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03 - Public, cher inconnu !

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Christian Delporte

"Anti-Le Pen" 2002 : Images et Internet. Nouvel outil : nouveaux procédés ?

Le Temps des médias n°3, automne 2004, p. 182-293.

Au printemps 2002, l’histoire politique française a été marquée, comme chacun sait, par un événement majeur : la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, ce que les journalistes ont traduit par la formule, désormais communément admise, de « séisme du 21 avril ». La mobilisation qui s’en est suivie, pour « faire barrage à l’extrême droite », a été largement analysée et commentée, parfois à chaud, par les spécialistes des médias. En revanche, peu parmi eux ont souligné la place brusquement occupée par Internet dans ce phénomène, devenu, en quelques heures ou quelques jours, l’outil le plus efficace pour organiser la riposte, faire circuler l’information sur les formes variées des initiatives, nourrir et relayer les mots d’ordre, garantir le succès des manifestations de rue, nationales ou locales. Il n’est pas excessif d’affirmer, alors, que nous avons assisté, au lendemain du 21 avril 2002, à la première grande mobilisation politique du Web en France. L’expérience acquise par les internautes, à l’occasion d’autres mouvements, internationaux notamment, comme ceux des « altermondialistes », n’est sans doute pas tout à fait étrangère à la soudaine importance donnée à Internet dans le combat anti-Le Pen.

Au printemps 2002, l'histoire politique française a été marquée, comme chacun sait, par un événement majeur : la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle, ce que les journalistes ont traduit par la formule, désormais communément admise, de « séisme du 21 avril ». La mobilisation qui s'en est suivie, pour « faire barrage à l'extrême droite », a été largement analysée et commentée, parfois à chaud, par les spécialistes des médias. En revanche, peu parmi eux ont souligné la place brusquement occupée par Internet dans ce phénomène, devenu, en quelques heures ou quelques jours, l'outil le plus efficace pour organiser la riposte, faire circuler l'information sur les formes variées des initiatives, nourrir et relayer les mots d'ordre, garantir le succès des manifestations de rue, nationales ou locales. Il n'est pas excessif d'affirmer, alors, que nous avons assisté, au lendemain du 21 avril 2002, à la première grande mobilisation politique du Web en France. L'expérience acquise par les internautes, à l'occasion d'autres mouvements, internationaux notamment, comme ceux des « altermondialistes », n'est sans doute pas tout à fait étrangère à la soudaine importance donnée à Internet dans le combat anti-Le Pen.

Or, l'image, et singulièrement celle produite par les graphistes, professionnels ou amateurs, sur le Web, a joué un rôle essentiel parmi les outils et supports de cette mobilisation. Mêlant propagande et satire, charge et dérision, les images créées alors ont considérablement circulé et contribué à dessiner le socle commun de l'imaginaire des manifestants-électeurs du second tour décidés à introduire dans l'urne, le 5 mai, un bulletin « Chirac » pour enrayer le péril Le Pen.

Internet contre Le Pen

Au début de la campagne, on pensait généralement que l'élection présidentielle de 2002 constituerait le premier grand surgissement politique de la toile dans le débat politique ; mais on songeait plutôt, alors, aux sites institutionnels des candidats. Ce fut le cas, en partie au moins, même si ces derniers ne firent pas toujours preuve de l'originalité et de l'invention attendues. La vraie nouveauté est finalement venue, dans l'atmosphère de crise politique et morale qui marqua l'entre-deux tours de la présidentielle, des sites anti-Le Pen, appelant au vote et aux manifestations.

