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Appel àarticles Le Temps des médias, "Ego et Narcisse" (n° 37, automne 2021)

Dossier coordonné par Anne-Claude Ambroise-Rendu et Cécile Méadel.

La question de l’individu, du Je ou du moi (self) a été longtemps absente des recherches sur les médias, ou plutôt, pour employer un terme quelque peu démodé, de la communication de masse. Dès les premières recherches et essais sur les médias de masse, le moi est apparu comme atomisé, vulnérable, massifié. Ce qui intéressait les chercheurs, c’était d’abord les mécanismes d’influence, d’aliénation, qui faisait du public, selon le mot fameux de Lippmann, « a random collection of bystanders ». Même le courant qui a contribué à réhabiliter le rôle de l’individu, autour de l’ouvrage central de Lazarfeld et Katz [12] faisait un détour par la personne pour mieux comprendre l’influence des grands médias.

Pourtant cette question faisait son retour en histoire dès les années 1980, via l’histoire de la vie privée, l’histoire de la sexualité et de sa gestion [13] et donc de l’intimité et des plaisirs, l’histoire des sensibilités et des émotions [14], c’est-à-dire une histoire de la manière dont le sujet est tributaire d’un cadre culturel normatif et de codes de conduite qui façonnent son expérience sensible. Insérée dans le temps long de l’histoire de la montée en puissance de l’individualisme et de la construction moderne de la conscience de soi et du rapport à soi - dont l’origine est habituellement située au XVIIIe siècle [15]-, cette histoire convoquait le rôle des objets (les miroirs) et celui des idées et des disciplines (la psychologie et la psychanalyse). Cette entrée en scène de l’individu n’est pas sans rapport non plus avec une histoire culturelle du politique qui donne une place nouvelle à des individus pivots parce qu’ils savent ou ont su orchestrer une mise en scène savante d’eux-mêmes (Zola), donnant naissance au début des années 1980 à la notion de people et de peopolisation. Elle interroge aussi le rôle joué par les médias dans la mise en scène publique de soi, depuis l’entrée dans « l’ère médiatique [16] » et au fil des évolutions des supports et des technologies.

Le développement du web et des médias électroniques semble avoir ramené l’individu sur le devant de la scène, avec une démultiplication des discours personnalisés, des espaces d’expression individuelle, des formats de présentation de soi en écrit, en image, en son… On le sait, la prise de parole personnelle et médiatisée d’un individu est bien antérieure au développement de l’internet et sa diffusion doit surtout beaucoup aux progrès de l’enseignement. Les « Ã©crits du for intérieur [17] » pouvaient connaître une diffusion plus large que celle de l’auteur ou de son cercle privé [18]. Le livre de raison (cf. Sylvie Mouysset) portait l’histoire d’une famille dont il avait vocation à construire la postérité pour un public élargi à la fois à ceux qui allaient venir ensuite et devraient le continuer mais aussi à des sociétés extérieures. La correspondance tout comme le journal intime peuvent être édités et donc se livrer au regard de lecteurs extérieurs inconnus de leur auteur. Parler de soi s’inscrit dans la longue tradition des formats réflexifs à travers lesquels les personnes notent, analysent et partagent leurs expériences propres. Comme le note Dagiral et al. (Réseaux), cette attention à soi est ancienne et s’est développée sous de nombreux formats, comme - celui qui les intéresse - de la mise en chiffres. Bref, parler de soi se conjugue depuis longtemps et sous des formes très diverses avec une diffusion médiatisée, la question centrale étant ici d’interroger ce que l’évolution de la médiatisation fait à la parole sur soi, la manière dont elle la stimule (ou pas), l’informe, l’oriente, la libère, etc. Il est patent en effet que le développement dans la presse commerciale des faits divers à la fin du XIXe siècle, a permis l’irruption quotidienne dans l’espace public, non seulement des « couches nouvelles » mais aussi des proscrits de jadis. Dans plus de 90 % des cas, le protagoniste d’un récit de fait divers est, en effet, un inconnu qui, sans l’incident ou la catastrophe dont il est la victime ou le coupable n’aurait jamais bénéficié d’une mention dans la presse. Et ce brusque passage, de l’anonymat à la célébrité, pourrait bien annoncer d’autres formes médiatiques de monstration de soi.

Quels objectifs ?

