillemets, c’était Radio Bagdad et le Pentagone. Même les gens qui étaient sur place, enfin en Arabie Saoudite, étaient à 1000 kilomètres du front. On ne savait rien de ce qui se passait. Même encore aujourd’hui, on ne sait pas combien il y a eu de morts, côté irakien. Donc, j’ouvrais ma « grande gueule » et ils me regardaient tous comme un anormal. En plus, c’était de jeunes journalistes, ils n’avaient même pas fait leur service militaire. Ils étaient, dans leur tête, tous déguisés en soldats ; ils étaient en treillis. J’ai refusé de jouer à la guerre, c’était incompréhensible pour eux. C’est plus ça. Si mon éviction avait été politique, comme j’étais identifié socialo, ce n’est pas à l’époque de Jospin triomphant que j’aurais été viré.

TDM : Et rire de la politique, cela vous a déservi ?

BM : Tous les présentateurs le faisaient. Et les hommes politiques aussi. On est tous tombés toute la marmite. Et ça continue. Regardez Hollande, sur Canal. Bon, ils font ce qu’ils veulent, mais je pense qu’ils dévalorisent vraiment la fonction, mais c’est leur problème.

TDM : Selon vous, existe-t-il des différences - dans l’information - entre télévision privée et télévision de service public ? Au niveau de l’indépendance à l’égard des politiques, des entreprises, etc. ?

BM : Oui… Honnêtement, enfin, c’est compliqué parce que… quand j’étais à TF1, salarié de TF1-Bouygues, après la privatisation, très honnêtement, à mon niveau, je n’ai jamais eu vraiment de consignes me disant « dîtes du bien de tel annonceur. Ne dîtes pas de mal de tel annonceur. Dîtes du bien d’untel, on essaie de l’avoir comme annonceur ». C’est vrai que de temps en temps - je l’ai dit en plaisantant - on voyait arriver des reportages sur la mosquée de Casablanca ou sur le pont de l’Ile de Ré. Quand on sait que c’est Bouygues qui les construisait, on comprenait un peu mieux. C’était du service après-vente. Mais très franchement… Ça passe, peut-être, par le responsable du service économique à qui on conseille dans le creux de l’oreille d’aller faire une enquête chez telle entreprise dont on est copain du PDG ou de ne pas trop dire du mal de telle autre entreprise dont le PDG est un copain de Bouygues ou autre. Moi, je peux témoigner qu’à mon niveau, je n’ai pas vu de différence avec le service public. Et c’est pareil pour ce qu’on appelle les pressions politiques. Tout ça est très subtil encore une fois. Il n’y a pas de note de service dans les couloirs disant « ne dîtes pas de mal du gouvernement ni du Président de la République », c’est évident. C’est infiniment plus subtil ; il s’agit de réflexions qu’on vous fait dans le couloir. On ne vous convoque pas dans le bureau pour vous faire des remontrances, mais en vous croisant aux toilettes, le directeur de l’info vous dit « ah ben dis donc, hier soir, t’étais vachement punchy. Pour l’interview, je ne sais pas ce que tu avais mangé… » sous-entendu, la prochaine fois, fais un tout petit peu moins agressif, sois un petit peu plus calme. Un exemple qui m’a marqué : un directeur de l’info, dans le couloir, me dit un jour « ah, j’ai écouté avec intérêt la douce musique anti-gouvernementale qui émane du 20 heures actuellement ». Voilà, c’est dit comme ça, d’une façon sympa, il ne me fait pas une scène en me disant « c’est le bordel, c’est un scandale ». Mais on se dit « tiens, s’il me dit ça, ce n’est pas pour le plaisir de me déstabiliser, c’est qu’il a eu un coup fil hier de l’Élysée ou de Matignon… Voilà, encore une fois, tout ça, c’est compliqué à décrypter parce que tout est dans la nuance. Il y a également les choix personnels des uns et des autres. Il y a ainsi des reportages que, comme par hasard, on n’arrive jamais à faire. Il y a des invités que vous voyez arriver sans trop comprendre pourquoi. Cela m’est arrivé souvent comme présentateur : j’apprends en conférence qu’on a untel ou untel le soir même à 20 heures, des gens qui franchement ne s’imposent pas. Ce sont des deals avec le directeur de l’info, avec le PDG, avec le chef du service politique. Certains deals sont tout à fait honnêtes. C’est vrai que s’ils ne « montent pas tous sur le manège » de temps en temps, on aura des difficultés pour les avoir au moment des soirées électorales. Quand on aura vraiment besoin de les avoir, ils vous raccrocheront au nez : « non, la fois dernière, je voulais venir, vous m’avez dit niet, je vais voir en face ». Donc, on est obligé de ménager un petit peu tout le monde. En même temps, on sent bien que de temps en temps, il y a des copinages. Certains hommes politiques reviennent plus souvent que d’autres. Parfois, on se demande vraiment à quel titre. Ça c’est le poids des copinages, des réseaux. Mais c’est très compliqué à décrypter.