Ces sites sont de différentes natures. Les uns étaient créés avant le 21 avril, tels ceux des associations comme Ras l'front, SOS Racisme ou « Démocratie, Ecologie, Solidarité ». D'autres ont changé de vocation, et se sont transformés en sites anti-Le Pen, à l'instar de ceux des collectifs d'artistes et de graphistes, notamment. Enfin, le plus grand nombre d'entre eux relève d'initiatives individuelles, de groupes d'amis, rompus au maniement du Web. Ces websmasters sont souvent très jeunes ; ils ont 25-30 ans, en général. Laurent Mann, 35 ans, diplômé d'économie, fait figure d'aîné lorsqu'il crée « lapincealinge.org ». C'est leur premier grand engagement politique, et ils saisissent Internet comme l'instrument moderne – l'outil de leur génération – pour mobiliser, rassembler et diffuser l'information. Au soir du 21 avril, ils se disent tout simplement : « il faut faire quelque chose ». En d'autres temps, la solution aurait été peut-être différente ; mais, en 2002, c'est la réponse du Web qui vient immédiatement.

Compte tenu de leur spontanéité, mais aussi de leur caractère éphémère, il est très difficile de comptabiliser le nombre des sites. On en repère des dizaines, voire des centaines, reliés entre eux par le système des liens. Juste une indication : le site « Journées pages noires » proposait un script que tout webmestre pouvait incorporer à son propre site, et qui comportait une page spécifique avec un message de protestation contre le FN. Ce message apparaissait comme un pop-up, à chaque chargement de la page d'accueil. Même si tous les participants n'étaient pas spécifiquement dédiés à la lutte contre le Front national, 1 500 sites ont repris le script en question. Au total, le site « Journées pages noires » a reçu 25 000 visites. Au plus fort de l'entre-deux-tours, les sites qui nous occupent ont enregistré, chaque jour, entre 700 et 2 000 connexions. De ce point de vue, la presse écrite a joué un rôle de relais essentiel, évoquant, par de nombreux articles, la mobilisation sur Internet, ou même, répertoriant les sites dans des pages spéciales du journal-papier ou du journal en ligne, comme ce fut le cas pour Libération, en pointe dans le combat anti-Le Pen. Militants, ces sites sont sérieux ou parodiques, à l'instar de « Les Français d'abord » qui imagine le pays après la victoire de Jean-Marie Le Pen ; ce dernier, devenu « Guide » du peuple, établit l'apartheid, fait de Pétain un héros national et impose, à son profit, le culte de la personnalité. On relève, sur ces espaces d'expression, des appels à la mobilisation, des articles originaux ou extraits de la presse, des informations et des agendas sur les manifestations et autres initiatives, passées ou à venir, des communiqués des associations, des pétitions en ligne, des tracts et autres documents téléchargeables, parfois des forums de discussion. Et on y trouve également des images, souvent regroupées par galeries.

Production et circulation d'images

Ces images, elles aussi téléchargeables, sont utiles, à la fois pour composer les pages d'accueil et animer un site : c'est le cas des bannières, des animations-flashs, des clips, typiques de l'univers du Web. Quant aux compositions iconographiques, elles sont destinées à Ãªtre reproduites, sous forme d'autocollants, d'affiches, d'impressions sur tee-shirts, etc. En naviguant sur le Net, nous en avons réuni empiriquement un peu plus de 500, qui forment le corpus de l'analyse. Ces images, libres de droit, circulent sans qu'il soit possible de reconstituer finement leur itinéraire, même si l'on sait, bien sûr, qu'elles ont beaucoup voyagé via les e-mails, arrivant sur les différents sites anti-Le Pen, pour qu'elles y soient stockées. Des questions, pour nous, aussi importantes que les conditions de création, le nom des créateurs, la diffusion, la réception trouvent difficilement des réponses. On constate simplement que certaines sont davantage reproduites que d'autres, comme en attestent les murs des villes ou les pancartes des manifestants, par exemple. Mais quantifier sérieusement est impossible.