Pourquoi parler de soi, se montrer ? Quel « pacte de lecture » avec les destinataires de l’égo-discours ? Historiciser la différence entre les objectifs poursuivis par les confessions d’Augustin, de Rousseau ou même de Gide (notamment pour ce qui concerne le pacte autobiographique qui met en jeu l’introspection mais aussi la vérité) et la mise en ligne, celle qui sépare aussi l’écriture de soi des personnalités (littéraires) et l’écriture de soi des inconnus. Pour Matthieu Paldacci [19], le journal intime en ligne établit une relation qui s’inscrit sous le signe d’une empathie bienveillante, à la fois à distance (on ne se connaît pas) et en échange (on fréquente les mêmes milieux et partage les mêmes valeurs). Lejeune explique que la mise en ligne des journaux intimes signe l’arrivée du lecteur dans un dispositif intime d’écriture qui impose de nouvelles formes de contrainte à l’écriture en termes de rythme, de rédaction (précision du texte, liens, rappels…), et de continuité (l’auteur pouvant même être enfermé dans le personnage qu’il s’est publiquement créé et la communauté de ses lecteurs). On pourrait aussi penser à interroger les formes de valorisation de cette égo-récit. Que l’on pense par exemple aux tutos à destination des jeunes filles et des femmes destinés à aider la mise en valeur de soi et leur inscription dans le marché.

Quelles expressions de soi ?

Comment faire de soi l’objet d’une communication destinée à des inconnus ? Quelles technologies sont mobilisées, de l’image au récit, du dessin à la vidéo) pour se voir et en même temps se donner à voir ? Car l’image, fixe, animée, met en jeu le corps, usant - et parfois revendiquant - des artifices eux aussi historiquement repérables. Plusieurs aspects peuvent faire l’objet d’interrogations :

• Le caractère genré de cette expression de soi : si certains genres sont ou ont été massivement le fait d’hommes (comme le livre de raison ou les journaux avant le XIXe), les écritures ordinaires sont devenues ensuite largement le fait des femmes. Pour I. Luciani ces écrits leur ont donné une capacité d’agir (agency) dans leur univers propre.

• Anonymat/pseudonymat/identité fictive : là encore ce n’est pas internet qui ouvre ces possibilités. Les écrivains depuis bien longtemps jouent avec des identités multiples ou plurielles. Cela ouvre aussi la question de la vérité des récits (que la notion très débattue d’autofiction cherche à contourner).

• Il s’agirait aussi de s’interroger sur la notion de narcissisme ci souvent convoquée, par exemple à propos de selfies. Pour danah boyd, outre le fait que se prendre en photo (comme de se peindre ou se faire peindre) n’est pas nouveau, Le geste est surtout une façon de célébrer l’instant, d’attester de sa présence hic et nunc dans le but d’en faire un objet d’échanges et de partage. De manière plus générale, Dominique Cardon (2008) récuse lui aussi la thèse d’un exhibitionnisme généralisé et montre comment les internautes jouent avec leur auto-représentation par une série d’ajustements sociaux.

Inscrire ces interrogations dans une histoire longue des représentations médiatiques de soi devrait permettre d’apporter des éléments utiles à ce débat. Et notamment en les rapportant à une histoire de l’industrie de la beauté (cosmétiques, instituts de beauté, etc.) et de la mode ainsi qu’à celle du développement de la presse consacrée à ces questions dans l’entre-deux-guerres

L’individu comme ressource collective

Sous quelles conditions les médias s’approprient-ils le « moi » ? Dans la presse, au cinéma, à la radio puis à la télévision, la mise en scène de l’intimité a pris une place grandissante pour de multiples raisons qui pourraient être explorées (changement culturels, transformation des cadres collectifs, dérégulation de la télévision, modification des formats rhétoriques…), faisant de l’égo-discours une ressource peu coûteuse offrant une inépuisable mine de drames à bon marché. Mais aussi des figures modèles proposées au lecteur. Ainsi A. Wrona [20] voit dans les portraits de femmes anonymes publiés par le journal Elle pas seulement et peut-être moins « le triomphe d’une société individualisante que la standardisation croissante du sujet raconté » ; ce qui ferait de ces vies « des machines à imitation ».

