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Appel à contributions, dossier de la revue Participations
Photographie et film : antidotes à la domination politique ?
Coordinatrices : Cécile Cuny (Institut français d’urbanisme, Lab’Urba) et Héloïse Nez (Université François Rabelais de Tours, CITERES)
Problématique :
Ce dossier vise à interroger de façon critique le projet de démocratisation de l’accès à la parole qui sous-tend le recours à l’image photographique et filmique dans des expériences de participation politique, qu’il s’agisse de dispositifs institués ou de mobilisations sociales. La photographie et le film se sont en effet démocratisés dès les années 1950-1960 avec les premiers appareils amateurs et le format Super 8 commercialisé s par Kodak (Bourdieu, 1965). Par rapport au dessin, ces procédés d’enregistrement mécaniques rendent la réalisation de reproductions fidèles de la réalité moins dépendantes de l’habileté de l’opérateur, même si, contrairement à l’approche naïve diffusée par les slogans commerciaux, l’appareil ne fait pas tout (Rouillé, 1989 ; Rouillé, 1991 ; Peroni, 1996). Le numérique n’a fait que renforcer cette démocratisation puisqu’il est aujourd’hui possible de faire des photographies ou des films avec un téléphone portable (Jarrigeon, Menrath, 2010). Par contraste, la cartographie ou l’imagerie 3D restent encore largement monopolisés par les professionnels (architectes, urbanistes, géographes) (Basile, Terrin, 2009 ; Berger, 2009 ; Masboungi, McClure, 2007).
La photographie et le film sont ainsi sollicités dans un nombre croissant de dispositifs participatifs, à l’initiative des habitants ou des acteurs institutionnels (ateliers de photographie, balades urbaines, projets d’urbanisme participatif ou de community planning, etc.), parce qu’ils représenteraient des supports de participation et d’interaction permettant à des catégories habituellement peu présentes dans les formes conventionnelles de participation (jeunes et/ou catégories populaires) de s’exprimer dans des formats qui correspondent mieux à leurs dispositions sociales (Jouët, 2009 ; Danic, Delalande, Rayou, 2006). Par ailleurs, la photographie et le film sont mobilisés par un nombre croissant de mouvements sociaux, qui cherchent à contester le discours médiatique dominant. La démocratisation des supports d’enregistrement numériques leur permettent de donner un autre point de vue sur leurs mobilisations et de diffuser les images qu’ils produisent sur Internet et les réseaux sociaux.
Le recours à l’image peut-il contrecarrer les effets de domination à l’oeuvre dans les expériences de participation ? L’entrée par l’image s’inscrit ici dans le cadre d’une approche à la fois critique et réaliste de la délibération. De nombreux auteurs reprochent en effet aux théories de la délibération leur logo-centrisme : parler en public requiert des compétences à agir et à s’exprimer dans des formes acceptables loin d’être universellement partagées (Fraser, 2001[1992] ; Young, 1996). Quelle place la photographie et le film occupent-ils ou peuvent-ils occuper dans l’élargissement des registres de participation et de prise de parole ? L’image permet-elle de réintroduire des éléments plus sensibles, notamment des émotions, dans la discussion ? Le dossier explorera la tension sous-jacente au recours à l’image, qui est susceptible de constituer une ressource pour que les dominés prennent la parole et fassent valoir leur point de vue, mais qui risque aussi de les enfermer dans les registres du visuel et du sensible. Il peut en effet sembler paradoxal que des outils, avant tout visuels, puissent contribuer à une prise de parole publique : quelle contribution offrent-ils à la reconnaissance sociale et politique des groupes sociaux qui les mobilisent, à l’expression publique de leurs points de vue sur la réalité sociale et politique qu’ils vivent et que d’autres qu’eux peuvent ou ont pu dénoncer ? De plus, l’usage de ces outils suppose l’acquisition d’une technique et la maîtrise de formats, dont on peut supposer qu’ils sont aussi inégalement distribués dans la population. Comment et à quelles conditions ce type d’outils favorise-t-il la prise de parole de publics habituellement exclus de la vie politique ? Lorsqu’ils sont mobilisés, quelle est leur fonction dans la discussion publique ? Quelles relations impliquent-ils entre le photographe ou le cinéaste, les habitants, les acteurs institutionnels et éventuellement les chercheurs ? Comment les citoyens peuvent-ils se former eux-mêmes à l’utilisation de ces outils ? Les contributions s’intéresseront aux apprentissages dont on peut en tirer, du point de vue de la recherche, sur les ressources de la participation, sur les effets de domination politique et sur les conditions de la prise de parole en public.