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Parfois – rarement –, le nom d'un site apparaît sur une image. Certaines compositions sont associées à un pseudonyme (« lachevre », « cafardmasque », « matieres toxiques », etc.). En revanche, les choses sont plus simples lorsqu'il s'agit de créateurs et d'artistes. Ainsi, « Saintdesprit » cache-t-il un collectif de graphistes, à qui on peut attribuer une vingtaine d'images, et « agent graphique » dissimule-t-il Mathias Rabiot, un jeune créateur, d'abord free-lance, passé ensuite à RSCG (peut-être grâce à la notoriété acquise en mai-juin 2002). Il est l'auteur d'une série d'affiches, souvent reproduites, et tout particulièrement celle représentant un personnage Lego – souvenir d'enfance des internautes ! –, affublé d'une chemise brune et d'un brassard rouge à croix gammée, avec cet avertissement : « Le FN, ce n'est pas un jeu ! Le 5 mai : je vote contre le FN ! ». Dès le lendemain du premier tour, Mathias Rabiot a créé un site spécifique : « contre-le-pen.com », où il propose ses propres créations et héberge celles d'autres graphistes.

Création fiévreuse et militante, travail de groupe, anonymat volontaire, libre diffusion, libre reproduction : tout cela rappelle la vague créatrice de mai 1968, au temps de l'atelier populaire de sérigraphie de l'École des Beaux-Arts ou du groupe Grapus des Arts déco. D'ailleurs, comme un clin d'œil, un créateur prend pour pseudonyme « Grapus » ; un autre décide d'adapter l'affiche des artistes de Grapus sur l'ORTF, et lui rend hommage ; « La police vous parle tous les soirs à 20 heures » devient : « La police vous réveille tous les matins à 5h30 ». Désormais, le casque du célèbre CRS est surmonté de la flamme qui symbolise le Front national, tandis que, sur le micro, est fixée une épaisse croix gammée.

L'important corpus d'images nécessiterait une longue analyse de contenu que les limites de cette brève présentation n'autorisent pas. L'objectif, ici, n'est pas, en priorité, de montrer la violence des charges. Écartons, d'emblée, les évidences : bien sûr, Le Pen est présenté comme un « fasciste » et le bulletin « Chirac » comme un moindre mal ; bien sûr, les images pratiquent l'amalgame, notamment entre le FN et son électorat. Intéressons-nous plutôt aux méthodes graphiques, à la nature des images, aux références symboliques et thématiques des compositions visuelles, en nous demandant si, finalement, le nouvel outil qu'est Internet induit, en matière de charge et de satire, un profond renouvellement des procédés.

Entre texte et image

S'agissant de leur nature, les éléments en circulation sur le Net relèvent de quatre grandes catégories. La première (15 % du corpus environ) groupe des documents-textes, des affiches-textes, parfois accompagnés d'un dessin témoin. Ils sont dominés par un intéressant code couleur, à base, soit de noir et de rouge (qui, dramatisant le message, se réfère aux couleurs du nazisme), soit de tricolore (renvoyant à l'enjeu politique de l'élection – la défense de la République -, mais aussi à l'appropriation des couleurs nationales par le parti de Jean-Marie Le Pen). Les caractères employés fondent un jeu graphique, par exemple lorsque les lettres « N », « O », « N » sont détachées du sigle « Front national » et associées au 5 mai 2002, date du second tour de l'élection présidentielle. Le « NON », dont chacun sait très bien à qui il s'adresse, se décline en de nombreuses circonstances, souligné parfois par une ébauche de dessin, comme dans cette composition où le cercle du « O » se transforme en visage, simplement marqué d'une mèche noire et d'une petite moustache que chacun identifie aisément. Le texte joue avec les lettres, comme il joue avec les mots, exploitant, à l'occasion, des dictons, des proverbes, des formules populaires, fondés sur le bon sens général, comme : « pas de fumée sans feu » (et la flamme symbolique du FN de monter sur un support en forme de croix gammée).