La télé-réalité, née en France au milieu des années 1980, genre auquel a été consacré un volume de recherches qui va très au-delà de sa part dans les programmes, est ici un phénomène central pour l’audiovisuel [21]. Les appréciations sur le phénomène varient grandement ; certains diagnostics paraissent un simple prolongement de la critique des médias de masse : le moi n’est plus simplement atomisé et vulnérable, il devient un objet mis en scène et exploité (pour les un), ou capable d’autonomie et d’ « empowerment », pour les autres.

L’individu devient aussi une ressource pour la construction de l’offre médiatique, le moi devient une marchandise. Et le moi est voulu et construit aussi par le marché, comme produit. Le moi c’est le consommateur. La personnalisation des contenus permise par les plates-formes fait du consommateur un individu qui semble unique, mais qui en fait devient un élément qui n’a de sens que s’il est additionné à beaucoup d’autres : c’est en effet en collationnant des parcours et des préférences individuels que les algorithmes de choix construisent des recommandations. Là encore, on pourrait s’interroger sur les modèles antérieurs d’une telle construction et le rôle que certains individus emblématiques.

Le moi retravaillé par la mise en public

Que produit la médiatisation sur la construction de l’individu ? Quelle mise en scène de la vie privée/intime/personnelle… Cette question interroge la construction de l’intimité, une notion dont Richard Sennett a bien montré le caractère historiquement daté tout comme l’est la coupure entre vie publique et privée (Daniel Roche). Là encore différentes questions peuvent être abordées :

• La publicisation des expressions individuelles renvoie aussi à la notion d’extimité de Tisseron soit « comme le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés. Il ne s’agit donc pas d’exhibitionnisme. L’exhibitionniste est un cabotin répétitif qui se complaît dans un rituel figé. Au contraire, le désir d’extimité est inséparable du désir de se rencontrer soi-même à travers l’autre et d’une prise de risques. » Il s’agit toujours quand même de s’offrir au jugement, à l’appréciation d’autrui.

• On pourrait également s’interroger sur l’impact de la mise en visibilité du moi sur la place du secret : plus on serait visible et plus on aurait besoin de protéger certaines parties de nos vies…

• Se pose aussi la question des injonctions contradictoires par rapport à cette publicisation de soi : exigence d’afficher certains éléments de son existence contre dénonciation de l’exhibitionnisme. Le refus d’être visible est parfois considéré (cf. Louise Merzeau, 2013) comme un marqueur d’asocialité susceptible de produire de l’exclusion, en particulier pour les individus socialement fragiles ; il peut aussi être apprécié comme un marqueur de distinction lorsqu’il s’agit d’un refus assumé. Là encore, cette question doit être historicisée.

• Les questions de réputation sont centrales et posent de nombreuses interrogations. Dans quelle mesure les dispositifs techniques contribuent-ils à fixer les normes des discours ? Le format réduit, le caractère sommaire de l’écran du minitel, tout comme le coût élevé des communications par ce médium ont contribué à établir un style d’écriture quasi télégraphique riche d’abréviations et de notations phonétiques (J. Jouët). Le podcast aujourd’hui (sous sa version très répandue du témoignage - cf. Transfert de Slate, Magma, l’Expérience de France Culture, les podcasts du Monde ou d’Arte…) semble aussi établir les récits de soi selon des normes précises et partagées qu’on pourrait présenter comme de la « fiction-non-fiction » soit la fiction pour la forme et le documentaire pour le fond.

Conséquences politiques

Enfin on peut aussi aborder s’interroger sur ce que produit cette mise en valeur de l’égo par rapport au sentiment d’appartenance au collectif. Le moi médiatisé construit du nous. Pour ces égo-discours, la dimension relationnelle est centrale et les échanges sont déterminants pour leur visibilité. Mais de quel « nous » s’agit-il ? Devient-il parfois un « nous » excluant, par rapport à un « eux » ? Sous quelles conditions y aurait-il dépolitisation des débats publics via l’atomisation des représentations ? L’irruption « des gens » investissant l’espace public et collectif en tant qu’acteurs serait une des constantes de la médiatisation du monde. En ce sens, cette médiatisation est aussi profondément démocratique puisqu’elle conjugue exigence de transparence (la nécessité de lever le voile revendiquée par les révolutionnaires) et mise en scène de soi. Elle est aussi, pour certains, essentiellement moderne, puisque « la modernité voudrait tout savoir et tout observer d’elle-même, (qu’elle) aime à se contempler sous tous les angles [22] ».

