De 1946 à 1971, Le Figaro littéraire est un hebdomadaire autonome, vendu séparément du quotidien Figaro. Publication à vocation littéraire, le journal est perçu comme un complément du grand quotidien de droite. Il offre de fait un point de vue intéressant sur la reconstruction de la culture de droite, après la Libération et dans le cadre de la guerre froide. Cette étude se fonde sur la lecture des 1291 numéros publiés par le journal en vingt-cinq ans. L’étude du fonctionnement de la rédaction s’appuie sur les archives personnelles de Pierre Brisson déposées à l’IMEC. En considérant dans leur diversité les aspects de la vie de l’hebdomadaire (des sociabilités de l’équipe de rédaction aux relations du rédacteur en chef avec les « Grandes plumes » du Figaro et du projet rédactionnel à l’orientation des articles sur mai 68), cette recherche veut cerner l’articulation entre le politique et littérature à travers un exemple original. Qui sont les animateurs de ce projet pendant vingt-cinq ans ? Quelle place veulent-ils donner à la littérature ? Pourquoi créent-ils un hebdomadaire indépendant, et pourquoi le titre disparaît-il en 1971 ?
Chroniqueur théâtral du journal Le Temps, Pierre Brisson devient, en 1934, le directeur du Figaro. Pour améliorer l’image du quotidien, compromis par les admirations fascistes de son ancien propriétaire François Coty, Pierre Brisson mise sur la littérature. Il souhaite que Le Figaro redevienne le journal des grands écrivains de la bourgeoisie qu’il était au XIXe siècle. Le comité de rédaction qu’il groupe autour de lui rassemble de nombreux écrivains, de Paul Morand à François Mauriac. Ces « Grandes plumes » publient de nombreux articles dans le quotidien. Une fois par semaine, deux à quatre pages sont par ailleurs réservées à la littérature, elles portent le titre de « Figaro littéraire ». Ces pages littéraires connaissent une première publication autonome au mois de novembre 1942 : après le sabordage du Figaro, Pierre Brisson pense pouvoir maintenir une publication littéraire, qui n’aurait pas de prolongement politique. L’interdiction de publication intervient après trois semaines seulement de parution, mais le directeur du Figaro a ainsi créé un précédent.
Après la Libération, Le Figaro bénéficie immédiatement d’une autorisation de reparaître et l’équipe parisienne se reconstitue dès le mois de septembre 1944. Dans le contexte de pénurie, les contingents de papier sont attribués pour chaque titre de presse. C’est sans doute ce qui guide, en partie, le choix de Pierre Brisson de publier un Figaro littéraire autonome à partir d’avril 1946 – le journal qu’il crée alors a pour titre Le Littéraire, il ne reprend celui de Figaro littéraire qu’un an plus tard.
Le directeur choisit d’en confier la rédaction en chef à Maurice Noël, ancien reporter du Figaro, responsable des pages littéraires du journal et par ailleurs animateur de la revue Formes et couleurs. Le projet des deux hommes est de montrer que la littérature « pure » a encore sa place, à l’heure où Jean-Paul Sartre invoque le nécessaire engagement des écrivains. Le Figaro littéraire se construit donc en réaction à la suprématie de la figure de l’intellectuel. L’hebdomadaire compte alors quatre pages, il est réalisé par deux journalistes et un secrétaire de rédaction, qui travaillent avec Maurice Noël et son assistante. Le Figaro littéraire bénéficie surtout des infrastructures du Figaro et de la collaboration régulière de nombreux chroniqueurs, dans des secteurs aussi variés que la médecine ou l’architecture. André Billy et André Rousseaux, critiques littéraires du Figaro, y proposent leurs articles et, chaque semaine, un grand écrivain signe le « leader ». Cette fondation est étudiée comme le premier temps de l’histoire du journal. Elle met en évidence la revendication de l’héritage du XIXe siècle et les projets des responsables de l’hebdomadaire.
Dans les années 1950, Le Figaro est une entreprise prospère. Le journal a connu un réveil éclatant après la Libération. Son prestige et sa renommée s’incarnent dans le grand cocktail annuel où se presse le tout Paris. Ce rituel n’est pas le seul qu’on puisse repérer. Au sein même de la rédaction, plusieurs types de cérémonies permettent de mettre en avant les honneurs reçus par les journalistes et collaborateurs réguliers.
La prospérité se fonde sur une stabilité financière et institutionnelle. En permettant la création d’une société fermière d’édition à côté de la société anonyme propriétaire, Pierre Brisson a donné de nouvelles bases juridiques à l’organisation du journal. La publicité fournit des recettes abondantes à l’entreprise et Le Figaro littéraire est considéré comme une publication prestigieuse, vitrine de la maison Figaro. Sa rédaction est installée dans les salons du premier étage du luxueux hôtel particulier du Rond-Point. Les dix pages de l’hebdomadaire sont réalisées par une équipe de quatre à six collaborateurs permanents, qui font appel à de nombreux pigistes. Le journal publie les bonnes feuilles de romans, mais aussi de livres d’histoire et demande des illustrations originales à plusieurs dessinateurs. Une large place est accordée à l’actualité des institutions littéraires, en particulier académiques.