Deuxième catégorie : les dessins-charges. Ils sont loin d'être dominants (à peine 5 % du corpus). Est-ce à dire que la caricature n'est plus subversive, appartient à une autre génération, ou s'identifie mal à l'outil Internet ? Doit-on y voir l'influence culturelle ou professionnelle des procédés publicitaires sur les créateurs ? Les compositions nées de l'imagination des internautes ne pèsent guère, alors que les caricatures en circulation sont très souvent constituées de dessins puisés dans Charlie-Hebdo, dont on connaît les positions clairement hostiles au Front national et qui dispose d'un public jeune et fidèle. Proche de la précédente, la catégorie des bandes dessinées est pourtant particulière. Des sites leur sont consacrés, comme celui de « Fluide glacial ». Mais, peut-être pour des raisons pratiques et techniques, les planches ne circulent guère. Peu stockée, la BD reste sous-représentée dans l'échantillon qui nous intéresse, caractérisé par l'échange et la reprise. En fait, l'ensemble le plus significatif quantitativement – plus des trois quarts du corpus - est celui des images du type « affiches illustrées », fondées soit sur l'emploi de la photographie (cas le plus fréquent), soit sur l'exploitation du dessin (qui surprend tout de même par sa rareté relative), soit encore, sur la combinaison des deux, le croquis venant appuyer l'efficacité du cliché. Elles dominent indéniablement la diffusion de l'image anti-Le Pen sur le Web et attirent notre attention sur les procédés les plus employés.

Multiples facettes du détournement

Les compositions de pure création, au sens où elles ne réutilisent pas des images, des formes, des textes bien connus, restent finalement assez rares. En fait, les auteurs recourent aux procédés les plus classiques de la charge, familiers des historiens de la caricature ; il en est ainsi du retournement. Un exemple parmi d'autres : le Front national avait diffusé des affiches où Chirac et Jospin étaient censés être pris en flagrant délit de mensonge : « Je n'ai jamais rencontré Le Pen », affirmait le premier ; « Je n'ai jamais été trotskiste », renchérissait le second, tandis que l'un et l'autre voyaient leur nez s'allonger à la manière de Pinocchio. Exploitant l'image en reprenant la construction et le code couleur, « touscitoyens.org » propose une photographie de Le Pen dont le nez s'allonge, lui aussi, lorsqu'il proclame : « Je n'ai jamais été antisémite ».

Mais, de loin, le procédé qui s'impose est celui du détournement, à tel point qu'on peut en distinguer plusieurs types, les uns pouvant se combiner avec les autres. Première variante : le détournement du sujet Le Pen. D'abord, les auteurs partent d'une vraie photo, la recadrent, en font un tirage au trait surexposé qui obscurcit la scène et accentue l'expression du visage, devenu brusquement inquiétant ; plus communément encore, ils la décontextualisent. Isolant le cliché, ils y ajoutent un cours texte qui lui donne brusquement son nouveau sens ; ainsi l'image d'un petit enfant noir pleurant dans les bras du leader du Front national – souvent reproduite dans la presse - est-elle accompagnée du dicton : « La vérité sort toujours de la bouche des enfants ». Ensuite, les graphistes ont recours à la méthode du photomontage. Ce dernier, dont l'histoire est associée au nom de John Heartfield et à ses couvertures antinazies, dans AIZ, est, depuis l'origine (l'Allemagne d'après 1918), un art de la révolte sociale et de la contestation politique, qui sied bien à la situation d'urgence du printemps 2002. Le procédé, efficace, permet de comprendre l'image du premier coup d'œil, dès lors, par exemple, que Le Pen, à la tribune d'un meeting du FN, est revêtu de l'uniforme nazi ou que, tout sourire, il trône sur la banquette d'une voiture découverte, au côté d'Hitler, dans les habits de Mussolini : ici, il a suffi de prendre une photo de la visite du Führer à Rome en 1938 et de substituer le visage du chef du Front national à celui du Duce.

