Ouvrages de référence
CAU Jean, Un grand quotidien dans la guerre, Le Progrès Juin 1940 - Novembre 1942, Lyon, PUL, 1979.
Les Lyonnais s’en souviennent-ils encore ? Le 12 novembre 1942, alors que les troupes allemandes déferlant vers la Méditerranée, traversaient la ville, Le Progrès de Lyon qui avait refusé de se plier aux consignes de mise en page, imposées par le censure de Vichy en ces circonstances, annonçait à ses lecteurs qu’il interrompait sa parution. Décision difficile et courageuse que ne voulurent pas prendre Le Nouvelliste, Le Salut Public et le Lyon Républicain, totalement entrés dès lors par inclinaison naturelle ou par contrainte dans les dévoiements de la Collaboration ; replié à Lyon depuis 1940, l’illustre Temps hésita jusqu’au 30 novembre et le paiera cher à la Libération. Par contre, Le Progrès, seul des grands quotidiens lyonnais de l’avant-guerre, est autorisé à reparaître le 8 septembre 1944 sous le même titre, dans sa 85ème année d’existence, avec le numéro 30 038... Cette décision du sabordage est donc un fait essentiel de l’histoire lyonnaise, de l’histoire de la presse et de l’histoire de la France de Vichy. A tous ces titres, elle méritait qu’un historien en analysât les motivations. Mais le projet d’Yves Cau était beaucoup plus vaste et son livre va beaucoup plus loin. Il suit, pendant 30 mois, de l’été à l’automne 1942, le fonctionnement d’une grande entreprise de presse à travers ses difficultés matérielles, la pénurie de papier, d’encre ou de plomb, comme à travers les vicissitudes de son audience lyonnaise et régionale. Il retrace le cheminement de l’information donnée au lecteur, entre les consignes impératives de la Censure et les certitudes objectives des journalistes. Il saisit les grandes lignes de cette information et s’efforce d’analyser l’image que le gouvernement du Maréchal voulait donner de lui-même à travers ces grands quotidiens de province qu’il contrôlait si étroitement. Comme il était normal pour un quotidien régional et plus sans doute qu’à l’ordinaire, car il fallait rassurer autant qu’informer, Le Progrès accorde aussi une large place à la vie quotidienne, si difficile en ces temps d’angoisse, où se combinaient le désarroi des esprits et la fragilité des existences, dans une totale incertitude des lendemains. Aider les lecteurs à tenir, c’était assurer l’information la plus précise sur les difficultés du ravitaillement, c’était divertir par les feuilletons et les jeux, c’était multiplier les conseils alimentaires, de la confiture sans sucre au bouillon de corbeau, ménagers, de la lessive aux cendres végétales à la marmite norvégienne, hygiéniques et médicaux (Hippocrate dit oui) ; c’était aussi tirer des leçons de morale à partir des faits divers et multiplier, comme dans les éditoriaux-billets d’Émile Brémond ou de Rémy Roure, les appels à la patience et au courage. Cette entreprise de normalisation de la vie quotidienne, de « sécurisation » des lecteurs fut-elle perçue par les Lyonnais de 1942 ? Ceux qui liront le livre d’Yves Cau, s’en souviendront peut-être. La lecture attentive des 881 numéros du Progrès, le « centrimétrage » patient et minutieux des articles, des titres et des photographies, la confrontation des données recueillies avec les archives préfectorales, les rapports des Renseignements Généraux et surtout les souvenirs des journalistes eux-mêmes, confèrent au livre d’Yves Cau une probité exemplaire. La démarche de l’historien est identique à celle du journaliste. Si de 1940 à 1942, toutes les vérités n’étaient pas bonnes à dire, s’il fallait sans cesse ruser avec les consignes de la Censure, si à l’exemple d’Henri Amoretti, chef de la Rédaction, d’Yves Farge, futur Commissaire de la République à la Libération, de Georges Altmann, de Marcel-Georges Rivière, plusieurs rédacteurs du Progrès s’étaient, dès 1941, personnellement engagés dans le grand combat de la Résistance, l’information donnée par Le Progrès est toujours restée objective et sereine, même quand elle ne pouvait rester neutre. On jouait avec la mise en page, lorsqu’elle n’était pas stipulée par les consignes. On utilisait, au besoin, les caractères sombres particuliers à la rubrique nécrologique pour annoncer les défaites anglaises de l’année 1941. Le 4 juin 1942, on prit le risque d’une suspension de 24 heures en refusant le sous-titre imposé par la censure sur « l’agressivité meurtrière » des bombardements anglais. Les silences du journal aussi pouvaient prendre un sens pour les lyonnais avertis, auditeurs de Londres ou de radio Sottens, premiers lecteurs de la presse clandestine qui grandissait un peu dans l’ombre tutélaire du quotidien lyonnais qui fournissait du papier, du plomb et constituait au besoin une efficace boîte aux lettres et un refuge commode ; on « traboulait » beaucoup du hall de la rue de la République à la rue Belle-Cordière. Yves Cau, après avoir terminé sa mesure quantitative de l’information, s’est aussi attaché à lire entre les lignes. Par contraste avec les chaleureuses approbations du Nouvelliste ou du Lyon Républicain, Le Progrès fit silence sur les subventions à l’école libre, sur la fermeture des loges maçonniques, sur les révocations d’enseignants, sur les premières manifestations d’antisémitisme. Toutes ces distances que Le Progrès parvenait ainsi à prendre avec le régime de Vichy et sa politique, étaient-elles perçues et comprises des lecteurs d’alors ? La réponse leur appartient aujourd’hui en lisant le livre d’Yves Cau et en interrogeant leur mémoire. Cet ouvrage appelle donc – et mérite bien ! - plusieurs lectures. Celle d’une résurrection de la vie lyonnaise des années 1940-1942 et son intérêt n’est pas mince ; pour quelques-uns qui préfèrent oublier, beaucoup désirent revivre ou connaître ces années difficiles, et pas seulement au nom d’une mode « rétro ». Celle d’une réflexion sur une période sombre de l’histoire nationale et sur la mystique des dirigeants ; à ces lecteurs, il n’est pas interdit de comparer dans le temps comme dans l’espace contemporains. Celle d’une interrogation sur la puissance du « quatrième pouvoir » ; à notre époque pourtant « normale » et alors que la télévision a peut-être décuplé cette puissance, les entraves à la liberté d’informer sont quotidiennes. L’honneur du journalisme est d’assurer l’information : l’historien Yves Cau peut assurer que de l’été 1940 au 10 novembre 1942, Le Progrès de Lyon n’a pas failli à sa mission.
Gilbert Garrier Professeur d’Histoire à l’université Lyon II
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