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Appel à communications, Colloque « Les humanités délivrées/ Humanities Unbound », Lausanne, 1-2 octobre 2013
Date limite 15 mai 2013
Argumentaire et appel à contributions
L’appel à contributions est ouvert jusqu’au 15 mai 2013. Les propositions doivent faire au plus 300 mots, bibliographie en supplément et un curriculum vitae. Elles doivent être envoyées sous format pdf à claire.clivaz@unil.ch. Les résultats de l’évaluation et sélection des communications seront communiqués le 15 juin 2013.
Les humanités, souvent assimilées aux traditions académiques traitant des Lettres et des patrimoines culturels hérités (les branches histoire-texte), connaissent aujourd’hui des bouleversements importants liés, notamment, à l’usage croissant de nouvelles technologies de l’information et de la communication. Cela se traduit par des transformations internes des pratiques scientifiques et éditoriales de ces disciplines, mais aussi par une large dissémination de leurs corpus et par leur utilisation possibles de la part d’acteurs inattendus. La culture qui était liée à l’écrit, au livre et à ses institutions (Universités, bibliothèques, archives, églises) se trouve réinventée hors du livre (nouvelles formes de cultures orales, visuelles et écrites) et hors des institutions qui en assuraient un relatif contrôle. Les humanités échappent aux institutions. Elles sont mobilisées et reconfigurées par d’innombrables et improbables acteurs dont des entreprises multinationales, des mouvements sociaux ou communautaires, des profanes érudits et des agrégats parfois éphémères d’internautes. L’objectif du présent colloque est de tenter de comprendre ce qui arrive aux cultures en occident, dont la modernité avait lié l’expression principale à l’écrit, au livre et à ses institutions.
Ce colloque s’inscrit dans la suite des réflexions initiées en 2011 par le colloque Lire Demain. Des manuscrits antiques à l’ère digitale[1]. Ces réflexions avaient souligné la pluralité des littératies occidentales de l’Antiquité jusqu’au 18ème siècle, une pluralité à nouveau fortement présente dans les cultures digitales émergeantes[2]. Le colloque « Les humanités délivrées » se propose de réfléchir aux questions de la déconstruction de la catégorie « livre » comme à celle des cultures « hors du livre », de la manière dont elles ont été ou pas prises en compte dans le passé, de leur retour et de leur réinvention, en particulier les cultures parlées ou visuelles, longtemps oubliées par les humanités occidentales[3]. Il s’interroge sur ce qu’il advient aux humanités et sur leur « dé-livraison », y compris leurs relations aux cultures parlées et visuelles et aux réinventions digitales, notamment, de l’écriture. Le recours à l’expression « dé-livraison » ne présuppose aucun jugement de valeur quant au sens des évolutions en cours. Le colloque cherche prioritairement à comprendre ce qui s’est passé et ce qui est en train de se faire en terme de déconstruction-reconstruction d’une culture héritée et façonnée par le livre en tant qu’objet technique, en terme de prise en compte d’autres formes culturelles et en terme d’invention de nouvelles formes plus ou moins liées à de nouveaux supports, dit numériques, qu’il reste à qualifier. Nous attendons des propositions de communication décrivant les transformations en cours, interrogeant les éventuels potentiels (pour les sciences humaines et pour la société) qui peuvent être anticipés et les questions que cela pose (y compris sur les plans sociologique, épistémologique et méthodologique).