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Autre type commun de détournement : celui des signes et des symboles. Lui aussi facile et efficace, il propose - ou combine - de multiples procédés comme : l'adjonction (une croix gammée sur le costume de Le Pen ; un revolver sur la nuque de Marianne dans le logo tricolore de la République) ; la suppression (le corps sans tête de Le Pen – à partir d'un cliché pris dans un meeting FN -, avec le slogan : « Le 5 mai, réalisez vos projets ») ; la substitution (comme le détournement du sigle de « TF1 » devenue « TFN ») ; l'accumulation ou la surimpression (le visage d'Hitler se détachant sur celui de Le Pen, dans une savante fusion). Dans ce type de charges, sont naturellement visés les symboles mêmes du Front national, parfois amalgamés à ceux du Parti nazi, mais souvent aussi considérés isolément. On relève ainsi une série d'images qui détournent le principal emblème du FN : la flamme. Ne représentant plus la force vitale, mais le péril immédiat de destruction, elle vient à l'appui de slogans qui justifient le vote du 5 mai : « Les flammes du Front national se consument sur les braises du nazisme » ; « Éteindre la flamme sans se brûler reste notre priorité », etc. Précisément, l'une des originalités des compositions proposées est la déclinaison du thème du danger par l'utilisation d'une signalétique familière, ancrée dans notre univers quotidien : les pictogrammes de la signalisation routière ou urbaine, ou des lieux publics, voire les étiquettes d'avertissement sur les emballages des produits ménagers. Mise en page, stylisation, code couleur : l'identification s'effectue au premier regard. Citons, par exemple, cette image, surmontée en lettres grasses des mots « ATTENTION PARTI DANGEREUX », réunissant deux carrés rouges, côte à côte ; à l'intérieur du premier, la flamme du FN, dessinée au trait ; à l'intérieur du second, la croix gammée. Et puis, nourrissant l'évidence de la référence, cet avertissement en petites lettres : « Conserver hors de portée des enfants – Éviter le contact avec la peau – Ne pas respirer les vapeurs – Toxique pour les organismes – Peut causer des effets irréversibles à court terme – EN CAS D'ÉLECTION, FAIRE VOMIR ».

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Il est, enfin, un dernier type de détournement, qui s'applique davantage aux contenus, celui des images et du discours médiatiques. À la fois, il tire son efficacité de la complicité spontanément établie avec ceux qui observent l'image (chacun connaît le document ou le slogan original) et s'affirme comme très révélateur de l'imaginaire d'une génération nourrie d'un certain genre de cinéma (science fiction, fantastique, dessin animé, américains surtout), de jeu vidéo, de télévision et de publicité. Les graphistes s'amusent, ainsi, à détourner les affiches de film (Alien, Mars Attack, Monstres et Cie, etc.), mais aussi les émissions de « télé réalité », qui, de façon spectaculaire, viennent de faire leur apparition sur les écrans français, avec Loft story. L'occasion est alors trop belle pour ne pas faire référence à « Big Brother », titre initial de la série néerlandaise. La menace totalitaire est alors évoquée, en détournant l'œil symbolique de l'émission (on ajoute une croix gammée sur la pupille) et le titre (devenu « FN Story »), et en appuyant le slogan : « Pour éviter certains programmes… VOTEZ ! ». En revanche, abondamment utilisée, la publicité ne semble pas systématiquement source d'une dénonciation frontale. La plupart du temps, on se contente de détourner les affiches commerciales et leurs mots d'ordre : « Tu t'es vu quand t'abuses », à l'adresse de Le Pen ; « Tu t'es vu quand tu votes Le Pen », etc. Très caractéristiques des préoccupations d'une génération née avec le sida, se distinguent les fausses publicités pour les préservatifs, comme la publicité « Chirax ». Ici, le préservatif est assimilé à un « bulletin de vote » : « Usage unique le 5 mai. Après, changez de marque ». Le renvoi à l'univers médiatique sur lequel s'appuie le contenu du message est donc très indicative de l'identité des producteurs d'images, mais aussi de ceux auxquels elles s'adressent, par le biais du Web.

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Nier l'adversaire ou prouver le péril ?

La nature des images comme les procédés utilisés pour les mettre en valeur n'autorisent pas à conclure au profond renouvellement des méthodes. Qu'en est-il, alors, du socle référentiel de la démonstration ? L'exploitation de l'actualité ne doit pas faire illusion : des temps modernes à nos jours, l'image satirique a toujours tiré son efficacité auprès du public de l'usage habile de l'air du temps, indispensable à la nécessaire connivence. Or, notre étude fait émerger deux types de champs de repères qui, à leur tour, alimentent l'idée de permanence plutôt que celle de la rupture.

