Pour en savoir plus : Note critique parue dans Le Temps des médias, n° 10, 2008, p.219-220.
Joëlle Beurier, Images, violence et masculinités. Les presses illustrées française et allemande en Grande Guerre, 2 volumes, European University Institute, Florence (dir. Regina Schulte, Annette Becker), 10 décembre 2007
Voici une thèse remarquable qui apporte beaucoup en matière d’histoire culturelle en général, d’histoire des médias, de l’image, de la propagande en particulier. Le sujet est neuf et ambitieux. Certes, Joëlle Beurier n’est pas la première à s’intéresser aux photographies et gravures de presse durant la Grande Guerre. En revanche, elle est la première à leur appliquer une analyse sérielle et à conduire une étude comparatiste. Surtout, elle s’en saisit comme une source essentielle pour comprendre les imaginaires collectifs du temps de guerre, en France et en Allemagne, en choisissant l’angle des représentations de la violence. Ce faisant, elle contribue à éclairer les débats historiographiques qui, aujourd’hui, se cristallisent amplement sur le concept de « culture de guerre ».
L’auteure porte prioritairement son attention sur quatre magazines illustrés, deux côté français (Le Miroir, L’Illustration), deux côté allemand (Illustrirte Zeitung, Das Illustrierte Blatt), très représentatifs de la presse d’images de l’époque. Liant de manière habile et convaincante les approches qualitative et quantitative de son corpus, elle analyse environ 40 000 documents sur lesquels elle bâtit sa démonstration. Néanmoins, pour saisir les conditions de production, de diffusion voire de réception des photographies et gravures publiées, elle mobilise d’autres archives : archives de la censure militaire (SHAT, BAMA), fonds photographiques (Péronne, Laon, Nancy, Cologne), sources publiées (documents iconographiques, journaux intimes, correspondance de guerre, en France et en Allemagne), autres journaux illustrés à titre de comparaison, etc.
Comme l’observe judicieusement Joëlle Beurier, les magazines illustrés étaient d’abord destinés à l’arrière, ce que confirment l’étude des journaux reçus et lus sur le front. Or, indéniablement, les populations civiles qui se procuraient chaque semaine ces journaux n’ont pas « vu » la même guerre en France et en Allemagne. Il serait simpliste de conclure à une vaste manipulation des opinions par la propagande d’État au travers du filtre des photographies, même si, de ce point vue, la censure allemande se fait bien plus vigilante que la censure française, la première semblant comprendre bien plus tôt que la seconde l’impact affectif de l’image. Ce qui est montré relève plutôt d’une contribution collective et d’une atmosphère de guerre qui, compte tenu des conditions et des perceptions différentes du conflit dans un camp et dans l’autre, oppose la France et l’Allemagne.
Joëlle Beurier évoque le statut et le rôle différents de la presse illustrée dans les deux pays qui tiennent notamment à des « cultures visuelles » et des « cultures de l’information » divergentes. En France, dès août 1914, les magazines illustrés changent brusquement de dimension, cherchant à « coller » à l’événement, alors que leurs équivalents allemands conservent beaucoup de distance à l’égard des réalités du conflit. Il en résulte deux productions visuelles bien distinctes. Côté français, on cultive le rapport au réel et au « vrai », qui peut aller des images pittoresques du front aux expressions de la violence la plus inouïe et la plus crue. Ainsi, jusqu’en 1916, la mort n’est-elle pas occultée, bien au contraire (même s’il s’agit d’abord de la mort de l’« autre »). Au-delà, commence le temps du refoulement, compensé notamment par les images de paysages de guerre. Mais l’émotion n’est jamais absente, comme l’indique l’auteure en analysant, par exemple, les représentations (fausses pour la plupart) des combats. Côté allemand, en revanche, les journaux s’appliquent à tenir le réel à distance. Le quotidien de la guerre, traduit par la photographie, est toujours euphémisé (images de la mort). Néanmoins la violence est bien présente. Mais, pour l’exprimer, on choisira la gravure qui permet de nourrir une représentation mythique de la guerre. Joëlle Beurier montre, du reste, que, si de part et d’autre on exalte l’héroïsme du combattant, celui-ci repose sur des valeurs et finalement une définition très divergentes. Le soldat français puise son héroïsme dans sa capacité à résister aux terribles conditions du combat ; il est un héros ordinaire. Le soldat allemand, lui, est d’abord un guerrier qui se surpasse en tout circonstance, un « héros d’acier » (sic), un modèle de courage et de force, une sorte d’« homme nouveau » (sic). Ces images divergentes annoncent, alors, les cultures d’après-guerre.
Au total, ce travail satisfera aussi bien les spécialistes de la Grande Guerre que les spécialistes de la presse et de l’image, Joëlle Beurier montrant notamment combien le premier conflit mondial marque un authentique tournant dans l’histoire de la photographie et ses usages. Comme toutes les grandes thèses, celle-ci fera débat. Stimulante, réussie, intelligente, elle mérite une publication rapide.
Christian Delporte