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03 - Public, cher inconnu !

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Jacques Durand

Rencontre avec Jean Oulif (1909-1987)

Le Temps des médias n°3, automne 2004, p. 138-141.

Jean Oulif a dirigé pendant plus de vingt ans le service d’étude du public de la Radio Télévision Française, et il a réussi progressivement à obtenir des moyens accrus pour ce service. Ses conceptions très personnelles sur la méthodologie des sondages ont été peu appréciées par les professionnels. Mais c’était un esprit inventif, dont les réflexions sont souvent très originales. englishflag

Pendant plus de vingt années, Jean Oulif a dirigé le service de la radio-télévision publique en charge des questions du public. Son parcours atypique et sa longévité à la tête du service rendent le personnage intéressant, à la fois à titre personnel et pour ce qu'il nous apprend de la radio-télévision, de son rapport aux auditoires.

Nous avons peu d'informations sur le passé de Jean Oulif (alias Jean Meyer-Oulif) ; on sait que sa mère Denise Meyer, née Oulif le 20 mai 1876 à Paris, est morte le 15 février 1944 à Auschwitz, qu'il a été résistant. Il est pourtant surprenant que cet ingénieur chimiste, qui avait travaillé à New-York et créé la Maison de la Chimie à Paris, ait été embauché en 1950 à la direction des relations avec les auditeurs, succédant à un professeur de philosophie, Roger Veillé. Ce service assurait avant tout la gestion du courrier des auditeurs ; il disposait aussi de quelques données statistiques, notamment l'enquête collective réalisée chaque année depuis 1949 par l'institut ETMAR et était par ailleurs associé (dans des conditions qui semblent avoir varié d'année en année) au Service des relations avec la presse, dirigé par Francis Bernard.

Le service était d'une importance limitée à l'intérieur de la maison : une dizaine de personnes au début des années 1950 (quand la BBC, qui servira d'exemple paradigmatique à Jean Oulif, employait quatre-vingt personnes [1]). Sous sa direction, le service se développa de manière rapide, comme en témoigne l'évolution des budgets qui lui étaient affectés : 4,9 millions d'anciens francs en 1951, dont la plus grande partie était consacrée aux « achats et abonnements de journaux », les sondages représentant alors moins de 15%. Moins de dix ans plus tard, en 1959, le budget affecté aux seuls sondages était multiplié par vingt, plus des deux tiers étant consacrés à une importante enquête par téléphone et questionnaire sur les téléspectateurs confiée à la Sofirad, tandis que les 4 millions restant permettaient au service de conduire ses propres sondages. Son long règne a donc vu la conversion de la radio-télévision publique aux mesures d'opinion quantitatives, sur lesquelles il portait pourtant, à l'image de la maison qui l'employait, une appréciation ambivalente.

J'ai pris la succession de Jean Oulif en 1972 lorsqu'il partit en retraite et que Jean-Paul Pourcel me chargea de le remplacer. J'avais rencontré Jean Oulif pour la première fois le 12 juillet 1956 : Bernard Blin et Robert Prot m'avaient conseillé de le voir pour lui parler de mon étude sur le public de cinéma [2]. J'avais une deuxième entrevue avec lui le 28 février 1962 : je lui demandai s'il pourrait fournir des résultats d'audience à l'agence Publicis. En janvier 1971, je le rencontrai à nouveau pour lui proposer des projets d'études pour la COFREMCA. Et bien entendu je l'ai revu à plusieurs reprises après que je l'eusse remplacé à l'ORTF. À chacune de ces rencontres, j'ai eu en face de moi un personnage souriant mais énigmatique, imaginatif et amateur de paradoxes, aimant poser des questions dérangeantes. En dépit de sa formation scientifique, il s'intéressait peu à l'aspect statistique des enquêtes : lors du congrès de l'ÉSOMAR de septembre 1963 à Lucerne, alors que je commençais mon exposé sur « l'analyse mathématique de la duplication », je l'aperçus qui s'éclipsait discrètement du fond de la salle.