Le premier concerne le registre de la détestation, la charge directe contre l'adversaire, qui tend parfois jusqu'à nier sa nature humaine. Naturellement violente, l'attaque, qu'elle insulte l'ennemi, cherche à effrayer ou à provoquer le dégoût, ou tout à la fois, ne repose pas sur la démonstration. Elle parle à l'affect. Ce type de charge, classique de la caricature, n'est pas l'apanage d'un camp, même si, historiquement, elle appartient davantage à une tradition de droite et surtout d'extrême droite qu'à une tradition de gauche ou d'extrême gauche. Les dessinateurs contestataires et « révolutionnaires » ont toujours répugné (y compris en mai 1968) à s'en prendre au physique des hommes, à les identifier aux animaux les plus repoussants, ou pire encore. Cette prévention, ici, semble s'effacer devant le sentiment de haine éprouvé à l'égard de Jean-Marie Le Pen, avivé par la brutale dramatisation du contexte.

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Nombreuses sont, alors, les variations sur le physique de Le Pen qui ne surprennent pas, comme les allusions à sa prothèse oculaire : par exemple, cette paire de lunettes derrière laquelle se dissimule une unique balle de ping-pong, frappée de la flamme tricolore, avec ce slogan : « Jetez un œil sur son passé ». La fréquence des références à la mort, à l'ordure, à la scatologie plaident, à leur tour, pour la continuité, quel que soit le niveau de violence. Le bestiaire est, aussi, un classique du genre. Combien d'images assimilant Le Pen à un porc, à un singe, à un cafard, plus généralement à un animal nuisible et, finalement à un monstre, source de terreur ! Qu'il soit une bête bien terrestre ou un monstre improbable issu d'une autre planète ne change rien à l'affaire. Notons plutôt quelques absences, comme celle des rats, si fréquents dans la caricature antifasciste, naguère encore, par exemple lorsque les trotskystes dénonçaient Ordre nouveau, dans les années 1970.

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La charge instinctive, injurieuse pour l'adversaire, structure la communion entre le créateur et son lecteur, conforte le sentiment du second. Mais l'effet, efficace et immédiat, est produit au détriment de la réflexion. D'où l'exploitation d'un second champ, plus argumentatif : celui de la preuve. L'image, ici, a pour fonction d'emporter la conviction ; en l'occurrence, les auteurs privilégient deux procédés complémentaires. D'abord, ce que nous appellerons la « preuve par les cartes ». Leur usage, là aussi ancien, est largement présent, destiné à montrer la puissance et l'imminence du danger. La carte explique : parfois avec humour, par exemple lorsque le dégradé du vote Le Pen en France semble parfaitement recouper celui des retombées radioactives de Tchernobyl ! Elle mesure aussi l'effet observé (le sud de l'hexagone consumé par la flamme du FN). Elle annonce des risques : péril pour les Français (la Marianne de Delacroix enfermée derrière les barreaux de la prison « France ») ; danger, aussi, pour les Européens (carte de l'Europe où le visage de Le Pen masque les frontières de l'hexagone). Du coup, elle appelle à réagir, ici en allant voter le 5 mai.