En occident, les cultures parlées ont été reléguées au second plan par la scolarisation de masse mise en place au 19ème siècle et qui conduira à la suprématie littératie imprimée[4]. Cette suprématie se traduit à cette époque par un déclin de la rhétorique et de ce qu’elle signifiait de culture parlée, notamment en Allemagne et en France, via l’abandon de l’enseignement de l’art oratoire dans les gymnases et universités (en 1897 pour la France)[5]. En Allemagne, l’œuvre de Lucien de Samosate, éminent représentant de la rhétorique grecque jusque dans l’écriture historique[6], avait déjà été retirée des programmes du gymnase en 1857[7], alors même que Léopold von Ranke, père de l’historicisme allemand, pose les bases d’une écriture historique « ennuyeuse et sans couleur » [8], opposée à une communication qui intègre la rhétorique et l’impact du pathos. De manière emblématique, Roland Barthes, dans L’ancienne rhétorique (1970)[9] montre une rhétorique renvoyée au registre de la mémoire et des archives : la culture parlée semble reléguée aux oubliettes au profit du texte, considéré comme apte à contenir toute la sémiotique et à dire le réel et le fictionnel. Les cultures parlées vont toutefois susciter un regain d’intérêt, notamment en histoire et en sociologie. Dans les années 1950, par exemple, aux Etats-Unis, se développe une préoccupation pour l’histoire orale, avec deux tendances : l’une s’intéresse aux élites et aux institutions (Ecole de Columbia), l’autre aux populations marginales (Ecole de Chicago), pour faire émerger les histoires cachées (hidden histories), alternatives, transmises par l’oralité[10]. Ce retour de la prise en compte de l’oralité rejoint le concept de littératie, avec les travaux de Walter Ong[11], qui conduiront d’autres auteurs à transformer la pensée dominante en terme d’alphabétisation. Ces approches contribueront au développement d’une attention croissante aux littératies plurielles dans et de la part des sciences humaines et sociales, en rapport avec le développement des médias télévisuels puis l’informatique avec la notion de littératie informationnelle[12]. Ces préoccupations pour les littératies plurielles (imprimée, informationnelle, médiatique), rejoignent, au début des années 2000, une autre tradition de recherche, centrée sur le texte mais renouvelée par le recours à l’informatique, initiée par le jésuite Roberto Busa dans l’après-guerre ; ensemble, elles conduiront au développement des Digital Humanities[13].
Dans le domaine de l’image, dès avant 1900, des iconographes et d’autres spécialistes des cultures populaires et graphiques, contribuent à une approche élargie des cultures visuelles[14] avant même que la naissance de l’histoire de l’art en tant que discipline. En outre, dès les débuts de cette disciplines, Aloïs Riegl promeut les arts mineurs et s’intéresse à la place du spectateur dans la peinture hollandaise tandis que Aby Warburg fonde l’iconologie (son Bilderatlas mélange images antiques et images commerciales contemporaines), qui sera refondée par Erwin Panofsky.[15] Puis vient la génération de l’histoire sociale de l’art au lendemain de la Seconde guerre mondiale, d’inspiration marxiste souvent, qui intègre les arts dits mineurs (caricature notamment) dans leurs travaux (Frederick Antal, Arnold Hauser, etc.). Puis, dans les années 1970, ce registre culturel fait l’objet d’une attention renouvelée avec la notion de Visual Culture. Michael Baxandall, dans son ouvrage Painting and Experience in the Fifteenth Century Italy[16] démontre que les facteurs sociaux et les expériences de la vie quotidienne favorisent la constitution d’habitudes et de compétences visuelles, caractéristiques d’une société donnée. Cette culture visuelle, inversement, se traduit dans la production des images (peinture, architecture, etc.). Dans le même esprit, Svetlana Alpers[17] s’est intéressée à la peinture hollandaise du 17ème siècle en en faisant un élément structurant de la culture de l’époque. Depuis, historiens et sociologues, notamment, ont pris ce « pictorial turn »[18] et se se sont intéressés aux pratiques et aux compétences visuelles, liées ou non à l’art. Ils montrent, entre autres, que la production et l’usage des images jouent un rôle important dans la construction et la diffusion des savoirs. La multiplication des dispositifs de visualisation et d’artefacts visuels (logo, images publicitaires, affiches militantes, images animées, mangas, pochettes de disque, street art, tatouage, imagerie médicale ou satellitaire, etc.) façonnent les cultures humaines et retiennent l’attention des chercheurs. Les méthodes d’analyse de l’histoire de l’art constituent désormais une des ressources analytiques qui en côtoient bien d’autres issues de l’anthropologie, de la linguistique, de la sociologie et de l’histoire des sciences notamment. Avec la diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ces pratiques et préoccupations portant sur les cultures visuelles rencontrent celles qui s’intéressent aux cultures du livre, aux cultures parlées et aux littératies plurielles. Les chercheurs constatent que ces cultures, digitales ou pas, débordent largement les institutions traditionnelles (musées, bibliothèques, écoles) et supposent de renoncer aux hiérarchies culturelles, littéraires et esthétiques conventionnelles. Elles questionnent leurs disciplines académiques autant que ce qui est en train de se jouer dans la société[19].