Au long des années, il avait élaboré une conception très particulière des enquêtes par sondage, qui était peu appréciée des professionnels, mais intéressait des gens comme le psychosociologue Abraham Moles : « Jean Oulif est un journaliste qui, s'il est jugé « excentrique », n'en demeura pas moins vingt-deux ans à cette fonction. [...] Autour d'eux des « enquêteurs » de la maison, recrutés au hasard des rencontres, sans aucune formation particulière ; il s'agissait plutôt de trouver des « caractères », des gens à idées. Les jeunes chargés de mission qui arrivèrent à la radio-télévision, riches de leur compétence statistique et avides de l'appliquer aux sondages, s'enfuyaient, épouvantés, devant l'interventionnisme de ces enquêteurs. [...] Les professionnels, statisticiens de l'INSEE ou sondeurs de l'IFOP, estimaient que les pratiques de la RTF étaient celles d'amateurs, pour lesquels ils voulaient bien travailler mais dont les travaux n'avaient pas grande valeur » [3].

Il critiquait les méthodes utilisées par l'ensemble des spécialistes, trop unilatérales à son goût. En 1953, il indiquait que, selon lui, les objectifs des sondages étaient « non seulement fournir à la Direction et aux producteurs des informations sur l'état d'esprit du public, mais aussi [...] donner l'impression précise au public que son avis était sollicité et que sa collaboration était souhaitée » [4]. Dans un article de 1956, souvent cité, il est très sévère sur les méthodes classiques de sondages, qui se limitent selon lui à l'étude des comportements : « Certains sondages, à but strictement commercial, pratiqués en particulier aux USA et uniquement basés sur les réactions immédiates du téléspectateur : il allume son poste, il le laisse allumé tant de minutes, etc., rappellent désagréablement les expériences de physiologie pratiquées dans les laboratoires sur les chiens : on ne demande pas l'opinion de l'animal, mais on contrôle ses réactions » [5]. Mais il ne rejetait pas entièrement les approches comportementales et commanda ainsi une lourde enquête à l'INSEE en 1961 qui consacrait ses « efforts beaucoup plus à l'étude du comportement des auditeurs et téléspectateurs qu'à l'analyse de leurs opinions et préférences » [6]. À de nombreuses reprises, il insiste dans ses écrits sur le rôle qu'il attribue aux sondages, et qui est selon lui de développer chez les auditeurs une réflexion sur les programmes. Pas seulement sur le petit nombre qui fait partie des échantillons interrogés dans les enquêtes, mais chez l'ensemble des auditeurs et des téléspectateurs : parce qu'ils connaissent l'existence des sondages, ils savent qu'ils ont une chance, un jour ou l'autre, d'être interrogés : « Que ce système soit pratiqué par appels téléphoniques, par visites d'enquêteurs ou par questionnaires écrits, de toute manière il fait de chaque téléspectateur le sujet virtuel d'une interrogation. (..) Tout change grâce aux sondages. Averti qu'un jour ou l'autre, ce soir peut-être, ou demain matin, il peut être interrogé sur ses goûts, ses préférences, l'auditeur prend du recul vis-à -vis de la distraction, ne peut plus l'ingurgiter indifféremment ; ainsi, pour la première fois, le modeste, le sans-grade de notre société aura pris le temps de se questionner afin de pouvoir être questionné » [7]. Et Jean Oulif indique que « lorsque des enquêteurs de la RTF arrivent chez des auditeurs ou des téléspectateurs, la première réaction de ceux-ci est très souvent du type : – Ah, je vous attendais ! J'avais tellement de choses à vous dire » [8]. Et lorsque l'interview se termine, et que l'enquêteur les remercie, ils répondent : « Mais non, Monsieur, ne me remerciez pas, c'est moi qui vous remercie d'être venu me demander mon opinion » [9].

Jean Oulif n'était donc pas hostile aux sondages ; bien après sa retraite, en 1981, il adressa au ministre de la Communication Georges Fillioud une note proposant la création d'un « laboratoire de sondages » avec Michel Philippot. Mais il leur octroyait des ambitions plus larges que celles des mesures d'audience qui finirent par s'imposer : elles devaient, en même temps fournir une mesure des programmes, et partant des professionnels, mais aussi former et informer le public. En cela, Jean Oulif est parfaitement représentatif des ambitions et des projets de la radio-télévision publique des années 1950 et 1960.

Annexe 1

Bibliographie de Jean Oulif

« Les incertitudes radiophoniques », conférence au Centre d'Études Radiophoniques, 26 novembre 1952.

« L'opinion des téléspectateurs et son approche », Cahiers d'Études de Radio-Télévision, n°8, 1956, pages 461-467.