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Mais il est une autre preuve, qui met en jeu la mémoire du fascisme et du nazisme, dont la présence de Le Pen au second tour de l'élection présidentielle semble annoncer le retour. La « preuve par l'histoire », très fréquente dans le corpus, est nourrie de vieilles images des années 1930, d'Hitler et de Mussolini, mais aussi de photographies de camps de concentration. Ainsi cette composition qui détourne une affiche de « Jet Tours, spécialiste des vacances réussies » (rétrospectivement mal venue !) : « On peut rater le 1er tour mais pas ses vacances ». La plage paradisiaque a été remplacée par un cliché en noir et blanc d'enfants déportés, groupés derrière des barbelés. Reprenant le slogan du voyagiste, l'affiche signe : « FN 2e tour, spécialiste des vacances réussies », puis ajoute, en contrebas la phrase célèbre du leader frontiste : « Les chambres à gaz sont un détail de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale… ». Notons, alors, que le socle référentiel, clairement ancré dans l'amalgame avec l'Allemagne nazie (plus que l'Italie fasciste) semble gommer totalement le passé pétainiste de la France (à l'exception notable du site « Les Français d'abord »). Aucune image du Maréchal, aucune allusion, ou presque, à Vichy, pas plus, du reste, qu'à Maurice Papon ou aux responsabilités françaises dans la déportation des Juifs. L'histoire française, même plus récente (on pense notamment à la guerre d'Algérie), semble ignorée. Manque de culture ? Ou recherche de la plus grande efficacité, en assimilant Le Pen à Hitler, plutôt qu'à Pétain ? La réponse ne peut être, ici, définitive, même si elle se situe vraisemblablement à mi-chemin des deux propositions. On constatera ainsi que les photomontages associant Le Pen au Führer ou au Duce, bâtis à partir des clichés extraits d'ouvrages ou saisis sur le Net, sont souvent mal placés chronologiquement, les auteurs attribuant, par exemple, à 1933 une scène qui s'est effectivement déroulée en 1938.

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Nouvel outil, vieux procédés

On le voit : sur le plan graphique comme sur le plan de la satire, les images de mai-juin 2002 n'innovent guère ; nous en voulons pour preuve le poids des compositions symboliques, vieux procédé, efficient parce qu'il parle à l'affect. Les graphistes s'inscrivent dans une tradition des modes d'expression contestataires, que traduisent bien à la fois le procédé de détournement et le recours au photomontage qui, déjà dans les années 1920, caractérisait la volonté des artistes d'exprimer le chaos de la guerre, la barbarie sociale, l'aspiration révolutionnaire. Le rejet viscéral du Front national, joint au choc du 21 avril, revivifie, en quelque sorte, une pratique aux relances périodiques. Par ailleurs, on note, par la répétition des images, sinon un hold-up créatif, du moins un certain mimétisme, qui tient à l'urgence, à la communauté des valeurs et au socle référentiel partagé. En revanche, le phénomène nous semble plus instructif sur le plan de l'utilisation de l'outil Internet et sa grande souplesse d'emploi. Le corpus observé est plus intéressant sous l'angle de la technique graphique (et l'exploitation de logiciels adaptés), mais aussi de la diffusion et des modes de circulation (les flux, l'espace défini, le rythme, etc.) que sous celui de la création ou de l'invention stricto sensu. De ce point de vue, on est frappé par le phénomène de génération qui se dégage de ces images, et qu'on peut noter par les multiples indices relevés au cours de l'analyse. Les images sont conçues par de jeunes adultes à destination d'autres jeunes adultes, ceux qui naviguent sur le Net, ceux qui manifestent dans les rues, et ceux qui, souvent, ne sont pas allés voter, le 21 avril.

Enfin, si les sites spontanés sont repartis aussi vite qu'ils sont venus (la plupart disparaissant dès le mois de mai), on note que l'expérience du printemps 2002 a laissé des traces. Certes, l'art satirique du Web est un art éphémère. Cependant, le modèle proposé ici a rapidement trouvé des prolongements. Ainsi la guerre en Irak s'est-elle traduite chez les opposants au conflit par une production d'images anti-Bush tout à fait considérable. Avec une nuance importante, cependant : l'internationalisation de la production et de la circulation. De ce point de vue, les graphistes français ne semblent pas avoir été les plus mobilisés, au regard de leurs homologues américains, italiens ou espagnols, notamment. Il reste que le Net constitue désormais un espace essentiel de création et de diffusion des images politiques de type satirique, et une source intéressante d'interrogation et de réflexion pour le chercheur soucieux de comprendre les mutations des médias contemporains.

Citer cet article : https://www.histoiredesmedias.com/Anti-Le-Pen-2002-Images-et.html