TDM : Pouvez-vous commenter cette citation dans votre livre ? Vous y écrivez : « quand nos dirigeants comprendront-ils que ce n’est pas la télévision qui fait l’élection ? » à propos de Mitterrand qui, selon vous, était persuadé de la toute puissance des médias.

BM : Oui. C’est peut-être pour me rassurer ou garder le moral, mais moi je veux croire que les Français sont plus intelligents que ne le pensent certains hommes politiques. Moi, j’ai une théorie : c’est que le corps électoral globalement - même s’il y a des gens qui votent n’importe comment - est extrêmement intelligent et perçoit bien les enjeux. C’est vrai qu’en 1981, la télévision était giscardienne - et je suis bien placé pour savoir - pourtant c’est Mitterrand qui a gagné. En 1986, elle était mitterrandiste et c’est Chirac qui a gagné les législatives et qui est devenu Premier Ministre. En 1988 ou en 1995, TF1 a fait la campagne de Balladur qui n’a même pas été qualifié pour le second tour. Absolument tous les médias, tous, étaient pour le oui à la constitution européenne ; tous les éditorialistes, tous les penseurs, Alain Duhamel et autres, tous, étaient farouchement pour le oui. Et c’est le non qui a gagné. Je pense encore une fois que les Français ne sont pas des veaux. Ils sont assez méfiants.

TDM : Mitterrand, d’après vous, pensait que tout était de la « faute de la télé » et qu’elle était « nulle et malveillante » ?

