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Appel à contribution "Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Alertes et mobilisations environnementales et contestations du « progrès » dans la France d’après-guerre (1945-1968), Ehess, Paris, 12-13 septembre 2011.
Les « Trente Glorieuses » sont souvent vues, y compris chez les historiens, comme une période de consensus sur les bienfaits du progrès scientifique et technique. Portée par la croissance, la population française aurait joyeusement embrassé, jusqu’au tournant de 1968, un modèle de société industrielle et technologique. Si la « modernisation »" de la France s’est faite à toute vitesse et sans provoquer de contestation généralisée, l’idée de progrès qui la sous-tendait n’a pas pour autant été partagée par tous, à toutes les échelles où la technique devait transformer le social. Cette journée d’étude entend faire émerger un nouveau regard historiographique sur les décennies d’après guerre en portant son attention sur les alertes et luttes environnementales, les signaux faibles de la critique des « dégâts du progrès » avant 1968.
L’expression « Trente Glorieuses » a été créée par Jean Fourastié en 1979, en écho aux Trois Glorieuses, journées révolutionnaires de juillet 1830. Aux fracas des barricades ayant conduit à la chute de Charles X s’opposerait le silence consensuel d’une « révolution invisible de 1946 à 1975 ». Depuis J. Fourastié, et y compris chez les historiens qui érigèrent la croissance économique en acteur central de leur récit, les décennies d’après guerre sont souvent vues comme une période de consensus sur les bienfaits du progrès scientifique et technique. Portée par la croissance, absorbée par « Les choses » (G. Perec), en marche vers une civilisation des loisirs et de la consommation, préoccupée par les guerres coloniales ou la guerre-froide, la population française aurait joyeusement embrassé, jusqu’au tournant de 1968, un modèle de société industrielle et technologique. Tout au plus quelques travaux d’histoire culturelle, souvent étrangers, soulignent-ils des réticences ou ambiguïtés face à la « fin des paysans », à une déshumanisation par la machine et d’une aliénation dans le monde de la marchandise, etc. Mais ces réactions sont alors généralement jugées passéistes ou avant-gardistes, voire renvoyées à une anxiété française, liée à la perte du statut de grande puissance. À cette vision standard des historiens a correspondu un discours sociologique sur l’entrée toute récente dans une modernité (enfin) « réflexive » (U. Beck), qui parcourt depuis les dernières années la sociologie de l’environnement, des risques et des sciences. Souvent basées sur une temporalité binaire « avant » vs. « maintenant » non sans effet performatif, ces thèses sociologiques ont, elles aussi, contribué à occulter la réflexivité environnementale des sociétés du passé, et notamment de la société française d’après guerre.
Certes, la modernisation de la France sous les Trente Glorieuses s’est faite à toute vitesse et sans provoquer de contestation majeure et généralisée. Mais l’idée de progrès qui la sous-tendait n’a pas pour autant été acceptée et partagée par tous, à toutes les échelles où la technique devait transformer le social. Bien des distanciations critiques ou artistiques sonnèrent la « complainte du progrès » (B. Vian) et bien des controverses et contestations ont marqué cette période, facilitant ainsi la montée en généralité d’une critique plus massive après 1968.
Cette journée d’étude entend faire émerger un nouveau regard historiographique sur les décennies d’après guerre en portant son attention sur les alertes et luttes environnementales, les signaux faibles de la critique des « dégâts du progrès » avant 1968. L’hypothèse qui guide notre colloque est donc la suivante : la société française n’est pas entrée dans la modernisation et la société de consommation les yeux fermés, ni sous l’emprise consensuelle d’un modernisme frénétique, mais traversée de controverses, de luttes et d’inquiétudes sur les impacts sur l’environnement, la santé et le lien social du modèle dominant de « modernisation ». Nous sollicitons des propositions de communication qui mettent à l’épreuve cette hypothèse. Trois axes pourraient orienter la réflexion et la recherche :
Le premier axe appelle à multiplier les études de cas empiriques sur les conflits, les alertes et les controverses publiques de la période 1945-1968. Luttes contre les barrages hydro-électriques ou les autoroutes, alertes sanitaires et environnementales sur l’usage des pesticides de synthèse, conflits sur l’aménagement de la Camargue, critique de la société technicienne et de l’urbanisme fonctionnel, résistances paysannes à la « modernisation agricole », mobilisations autour de la santé au travail ou des pollutions urbaines, résistances à l’automation et à l’organisation scientifique du travail, combats antinucléaires… On établira ainsi une cartographie des « résistants au progrès », des conflits, des discours et des grammaires du travail critique. Quelles sont les modernités alternatives qui sont proposées ? Quels sont les répertoires d’action, les investissements de forme et les cadrages destinés à constituer les « effets secondaires » du « progrès » en problèmes publics ? On pourra également explorer les acteurs et les milieux porteurs d’alertes et de réflexivité sur les effets contestables du progrès technologique (intellectuels et artistes, naturalistes et scientifiques, paysans et artisans, chrétiens, médias, organisations politiques et syndicales, etc.) en questionnant la notion de « guerre culturelle » employée par l’historien américain Robert Frost pour qualifier l’opposition entre habitants et technocrates modernisateurs lors de la construction du barrage de Tignes. Comment les critiques, les alertes et les controverses des décennies 1950 et 1960 s’articulent-elles (héritages et innovations) avec celles des années 1930 et avec celles de la décennie post 1968 ?