Aujourd’hui, les technologies numériques se présentent comme des évidences qui, de surcroît, modifieraient nos formes et pratiques culturelles. Mais elles donnent surtout à penser car, au-delà de l’évidence de leur développement, se pose la question de leurs spécificités techniques et épistémiques ? Proposent-elles véritablement des formes culturelles originales ou de nouveaux types d’hybridation ? Favorisent-elle de nouveaux rapports entre les acteurs dans la société ? Loin de se réduire à un retour de l’oralité (qui en ligne reste d’ailleurs souvent écrite) ou à une validation du règne des images (qui existent depuis longtemps, on l’a vu), elles accompagnent des modes de production, d’agrégation et circulations de formes culturelles dont les caractéristiques et les spécificités restent à examiner. Ainsi, avec la pluralité des littératies évoquées dans cet argumentaire, les nouvelles porosités de la catégorie « livre », les dispositifs digitaux qui semblent fluidiser les textes et les images, pourrait se dessiner un terrain de recherche interdisciplinaire, notamment autour des nouvelles identités intermédiaires construites ou émergentes, ou encore autour des contributeurs de ces formes culturelles, de leurs audiences et de leur organisation collective qui précisément déplacent, dépassent et, au sens stricte, créent ces débordements « du livre ».
Ces développements et évolutions invitent les chercheurs de sciences humaines et sociales à croiser leurs préoccupations de recherche et, en dialogue avec les sciences informatiques, à interroger les transformations à l’œuvre liées, en particulier, au recours à de nouveaux outils de traitement de l’information et de communication. Ce colloque « Les humanités délivrées » nous y invite.
Les contributions attendues devraient a priori porter sur les thématiques suivantes :
Les formes culturelles originales ou hybrides en train de se faire Modes de production, d’agrégation et de circulations Débordements « du livre » et nouvelles porosités de la catégorie « livre » Nouvelles identités intermédiaires construites ou émergentes Les humanités hors du/des livres et des institutions qui les portent Prise en compte des cultures hors du livre à travers les siècles. Analyse des pratiques culturelles hors du livre aujourd’hui. Les disciplines académiques confrontées aux littératies plurielles. Ce que les littératies orales, visuelles et la réinvention de l’écriture font aux chercheurs. Défis méthodologiques en sciences humaines et sociales posés par les cultures hors du livre. Les Digital Humanities et les cultures « hors du livre ». Outre les communications qui seront retenues pour ce colloque, quelques conférenciers sont invités à engager la discussion sur plusieurs aspects de la problématique ici évoquée :
Pour traiter de l’histoire complexe de l’oralité et des cultures parlées jusque dans l’émergence des Digital Humanities, Julianne Nyhan (UCL, London) parlera de son projet de recherche intitulé : « Oral History, Hidden Histories and the emergence of the Digital Humanities 1945-1980. »
Pour discuter de l’analyse des pratiques de mémoire dans le travail scientifique, Geoffrey C. Bowker (Santa Clara, USA) traitera de : « Memory Practices in the Sciences and Digital Humanities. »
Pour aborder le rapport aux cultures parlées dans l’histoire, David Bouvier (Lettres, Unil) abordera : « Homère et les humanités orales. »
Pour illustrer l’existence des « textes » dans la culture parlée, Claire Clivaz (FTSR, Unil) discutera de : « Quand la performance est la couverture du livre : performances liturgiques du Nouveau Testament et performances théâtrales de Shakespeare ».
Pour réfléchir à la façon dont l’exploration numérique de très larges archives ouvre sur la création de modèles historiques multidimensionnels et la mise en place de nouveaux procédés muséographiques, Frédéric Kaplan (DHLab, EPFL) parlera du projet de la Venice Time Machine
Pour discuter la façon dont les sciences sociales interrogent ce qui se passe dans les sciences humaines, Dominique Vinck (SSP, Unil) questionnera la « délivraison des humanités. »
Le colloque accueillera également des « cas d’études » d’« humanités hors du livre » dans la culture digitale, notamment l’expérience de Mémoriav.
Par ailleurs, le mardi soir 1er octobre à 18h30, pour le colloque, l’Interface Science-Société de l’Université de Lausanne organise une table ronde grand public, préparée et animée par Marc Audétat : « Création musicale, droit d’auteur et diffusion virtuelle : quel partage ? », avec des invités impliqués dans la SUISA, le parti Pirate suisse, etc.
Le colloque est co-organisé par le Laboratoire de cultures et humanités digitales de l’Université de Lausanne (LADHUL) et le Digital Humanities Laboratory (DHLab) de l’EPFL, sous la responsabilité de Claire Clivaz (FTSR et LADHUL), Frédéric Kaplan (DHLab) et Dominique Vinck (SSP et LAHDUL).
[1] C. Clivaz, J. Meizoz, F. Vallotton, J. Verheyden (éds.), avec Benjamin Bertho, Reading Tomorrow. From Ancient Manuscripts to the Digital Era / Lire Demain. Des manuscrits antiques à l’ère digitale, Lausanne : PPUR, 2012, paper and ebook.