BM : Il disait ça parce qu’il était en colère et il n’avait pas tort. Mitterrand avait un rapport très compliqué avec la télé parce que c’est vrai qu’il a été très, très maltraité quand il était dans l’opposition, notamment dans les années 68, à la grande époque de l’ORTF. Là, vraiment, il avait des raisons objectives de dire que la façon dont on le traitait était assez scandaleuse, lui personnellement, et la gauche en général. Donc, il était extrêmement paranoïaque. Là vraiment, je sais de quoi je parle parce que je l’ai côtoyé beaucoup pendant la campagne de 81. Il était totalement parano vis-à-vis de la télé. Il avait confiance en moi, il m’aimait bien. À l’époque, Giscard faisait beaucoup de reportages people. J’ai proposé à Mitterrand de faire un reportage sur lui à la télé. Il aurait été en jean au milieu de la nature, plus décontracté. « Non, non, il n’en est pas question, je ne veux pas me prêter à ce jeu-là ». « Et en plus », me dit-il, « de toute façon, ils me couperont, je sais très bien comment ça marche… », et il me faisait le geste de couper avec de grands ciseaux. En réalité, il ne savait pas comment marchait la télé et il avait une relation très paranoïaque avec elle. C’est pour ça qu’au début - je vous le raconte longuement, parce que je l’ai vraiment vécu de très près - dans les deux premières années du premier septennat, les socialistes ont aussi fait beaucoup de bêtises avec l’audiovisuel. Parce qu’ils avaient tous, quelque part, une revanche à prendre, après 23 ans que la gauche n’avait pas été au pouvoir. Après, cela s’est arrangé, honnêtement, mais il y avait toujours des petites crises de temps en temps avec des agacements ou des vraies colères… Quand Fabius a imposé à TF1 son émission où il parlait un quart d’heure, « Parlons France », c’était typiquement un retour aux mÅ“urs anciennes, giscardiennes, pompidoliennes, gaulliennes. Il y a donc eu des crispations. Mais ce qui est bien, c’est que quelqu’un comme Pierre Luc Séguillon a pu dire « je refuse de rentrer dans cette combine » sans être viré. Il était chef de service. Il a dit à Hervé Bourges « non, je ne veux pas me prêter à cette mascarade, à cette fausse interview où les questions sont écrites à l’avance ». Il y a eu des discussions vives mais il n’a pas été viré ; il est resté à son poste. Quelques années auparavant, quelqu’un qui aurait refusé d’interviewer le Premier ministre aurait « valsé » dans les 48 heures.

TDM : Et vous racontez que Jospin, lui aussi, a respecté l’indépendance des journalistes.

BM : Oui. Il s’est disputé avec Sérillon qui l’avait interviewé à 20 heures. Il lui avait posé de bonnes questions. Mais Jospin est reparti furieux en disant « tant que ce mec-là sera là à 20 heures, je ne reviendrai plus » et comme c’est une tête de pioche, il a tenu parole. Pour nous, cela posait problème.

TDM : Mais il n’a pas demandé le départ de Sérillon ?

BM : Comme par hasard, Sérillon a sauté un an avant la présidentielle. Mais c’est vrai que c’est compliqué pour une télévision quand vous avez un Premier ministre qui refuse de venir chez vous. C’est un peu compliqué à gérer.

TDM : Vous parlez à plusieurs reprises dans votre livre de « franchir la ligne jaune ». Qu’est-ce que la ligne jaune pour un journaliste ? Et de manière générale, où se situe-t-elle ?

BM : Il s’agit du copinage et de la connivence, ou pire de la compromission. Quand on est reporter politique, on a besoin d’avoir des relations de proximité, de confiance avec les hommes politiques, ne serait-ce que pour avoir des informations, si vous ne voulez pas apprendre en lisant le journal qui va fonder un nouveau parti ou qui va démissionner dans trois jours… Il vaut mieux que ce soit à vous qu’ils le disent plutôt qu’aux copains. Cela nécessite de tisser des liens de confiance et c’est long. Et en même temps, et c’est là où on est sur le fil du rasoir ou sur la ligne jaune, il faut certes être proche l’un de l’autre, mais se rappeler que l’on n’est pas du même côté du mur, on ne fait pas le même métier. Notre boulot, c’est de dénoncer leurs mensonges, leurs erreurs, leurs contradictions et, quand on est trop proche d’un homme politique, on peut avoir la tentation d’une certaine compréhension. Quand ces hommes politiques sont en difficulté, il est tentant de se dire « je ne vais pas lui mettre la tête sous l’eau plus qu’il ne le mérite parce que je l’aime bien, parce que c’est un copain, parce qu’il est sympa, parce qu’on a passé trois jours de vacances ensemble ». C’est pour cela que c’est très compliqué. La vie politique, notamment en France, fait qu’on vit beaucoup ensemble. On est souvent issu de la même « caste ». Les voyages en outre favorisent ce genre de situation. On voyage ensemble, on est ensemble toute la journée, on est dans les mêmes hôtels, on se retrouve au bar le soir, dans les mêmes piscines. Il y en a même qui couchent ensemble. Il se crée des liens comme ça qui sont toujours un petit peu incestueux et qui peuvent, certains jours, vous pousser à ne plus faire votre métier. Je pense par exemple à quelqu’un comme Julien Dray qui, lui, avait noué beaucoup de relations avec la presse, entre autres parce qu’à un moment, il était porte-parole du PS et que c’était son job. Il y a ainsi un certain nombre de journalistes qui se sont dit « Julien, je le connais, il est sympa, etc. On a fait quelques bouffes ensemble, on s’est « saoulé la gueule », on a raconté des conneries, etc. Bon, il a des problèmes, mais comme c’est un pote, je vais peut-être m’abstenir de creuser un peu sur cette histoire vaseuse de comptes avec SOS Racisme ». On peut avoir cette tentation-là et à ce moment-là, on ne fait plus son métier. C’est ça la ligne jaune. La ligne jaune, c’est quand on fait une faute au code de la route, une faute de déontologie, quand on ne fait pas son métier pour des raisons malsaines.