Dans le contexte de la guerre froide, Le Figaro littéraire des années 1950 devient aussi un organe de combat. Il s’insurge contre la domination communiste du CNE, publie l’appel de David Rousset et soutient Victor Kravchenko. Dans la rubrique « Document », Le Figaro littéraire publie de nombreux témoignages sur la vie des écrivains en Europe de l’Est et en URSS. L’hebdomadaire se positionne ainsi en rival des communistes Lettres françaises. François Mauriac, ami de Pierre Brisson, intensifie sa participation au Figaro littéraire dans la seconde partie des années 1950. Les leaders qu’il publie alors apportent un contre-point à ses articles de L’Express. Textes de méditations, ils permettent de réfléchir sur les échanges entre littérature et politique dans l’œuvre de l’écrivain.
C’est d’ailleurs sur la recommandation de François Mauriac que Pierre Brisson engage en 1961, comme rédacteur en chef du Figaro littéraire, un jeune journaliste venu de la télévision, nommé Michel Droit. Il s’agit pour Pierre Brisson « d’injecter du sang neuf » dans la publication pour en renouveler la formule. Un Figaro littéraire à la mise en page rénovée voit en effet le jour en octobre 1961. François Mauriac, qui vient de quitter L’Express, confie la publication de son « Bloc-Notes » à l’hebdomadaire. La critique des livres est assurée par Robert Kanters et Le Figaro littéraire entérine la diversité de ses centres d’intérêt en engageant un critique musical régulier, Claude Rostand. En ce début des années 1960, l’hebdomadaire estime être lui-même devenu une institution dans le monde des lettres, et crée son prix littéraire, la Plume d’or. Mais Michel Droit ne parvient pas s’imposer dans l’équipe de journalistes formée par Maurice Noël. Avec la mort de Pierre Brisson en décembre 1964, il perd aussi un allié important. La disparition du directeur remet plus largement en cause la vie du journal car l’actionnaire principal, Jean Prouvost, tente alors une offensive pour prendre la direction du Figaro. Les journalistes se mobilisent pour défendre les droits de « l’équipe Pierre Brisson », dépositaire de l’autorisation de reparaître, et créent la société des rédacteurs du Figaro.
Sous la direction de Louis Gabriel-Robinet, Michel Droit lance en 1967 une nouvelle formule du Figaro littéraire qui prend la forme d’un magazine, avec couverture en couleur. Il cherche à créer un newsmagazine de droite, qui deviendrait le concurrent de L’Express. Le Figaro littéraire multiplie les reportages, les articles sur l’actualité et les dossiers sur l’évolution de la société française. Il reste un journal littéraire, proche des institutions du monde de lettres, et ouvre largement ses colonnes aux académiciens. Mai 68 provoque une crise ouverte au sein de la rédaction qui vit ensuite difficilement la grève d’un mois suivie, en 1969, par l’ensemble du Figaro. Dans le même temps, les innovations techniques ont alourdi le prix de revient du Figaro littéraire qui, dans un plan de réorganisation de l’ensemble des publications du Figaro, est réintégré au quotidien en février 1971. C’est André Brincourt qui prend alors la direction du cahier culturel encarté une fois par semaine. Le Figaro magazine, créé en 1976 par Louis Pauwels, prolonge lui aussi la formule mise en place par Michel Droit.
Des origines de la guerre froide aux bouleversements de la société française à la fin des années 1960, la vie du Figaro littéraire témoigne de l’histoire de la presse dans le quart de siècle qui suit la Libération. Son parcours permet de s’interroger sur les mutations de la presse hebdomadaire, et en particulier littéraire. La disparition du journal en 1971 précède de peu celle des Lettres françaises. Tout se passe comme si les deux titres rivaux ne pouvaient vivre l’un sans l’autre et hors du contexte de guerre froide. Cette évolution s’inscrit à la fois dans les stratégies d’un grand groupe multimédia (le groupe Prouvost) et dans un mouvement plus large de spécialisation de la presse périodique en France. Le Figaro littéraire féconde également la presse littéraire contemporaine en assurant la formation de plusieurs jeunes journalistes. Engagé par Maurice Noël en 1958, et rédacteur en chef adjoint du Figaro littéraire dans les années 1960, Bernard Pivot est l’exemple le plus marquant de ce phénomène. Il fonde sa carrière sur les réseaux mis en place alors qu’il était courriériste littéraire et dit avoir fondé le magazine Lire en tirant les leçons de l’échec du Figaro littéraire.
L’étude du Figaro littéraire offre également un point de vue original sur l’évolution de la situation des intellectuels de droite, de la Libération à la fin des années 1960. Tout en refusant la théorie de l’engagement, ces écrivains prennent position, en réaction aux engagements des intellectuels de gauche. Ils se présentent comme des libéraux dont le combat s’incarne dans la défense des libertés des écrivains opprimés par les régimes communistes. Un visage de l’histoire culturelle de la droite, qui trouve dans la littérature le panthéon de ses grands hommes, se dévoile ainsi.
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