Serge Antoine et Jean Oulif, « La sociologie politique et la télévision », Revue française de science politique, Vol. XII, n°1, mars 1962, pages 129-136 + 4 cartes.

Jean Cazeneuve et Jean Oulif, La grande chance de la télévision, Calmann-Lévy, 1963, 244 pages.

« Radio, T.V. et sondage – Éléments d'une communication nouvelle et d'une démocratie pondérée », Colloque international L'information radiophonique, Centre international d'enseignement supérieur du journalisme, Strasbourg, mars 1964, pages 54-59.

« La télévision dans la vie ouvrière », L'école des parents, avril 1964, pages 23-33.

Participation à un débat sur « Les dimensions du temps », au cours du Colloque de Cerisy « Le temps », en juillet 1964. Les actes de ce colloque sont parus sous le titre Entretiens sur le temps, sous la direction de Jeanne Hersch et René Poirier, Éditions Mouton et Cie, 1967.

« La télévision et son public », Télé-médecine, n°11, 11-18 décembre 1966, p. 42-45.

Abraham A. Moles et Jean Oulif, « Le troisième homme – Vulgarisation scientifique et radio », Diogène, n°58, avril-juin 1967, pages 29-40.

« Le baromètre de l'écoute des émissions de l'O.R.T.F. », Journées d'étude de l'I.R.E.P. (Institut de Recherches et d'Études Publicitaires), mai 1969, pages 51-59.

« La prévision en matière de programme », exposé au XIXe Colloque du Centre international d'enseignement supérieur du journalisme, Strasbourg, décembre 1970. Ce texte devait être publié dans un numéro spécial de la revue Journalisme.

« La télévision et la simplicité », Économie et moyens de diffusion, Cahiers de l'I.S.E.A., Série ES n°1, tome VI, n°4, avril 1972, pages 931-942 (texte daté de février 1971).

« La télévision permanente », Communication et langages, n°15, 3e trimestre 1972, p. 93-99.

Jean Oulif, « Télévision et radiodiffusion – Les programmes », Encyclopà¦dia Universalis, 1980, Vol. 15, p. 890-893 – [Ce texte est vraisemblablement plus ancien : les textes et les statistiques cités sont antérieurs à 1972, et Jean Oulif est présenté dans l'index comme « ingénieur, attaché à l'O.R.T.F. »].

« L'événement à travers les sondages d'opinion », Maison des sciences de l'homme, Bordeaux, 1973, p. 55-72.

« La prolifération des sondages d'opinion », Le Monde, 24 octobre 1976. Jean Oulif et Michel Philippot, « La fable de la culture audiovisuelle », Communication et langages, n°46, 2e trimestre 1980, p. 100-109.

Annexe 2

Documents d'archives

Une grande partie des documents du Service dirigé par Jean Oulif est conservée aux Archives nationales, sous la cote F 41 Bis. Des copies de certains d'entre eux figurent dans le « Fonds Jacques Durand » conservé par l'Inathèque de France. Ils sont commentés dans les Cahiers d'histoire de la radiodiffusion, publiés par le Comité d'histoire de la radiodiffusion, notamment dans les numéros 28, 43, 47, 51, 55, 59, 62, 66, 70, 71, 74.

[1] Jean Oulif, Note du 16 avril 1952.

[2] Jacques Durand, Le cinéma et son public, Sirey, 1958, 234 p.

[3] Cécile Méadel, « De la formation des comportements et des goûts – Une histoire des sondages à la télévision dans les années 1950 », Réseaux, n°39, janvier 1990, p. 41.

[4] Jean Oulif, Note du 29 octobre 1953.

[5] Jean Oulif, « L'opinion des téléspectateurs et son approche », Cahiers d'études de Radio-Télévision, n°8, 1956, p. 461.

[6] I.N.S.E.E., Études et conjonctures, octobre 1963, p. 924.

[7] Jean Cazeneuve et Jean Oulif, La grande chance de la télévision, Calmann-Lévy, 1963, p. 179 et 187.

[8] Jean Oulif, « Radio, T.V. et sondages », Colloque de Strasbourg, mars 1964, p. 56.

[9] Jean Oulif, « Le baromètre de l'écoute des émissions à l'O.R.T.F. », Études et recherches sur la télévision, Journées d'études de l'I.R.E.P., mai 1969, p. 59.

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