Malgré ces nombreuses alertes, écrits critiques et mobilisations, la société française est bel et bien gagnée à l’impératif de « modernisation » massive, porté par un Etat modernisateur et de nouvelles élites techniciennes. Comment donc cette relative invisibilité de la critique a-telle été produite ? Le deuxième axe de réflexion portera sur les dispositifs, les stratégies et les mécanismes à travers lesquels les alertes environnementales et les critiques sont gérées, contrôlées et rendues invisibles pour rendre impératif, naturel et désirable un modèle de progrès. Comment les décideurs gérèrent-ils les réactions suscitées par les grands systèmes techniques (mutations agricoles et commerciales, infrastructures de communication et d’énergie, arsenal nucléaire, etc.) ? Quelle était la grammaire des discours et des actions permettant de justifier et de légitimer le recours à la technoscience en tant que source cruciale de mieux être et de solutions à tous les problèmes sociaux ? Quels régimes d’expertise, de régulation et d’action publique sous-tendirent la généralisation rapide – et la plupart du temps irréversible – des innovations à risque ?
Un troisième axe, plus réflexif et historiographique, privilégiera le regard des Sciences Humaines et Sociales sur les « Trente Glorieuses » et sur la « société du risque ». Il s’agira d’un retour critique sur certaines notions et catégories d’analyse qui ont contribué à créer des dichotomies parfois rapides entre le passé et le présent, entre les Trente Glorieuses et la période plus récente, aussi bien de la part des historiens que des sociologues.C’est le cas par exemple des notions de « modernité réflexive », de « société du risque » et de « société civile », qui insistent sur l’irruption, ces dernières décennies, de nouveaux rapports entre technosciences et société. Une large gamme de travaux sociologiques ont ainsi salué la naissance d’un nouveau public, « réflexif », « critique » et « compétent » vis-à-vis de la science et de l’innovation technique. Les risques étant devenus globaux, notre modernité tardive serait alors enfin entrée dans l’âge de la réflexivité sur les effets secondaires –environnementaux sanitaires ou sociaux– du progrès. Le public réflexif, les « groupes concernés », et la conflictualité autour de l’inégale distribution sociale des dégâts du progrès sont-ils pour autant un pur produit des trois ou quatre dernières décennies ? Quel contenu plus pertinent peut-on donner à une périodisation des rapports entre société, modernisation technique, État, marché et risques dans la société industrielle de la France du XXe siècle ?
Cette journée d’étude s’adresse aux chercheurs venant des divers champs de l’histoire (sociale, environnementale, culturelle, des intellectuels, des sciences et techniques, etc.) et des sciences sociales (géographie humaine, sociologie, sciences politiques, anthropologie, littérature, etc.). Jeunes chercheurs et doctorants sont particulièrement encouragés à soumettre une contribution. Modalités de proposition
Vous pouvez envoyer une proposition de communications (1-2 pages, comprenant un résumé et une présentation de l’auteur) à :
celine.pessis@neuf.fr
avant le 15 avril 2011
Il sera demandé aux intervenants retenus d’envoyer un texte complet avant le colloque, en vue d’une publication à suivre rapidement. Les voyages seront pris en charge.
Comité scientifique du Colloque
Soraya Boudia (Univ. Strasbourg),
Florian Charvolin (Modys-CNRS, Univ. St Etienne, administrateur de l’AHPNE),
Christian Delporte (UVSQ, responsable du réseau HistEcologia),
Stéphane Frioux (ENS Lyon, administrateur du RUCHE),
François Jarrige (Univ. de Bourgogne) et
Dominique Pestre (Ehess).
Contact
Céline Pessis
courriel : celine.pessis@neuf.fr
Centre Koyré
MNHN CP 25
57 rue Cuvier
75005 Paris