Dans cette thèse, nous posons la question « qu’est-ce que le cinéma ? », puis nous essayons d’y répondre de la façon suivante : nous inspirant du concept de mémoire selon Henri BERGSON, nous émettons l’hypothèse que le cinéma est la machine qui permet au cinéaste d’illustrer sa propre mémoire sous la forme d’un film et nous nommons le cinéma « machine-de-mémoire ». La mémoire selon BERGSON n’est pas seulement la « puissance de mémoriser » les choses, mais elle est aussi une force subjective agissant en chacun de nous au moment de la perception : à l’instant où nous voyons une image, notre mémoire capte le temps, l’espace et les mouvements de cette image. Ainsi l’être humain est-il capable de saisir et de conserver les images : BERGSON explique que la mémoire est « l’élan vital de l’être humain ».
Dans notre étude, nous tenterons d’évaluer la créativité de l’art cinématographique à travers le concept bergsonien de « mémoire ». L’activité cinématographique inclut la réalisation d’un film, sa projection dans une salle appropriée, activité qui exerce une influence spécifique sur l’esprit du spectateur. Nous montrons comment, dès sa naissance en 1898, le cinématographe développe une réelle capacité de mémoire avec les films des Frères LUMIERE ; comment, dès ses débuts, cette machine a mémorisé les trois éléments principaux de l’image : le temps, l’espace et le mouvement ; comment, depuis lors, elle accroît cette capacité de mémoire grâce à ses techniques, celle du montage, celle du découpage et celle du son.
L’image cinématographique peut capter les mouvements d’image, grâce à quoi le film peut saisir le temps. Le temps filmique présente deux caractéristiques : la durée chronologique de la projection, en apparence régulière, et l’autre « durée » – celle-ci est bergsonienne, hétérogène et subjective – que perçoit le sujet. Nous considérons qu’il y a donc un temps objectif et un temps subjectif. En effet, le temps du film est réel. L’art du metteur en scène consiste à le métamorphoser en un temps différent qui est le temps filmique. Cette transformation s’opère selon des procédures variables selon les créateurs. L’espace filmique, naturellement continu, devient discontinu par l’opération de la mémoire. En d’autres termes, la technique du montage réalise la mémoire bergsonienne en ce sens qu’elle peut « monter » l’espace, agencer les espaces comme des plans-séquences. Le montage détermine l’espace de chaque image comme le ferait la mémoire.
Dans un premier temps, nous montrons que si le cinéma est aussi une machine qui réalise la mémoire, la « machine-de-mémoire – cinéma » traduit tout d’abord, sous la forme d’un film, la mémoire du cinéaste, que nous nommons la « mémoire-film ».
Nous distinguerons ensuite dans cette « mémoire-film » trois catégories. La première catégorie se caractérise par la capacité de « se souvenir » et de « mémoriser » les images passées. La « mémoire-film » peut représenter la « mémoire » d’un personnage. Le film « mémorise » les images passées et les fait revoir, notamment par la technique du flash-back. Nous abordons ainsi Lola Montès de Max OPHULS et Vivre d’Akira KUROSAWA. Nous montrons en outre que cette « mémoire-film » construit la compréhension du spectateur, montrant plusieurs niveaux du passé « pour » la mémoire du spectateur.
La deuxième catégorie de « mémoire-film » crée surtout le temps linéaire « avec » le spectateur. Elle réalise la fonction de la mémoire bergsonienne qui rend le temps subjectif au sujet de la perception. Elle crée surtout son propre rythme au fil du temps. Nous la traitons en nous référant à L’Ange exterminateur et à Tristana de Luis BUNUEL, et à Psychose d’Alfred HITCHCOCK : pendant la durée de la projection, cette « mémoire-film » montre l’écoulement du temps, puis elle tient en éveil la mémoire du spectateur. Celui-ci n’arrête pas son activité mémorielle et intellectuelle. De plus, sa mémoire y insère une dimension d’ « affection » en ressentant son propre temps filmique.
Enfin, nous traitons de la troisième catégorie de « mémoire-film » avec le Cézanne de Jean-Marie STRAUB et Danièle HUILLET, et avec Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc GODARD. La « mémoire-film » peut exprimer la dimension de la mémoire bergsonienne : l’« esprit ». Elle devient entièrement « la mémoire du cinéaste » : il n’y a pas spécifiquement de personnage, mais le cadre montre la vision du cinéaste, l’organisation des plans-séquences est ordonnée par la pensée du réalisateur. Les cinéastes utilisent tous les espaces filmiques : l’écran, le volume de la salle de cinéma et aussi l’« esprit » du spectateur. L’écran exprime la vision du cinéaste, la voix-off procède de l’ouïe du réalisateur. La « mémoire-film » peut avoir un « corps subjectivant » qui peut exercer ces actions mémorielles comme le ferait notre mémoire.
En effet, la « mémoire-film » est toujours indissociable de la mémoire du spectateur. Le film naît de la mémoire du réalisateur et se développe grâce au spectateur. Le cinéma confère à l’être humain une force nouvelle.
Ainsi la machine réalise-t-elle l’autre mémoire, celle de chaque spectateur. Nous analysons cette mémoire « spectatorielle » selon trois étapes : d’abord le statut du « spectateur », et celui de sa mémoire, « avant » la durée de la projection ; puis « pendant » ; et enfin « après » la projection. « Avant » la projection, le spectateur existe anonymement, mais, « pendant » la projection, il perçoit l’image filmique qui éveille sa propre force mémorielle, et il s’efforce de contenir l’insaisissable image filmique dans sa mémoire. Lors du spectacle, le temps filmique devient le temps du spectateur, de sorte que le film est la mémoire de chaque spectateur « pendant » la projection.
BERGSON a traité de cette mémoire du spectateur qui est humaine et vivante. Il est évident que cette mémoire a aussi la force qui peut reconstituer les mêmes trois éléments cinématographiques que sont le temps, l’espace et le mouvement. Elle les conserve « après » la projection. Le spectateur peut vivre avec une mémoire de films, elle-même changeante. L’activité de sa mémoire peut modifier ou transformer, comme les articles de critique, le mode d’exposition des films, voire la création d’un film.
Ainsi la « machine-de-mémoire – cinéma », par la rencontre qu’elle provoque du temps filmique, du temps du cinéaste et du temps du spectateur, produit-elle une mémoire qui est elle-même la « mémoire-film » transformée en « mémoire spectatorielle ». Ces deux mémoires apparaissent bien comme étant des génératrices du « réel ».