TDM : Et quand vous conseillez Mitterrand en lui disant « il faudrait que vous fassiez une émission plus people » ?

BM : Oui. Ce n’était pas à moi de lui dire cela, c’était à un conseiller en communication ; ils sont là pour ça, exactement. Oui, c’est clair. Le nombre de gens qui ont téléphoné à Jospin, y compris des journalistes, pour lui dire que ce serait bien pour lui de faire l’émission de Michel Drucker Vivement Dimanche ou ce genre de choses !

IVM : C’est ça franchir la ligne jaune ?

BM : Le titre du bouquin est une référence à Dan Rather. Quand on voit comment certains journalistes britanniques, allemands ou américains se conduisent avec les hommes politiques. Eux, ils mordent vraiment au mollet jusqu’au sang. Nous, souvent, on se contente de japper.

TDM : Vous dîtes dans votre livre « j’ai apparemment fini par lasser à force d’aboyer ». Dans quelles circonstances avez-vous aboyé ?

BM : J’ai lassé en interne. D’ailleurs, j’ai été viré honnêtement pas du tout pour des raisons politiques. J’ai été viré en 1997. Jospin était Premier ministre. Chirac n’existait pas. Je n’avais de conflit ni avec Jospin ni avec Chirac, ni avec le ministre de la communication de l’époque, ni avec Bourges, président du CSA. Je pense c’est une décision interne qui a été prise par Gouyou-Beauchamps et d’autres parce que - et là c’est compliqué à expliquer, comme je l’ai dit toute à l’heure - j’étais de moins en moins en adéquation avec la façon dont on travaillait. Donc, là, les aboiements, ils étaient internes. C’est à l’intérieur de la rédaction, quand je disais par exemple en conférence de rédaction qu’on en faisait dix fois trop sur Lady Di. Alors, là, j’agaçais énormément de gens parce que pour eux, j’étais un anormal. Les gens de TF1 sont des gens rationnels. Ce ne sont pas des plaisantins, ils regardent les chiffres et s’ils voient que les chiffres sont à la baisse, ils remplacent les gens sans aucun état d’âme.

TDM : Que pensez-vous des récentes réformes prises par le gouvernement Sarkozy ?

BM : Je suis plutôt pour la suppression de la publicité parce que je trouve que la publicité est plus une pollution qu’autre chose mais il faut être sûr que les recettes seront reversées de façon pérenne et à l’euro près. Et ça, on n’en est pas sûr. Le paradoxe actuel, c’est que le service public a des recettes assurées pour au moins deux ans et que maintenant, ceux qui souffrent, c’est TF1 et dans une moindre mesure M6, alors que la réforme a été faite pour leur donner un grand bol d’oxygène !

TDM : Et la nomination du Président de France Télévision en Conseil des Ministres ?