[2] Cf. par exemple G. Kress, « Visual and Verbal Modes of Representation in Electronically Mediated Communication : the potentials of New Forms of Text », in Page to Screen. Taking Literacy Into the Electronic Era, Ilana Snyder (ed.), London/New York : Routledge, 1998, p. 53-79 ; ici p. 70 ; C. Clivaz, « Common Era 2.0. Mapping the Digital Era from Antiquity and Modernity », dans Clivaz et al., Reading Tomorrow (note 1), 2012, p. 23-60 ; ici p. 32-35 et 38.
[3] Simultanément, hors du monde académique (dans l’entreprise notamment), on assiste, au cours des dernière décennies, à une destruction de culture orale au profit de cultures de l’écrit (gestion de la qualité notamment) tant au niveau des opérateurs qu’au niveau du management. De même, dans les autres sciences, même si elles ont une longue pratique de l’inscription (B. Latour, S. Woolgar, Laboratory Life : The Social Construction of Scientific Facts, Princeton University Press, 1979) et des écritures multiples, la managérialisation de la recherche a poussé le recours à de nouveaux écrits.
[4] Par littératie imprimée, on entend les compétences à utiliser de l’information imprimée, ce qui renvoie à des manières d’être en relation avec le monde à travers le recours aux textes. Cf. F. Furet et J. Ouzouf, « Trois siècles de métissage culturel », in Lire et écrire. La scolarisation des français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Minuit, 1977, pp. 349-369.
[5] B. Belhoste, « L’enseignement secondaire français et les sciences au début du XXe siècle. La réforme de 1902 des plans d’études et des programmes », Revue d’histoire des sciences 43 (1990), pp. 371-400.
[6] Lucien de Samosate, Comment il faut écrire l’histoire. (Belles Lettres, 2010), p. 50.
[7]M. Baumbach, Lukian in Deutschland. Eine Forschungs-und Rezeptionsgeschichtliche Analyse vom Humanismus bis zur Gegenwart (Beihefte zu Poetica 25), Munich : Verlag Wilhelm Fink, 2002, p. 182-183.
[8] L. von Ranke, Geschichte der Germanischen Völker. Fürsten und Völker die Geschichte der romanischen und germanischen Völker von 1494 bis 1514, W. Andreas (éd.), Wiesbaden : Emil Vollmer Verlag, 2000, p. 4.
[9] R. Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », Communications 16 (1970), pp. 172-223.
[10] F. Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France/IGPDE (« Histoire économique XIXe-XXe siècle »), 2005, mis en ligne le 16 novembre 2011 ; http://igpde.revues.org/438.
[11] W. Ong, Orality and Literacy (Orality and Literacy : The Technologizing of the Word, [1982], 2nd ed. New York : Routledge, 2002).
[12] La notion de compétence informationnelle est apparue dès les années 1970 chez les bibliothécaires confrontés à l’explosion de la quantité d’informations disponibles (catalogues, bases de données).
[13] Clivaz, « Common Era », p. 35.
[14] Ph. Kaenel, « « Faire revivre l’histoire par l’imagerie vivante » : John Grand-Carteret, Eduard Fuchs et les cultures visuelles transnationales autour de 1900 », in C. Delporte, L. Gervereau et D. Maréchal (dir.), Quelle est la place des images en histoire ?, Paris, Nouveau Monde Editions, 2008, pp. 305-332.
[15] Ph. Kaenel, « Iconologie et illustration : à propos d’Erwin Panofsky », N. Preiss et J. Raineau (dir.), L’Image à la lettre, Paris, Paris – Musées, Editions des Cendres, 2005, pp. 171-199.
[16] M. Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth-Century Italy, Oxford, Oxford University Press, 1972. (trad. française, L’œil du Quattrocento, Paris, 1985).
[17] S. Alpers, The Art of Describing, Chicago, University of Chicago Press, 1983.
[18] W. J. T. Mitchell, Picture Theory : Essays on Verbal and Visual Representation, Chicago, University of Chicago Press, 1994, chapitre 1. Voir aussi Iconologie. Image, texte, idéologie, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, pp. 18-21.
[19] Cf., par exemple, ce qui s’est joué dans la presse et sur Internet avec la « restauration ratée » du Ecce homo de l’Eglise de Borja (N. Dietschy, C. Clivaz, D. Vinck, Un objet culturel digital : le cas de la « restauration » de l’Ecce Homo de Borja, Zürcher Jahrbuch für Wissensgeschichte, à paraître).