Calendrier (à confirmer)

• Propositions à envoyer le 15 novembre 2020 à acambre@orange.fr et cecile.meadel@u-paris2.fr
• Retour en décembre 2020
• Articles V1 : 30 mars 2021
• Publication automne 2021

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AppelTDMEgo&Narcisse

[1] E. Katz, P. Lazarsfeld, Personal Influence, the part played by persons in the flow of mass communication, New York : The Free Press, 1955.

[2] Le rôle de Michel Foucault en la matière est évidemment décisif. Mais aussi Ph Ariès, A.-M. Sohn, A. Corbin.

[3] William Reddy, Alain Corbin…

[4] Ou au XVIIe cf. R. Sennett, Les Tyrannies de l’intimité. Paris, Seuil, 1977.

[5] A Vaillant, M-E Thérenty, 1836 : l’an I de l’ère médiatique, étude littéraire et historique du journal La Presse, d’Emile de Girardin, Paris, Nouveau monde éditions, 2001.

[6] Attestés au moins depuis le Moyen-Âge : cf. les livres de raison ; éphémérides, mémoires et journaux de toute nature… Voir M. Foisil dans L’Histoire de la vie privée (tome 3), Paris, Seuil.

[7] Voir les journaux de jeunes filles étudiés par Philippe Lejeune (Le moi des demoiselles : enquête sur le journal de jeune fille, Paris, Seuil, 1993) qui explique qu’il s’agit là d’une écriture collective.

[8] M. Paldacci, « Les quatre mondes du journal intime en ligne : Analyse statistique d’un corpus de journaux intimes écrits et publiés sur Internet (enquête) », Terrains & travaux, 5(2), 2003, p. 7-30.

[9] A. Wrona, « Moi-même comme une autre : sur le portrait dans les magazines féminins », Communication & langages, 152, 2007, p. 69-77.

[10] Outre son livre (La télévision de l’intimité, Paris, Seuil, 1998), D. Mehl, « La télévision de l’intimité », Le Temps des médias, vol. 10, n° 1, 2008, p. 265-279.

[11] J.-M. Domenach, Approches de la modernité, Paris, Ellipses, École polytechnique, 1986, p. 44.

[12] E. Katz, P. Lazarsfeld, Personal Influence, the part played by persons in the flow of mass communication, New York : The Free Press, 1955.

[13] Le rôle de Michel Foucault en la matière est évidemment décisif. Mais aussi Ph Ariès, A.-M. Sohn, A. Corbin.

[14] William Reddy, Alain Corbin…

[15] Ou au XVIIe cf. R. Sennett, Les Tyrannies de l’intimité. Paris, Seuil, 1977.

[16] A Vaillant, M-E Thérenty, 1836 : l’an I de l’ère médiatique, étude littéraire et historique du journal La Presse, d’Emile de Girardin, Paris, Nouveau monde éditions, 2001.

[17] Attestés au moins depuis le Moyen-Âge : cf. les livres de raison ; éphémérides, mémoires et journaux de toute nature… Voir M. Foisil dans L’Histoire de la vie privée (tome 3), Paris, Seuil.

[18] Voir les journaux de jeunes filles étudiés par Philippe Lejeune (Le moi des demoiselles : enquête sur le journal de jeune fille, Paris, Seuil, 1993) qui explique qu’il s’agit là d’une écriture collective.

[19] M. Paldacci, « Les quatre mondes du journal intime en ligne : Analyse statistique d’un corpus de journaux intimes écrits et publiés sur Internet (enquête) », Terrains & travaux, 5(2), 2003, p. 7-30.

[20] A. Wrona, « Moi-même comme une autre : sur le portrait dans les magazines féminins », Communication & langages, 152, 2007, p. 69-77.

[21] Outre son livre (La télévision de l’intimité, Paris, Seuil, 1998), D. Mehl, « La télévision de l’intimité », Le Temps des médias, vol. 10, n° 1, 2008, p. 265-279.

[22] J.-M. Domenach, Approches de la modernité, Paris, Ellipses, École polytechnique, 1986, p. 44.

Citer cet article : https://www.histoiredesmedias.com/Appel-a-articles-Le-Temps-des,8467.html