BM : Je pense vraiment que c’est une régression. Moi, je pensais même que ça serait retoqué par le Conseil constitutionnel parce que c’est vraiment une régression des libertés. Ce qui me semble le plus grave, ce n’est pas tellement la nomination, c’est la révocation. Le PDG aura cette épée de Damoclès tous les matins. Tous les matins, en se rasant, il se dira « pourvu que ces types de la rédaction n’aillent pas me sortir un truc sur Bongo ou je ne sais quoi qui fasse que j’ai des problèmes à n’en plus finir ». Tous les matins, il se dira « est-ce que je suis encore PDG ce soir ? ». Quant au visa de l’Assemblée, c’est totalement « pipeau » bien évidemment. Moi, j’appelle cela la théorie de la barbichette. Tout le monde se tient par la barbichette : le PDG devra sa nomination au chef de l’État, le directeur de l’info devra sa nomination au PDG, le rédacteur en chef devra sa nomination au directeur de l’info, donc tout le monde aura tendance à se mettre plus ou moins au garde à vous pour éviter les ennuis. C’est humain. Il y a bien sûr des gens très, très bien, des gens comme Jean-Louis Deminieux, qui faisaient vraiment leur boulot de rédacteur en chef courageusement, enfin normalement et puis il y a des gens qui font carrière, qui ne veulent pas se froisser avec les princes qui nous gouvernent et qui donc évacuent toutes les enquêtes un peu sulfureuses, évitent d’inviter des gens qui fâchent, etc. Ces gens-là feront de plus en plus carrière parce que le PDG devra tout au pouvoir politique.

TDM : Quelles seraient les solutions ?

BM : Les rédactions sont de plus en plus conformistes. Les journaux ne sont pas très innovants, ne sont pas très impertinents non plus. Je comprends très bien mes jeunes confrères. C’est tellement difficile de mettre un pied dans une rédaction que quand ils arrivent, ils n’ont pas du tout envie de « jouer au mariolle », de se faire remarquer pour se retrouver à l’ANPE trois mois après, en sachant qu’ils ne retrouveront pas de boulot. Cela fait des rédactions gentilles et plus sensibles à l’air du temps. Il suffit de mettre aux postes clés quelques personnes qui visent bien les choses pour que cela se passe sans trop de tracas, soit pour l’actionnaire, soit pour l’homme politique. D’où viendra notre salut ? Internet ? C’est le pire et le meilleur ; cela véhicule vraiment tout et n’importe quoi, des choses très bonnes, des choses totalement détestables. Des sites comme Rue89 ou autres, ça secoue un petit peu… Ce sont des bons poils à gratter tout de même parce qu’ils sortent des infos. Des copains à Rue89 me disent qu’ils sont un petit peu comme le Canard Enchaîné ». Des journalistes de journaux sérieux leur téléphonent en douce, d’une cabine téléphonique, pour leur dire « tiens, j’ai telle info ; je ne peux pas la sortir pour X et X raison. Mais je te la donne parce que toi, tu peux la sortir. »

TDM : Pensez-vous que la Haute Autorité devrait avoir des compétences sur le contenu des informations (équilibre, etc.) ?

BM : Un organisme de tutelle risque vite de se transformer en censeur. Il pourrait aussi se demander pourquoi on fait un reportage sur Tibéri : « Tibéri est présumé innocent, donc n’embêtez pas Monsieur Tibéri. » C’est aux journalistes de faire leur boulot.

TDM : Merci, merci beaucoup.

[1] Bruno Masure, La Télé Rend Fou, Mais J’Me Soigne, Paris, France Loisirs, 1987

[2] Idée développée dans le livre de Bruno Masure, Journalistes, à la niche ? De Pompidou à Sarkozy - Chronique des liaisons dangereuses entre médias et politiques, Paris, Hugo et compagnie, 2009.

[3] Voir le livre de Bruno Masure

Citer cet article : https://www.histoiredesmedias.com/Bruno-Masure-entre-engagement.html