Cet appel à articles s’adresse à tout chercheur souhaitant présenter les résultats d’une enquête empirique s’inscrivant dans le champ des sciences sociales (histoire, anthropologie, géographie, sociologie, urbanisme, sciences politiques, sciences de l’information) et traitant des usages de la photographie ou du film dans le contexte d’une expérience de participation politique (dispositif participatif ou mouvement social). Les producteurs de ce type d’images sont les participants de ces expériences ainsi que les professionnels (photographes, cinéastes, artistes) ou les chercheurs qui s’engagent à leur côté. Le dénominateur commun des corpus d’images présentées sera ainsi la volonté de témoigner, de l’intérieur, d’une expérience de participation politique, en restituant le point de vue de ceux qui — habitants, usagers, citoyens, salariés ou militants — constituent les acteurs principaux de ces expériences. Deux champs pourront notamment être investis, sachant que d’autres terrains d’enquête sont également bienvenus (partis politiques, associations, coopératives, controverses socio-techniques, etc.) :
Les expériences d’urbanisme participatif qui, dans le cadre des politiques dites de « développement durable », visent à élaborer une « vision partagée du territoire » : la photographie et le film sont des outils privilégiés dans la concertation autour de projets urbains, parce que l’urbanisme fait déjà largement appel à l’image dans sa production (photographies, cartographie, images de synthèse). Quel est l’effet du recours à la photographie et au film sur les représentations que les « usagers » ont de la ville (processus de cadrage, de formatage) ? Inversement, quelles contraintes le recours à ces outils exerce-t-il sur le travail de conception et de coordination des professionnels de la ville (bureaux d’étude, services techniques des collectivités) ? Leurs représentations du projet urbain en sortent-elles vraiment transformées ?
Les mobilisations collectives, qui font de plus en plus le lien entre l’image et les nouvelles technologies de l’information et de la communication : les révolutions récentes dans les pays du Maghreb ou les mouvements des « indignés » et « occupants » en Europe et en Amérique du Nord ont montré que l’image photographique ou filmique, produites par les professionnels s’engageant aux côtés des participants ou par les participants eux-mêmes, jouait un rôle central dans ce type de luttes, à travers des supports d’enregistrement numériques comme les téléphones portables et l’utilisation du web 2.0 pour la diffusion des images (Facebook, Twitter, blogs, etc.). Comment les mouvements sociaux utilisent-ils la photographie et le film, en lien avec l’usage d’Internet et des réseaux sociaux, pour produire et diffuser un point de vue sur leurs mobilisations autre que celui relayé par les médias ?
Modalités pratiques :
Les articles, d’une longueur maximale de 60 000 signes et mis aux normes de la revue, sont à envoyer pour le 30 septembre 2012, à Cécile Cuny (Cecile.Cuny- robert@univ- paris-est. fr) et à Héloïse Nez (heloise.nez@ gmail.com).
Références bibliographiques :
Basile, Maria, Terrin, Jean-Jacques, 2009, « Le projet IP CITY : une recherche sur la place des technologies de réalité mixte dans les représentations du projet urbain », Flux, n° 78, pp. 58-67 Berger, Mathieu, 2009, Répondre en citoyen ordinaire. Enquête sur les "engagements profanes" dans un dispositif d’urbanisme participatif à Bruxelles, Thèse de sciences sociales, Université Libre de Bruxelles, Bruxelles.
Bourdieu, Pierre (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Editions de Minuit, 1965.
Danic, Isabelle, Delalande, Julie, Rayou, Patrick, 2006, Enquêter auprès d’enfants et de jeunes. Objets, méthodes et terrains de recherche en sciences sociales, Rennes, PUR.
Fraser, Nancy, 2001[1992], « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement », Hermès, n° 31, pp. 125-156.
Jarrigeon, Anne, Menrath, Joëlle, 2010, « De la créativité partagée au chahut contemporain. Le téléphone mobile au lycée », Ethnologie française, vol. 40, n° 1, pp. 109-114.
Jouët, Josiane, 2009, « The Internet as a new civic form. The hybridization of popular and civic web uses in France », Javnost - The Public, vol. 16, n° 1, pp. 59-72.
Masboungi, Ariella, McClure, Bert, 2007, « La représentation graphique en questions », Urbanisme, n° 357, pp. 39-43
Peroni, Michel, 1996, « Quelle validité documentaire pour le matériau photographique ? Le cas de la photographie du travail », in Peroni, Michel, Roux, Jacques (dir.), Le travail photographié, Paris, CNRS Editions, pp. 1995-225.
Rouillé, André, 1989, La photographie en France. Textes et controverses : une anthologie (1816-1871), Paris, Macula.
Rouillé, André, 1991, « Le document photographique en question », L’ethnographie, n° 109, pp. 83-95.
Young, Iris Marion, 1996, « Communication and the Other : Beyond Deliberative Democracy », in Benhabib, Sheyla (dir.), Democracy and Difference. Contesting the Boundaries of the Political, Princeton, Princeton University Press, pp. 120-135.