04 - Dire et montrer la guerre, autrement
Isabelle Veyrat-Masson
Présentation
Le Temps des médias n°4, printemps 2005, p.5-9
Les guerres que l'on aurait pu croire impossibles, disparues après les horreurs de la Première Guerre mondiale – on se souvient du « plus jamais ça » – mais également après les abominations de la Seconde et surtout face au risque d'anéantissement atomique, ne se portent-pas-si-mal-merci…
Pourtant, à l'heure du tout-communication, il est difficile de massacrer en « douce », derrière des murs et des montagnes, à l'abri des regards comme ont cherché à le faire les nazis [1]. Les médias, éventuels empêcheurs de « tuer en rond », semblent en effet dorénavant omniprésents, omnipotents. Les satellites espionnent et diffusent à la vitesse de la lumière. Les professionnels de l'information détiennent dorénavant un statut d'intervention et de liberté et il semble hasardeux de les empêcher de se rendre sur les lieux du crime… Bien que…
Les médias médiatisent tant bien que mal et pourtant les guerres éclatent, des hommes, des enfants meurent sans que personne ne croit plus désormais à la « der des ders ».
Raconter la guerre. L'histoire est née de cette exigence, du besoin de comprendre en en retraçant les causes, en reconstituant les faits, en cherchant les conséquences en justifiant parfois ces événements si extraordinaires : l'homme tuant l'homme. L'écrit puis le papier (premiers médias ?) ont permis aux mémoires de conserver la litanie des « exploits » et des hontes guerrières.
Comment un jeune homme ignorant ou inconséquent a-t-il pu parler de « la fin de l'histoire », alors que les guerres jamais n'avaient cessé ? Peut-être appartenait-il à une nation dont la mémoire était courte ? La guerre entretient une relation de nature avec l'histoire en effet mais également avec les médias. Pour que l'homme accepte de tuer l'homme pour qu'il soit prêt à mourir, il a besoin d'être entouré, conditionné, contraint, accompagné, entraîné, justifié, guidé, soulagé, réconforté, pardonné. Les médias sont là pour ça. Les médias sont là aussi pour faire connaître la guerre des autres, pour rapprocher ce qui est lointain : les bruits de bottes, les larmes et le sang. La guerre peut être douce quand elle est loin et que son absence rend palpable la paix. Baudrillard oserait-il dire que la « guerre du Golfe n'a pas eu lieu » s'il était à Bagdad au milieu des bombardements ? La médiatisation du conflit en gommant la réalité des souffrances, l'y autorise.
Innombrables sont les travaux sur la guerre. Nombreux sont ceux sur la médiatisation de la guerre. Le travail des journalistes a été décrit, analysé, critiqué. Leur travail codé par les règles de leur profession n'est pourtant pas le seul vecteur d'information sur la guerre. D'autres regards, d'autres sensibilités se sont saisis des médias en temps de guerre et après.
Ceux la nous intéressent ici dans ce numéro du Temps des Médias.
Qui sont ces « non professionnels » des médias qui sont intervenus dans et sur la guerre ? Ils sont de trois types. Ceux qui ont cherché à travers les médias à agir sur et dans les conflits en participant à la fabrique de l'opinion. Leur fréquentation des médias peut être lointaine (les médecins ou les scientifiques) ou régulières comme les caricaturistes ou certains photographes ; mais leur activité n'est pas celles des journalistes régis par des codes d'exactitude et d'objectivité. Pour ces hommes et ces femmes, les médias étaient un instrument. D'autres ont voulu raconter, rendre compte de ce qu'ils voyaient. Enfin, dans la troisième catégorie, les porteurs de la mémoire voient dans les médias un vecteur pour des témoignages subjectifs, engagés, rigoureux parfois mais toujours marqués par un temps qui est celui de l'après guerre.
Certains choisissent de dire, d'autres de montrer.
C'est cette dernière classification, la plus simple sans doute et la moins sujette à débats que nous avons retenue pour construire le sommaire de ce dossier.
Dire la guerre, un maître en la matière devait ouvrir ce numéro. Guerrier hors pair, écrivain inspiré et publiciste convaincu tel était Napoléon Bonaparte quand il écrivait pour les gazettes du temps les récits de ses batailles. La vérité était déjà la première victime de la guerre, mais Napoléon avait compris que pour faire accepter les massacres, il fallait faire participer la population aux heurs ( !) et aux malheurs que l'on appelait de manière plus entraînante des sacrifices.
Les militaires, en effet, furent les premiers à instruire les journaux sur les conflits du monde. Marc Martin pour la France et Michael Palmer pour la Grande-Bretagne montrent comment le soldat et le « travelling gentleman » disparaissent au milieu du xixe siècle, au profit du correspondant de guerre. Ce n'est plus un amateur et pas encore tout à fait un professionnel.
Il est encore possible pendant la Première Guerre mondiale de faire taire sur la guerre. Olivier Forcade nous montre comment les gouvernements français organisent la censure des médias et comment cette censure touche même les secteurs du divertissement. Rien n'est innocent. Sûrement pas innocents, c'est certain, ces journaux propagandistes apparemment anti-Allemands qui prolifèrent aux Pays-Bas pendant la Seconde Guerre mondiale. Sous couvert de messages patriotiques, ces journaux subventionnés par les nazis dénoncent en réalité les Alliés et leurs soutiens. Les techniques de propagande sont infinies et celle qui consiste à chercher à lever la méfiance des lecteurs pour être efficace est parfaitement illustrée dans cet article.
Pendant la Seconde Guerre mondiale apparaissent des anonymes, des inconnus que seules les circonstances exceptionnelles ont placé au cœur de la bataille médiatique, de la « guerre des ondes ». On est à Londres. Ces musiciens, amuseurs, simples inconnus que décrit Aurélie Luneau inventent une autre façon de faire de la radio… et la guerre.
Dans le malheur, dans l'enfermement de la prison et de la menace de mort, même les murs parlent. Surtout lorsqu'un grand écrivain comme Henri Calet les fait revivre, reprend ces graffitis nés du désespoir, s'en empare et les publie dans la presse de l'après-guerre.
Après la guerre, justement, naît la colère. Celle des atomistes américains par exemple qui ont ressenti la terreur née de leurs découvertes. La presse sera l'instrument de leur combat pour un « plus jamais ça » scientifique. De colère également, il s'agit avec Bernard Kouchner, jeune médecin envoyé au Biafra, écœuré de soigner des hommes dans le mutisme assourdissant des médias contre leurs assassins. Ces mêmes médias dans lesquels il verra pourtant un possible recours contre le silence et l'oubli.
Tout récemment (2001) à la une du Monde paraissait le récit d'une femme affreusement torturée pendant la guerre d'Algérie. L'émotion s'emparait de notre pays comme s'il découvrait de quoi avait été fait ce conflit. Les médias n'avaient-ils rien dit ? Patrick Eveno montre que le récit des soldats des plus gradés aux plus obscurs n'avaient jamais disparu du débat public et médiatique. Il montre le crescendo de leurs interventions de l'indignation à la réflexion sur le mal.
Les mots semble-t-il n'ont pas suffi pour calmer la soif de sang de nos contemporains. L'image aurait-elle une autre force ? Certains l'ont cru.
Hélène Duccini analyse l'utilisation de ces images pendant la guerre de Trente ans. Déjà . Mais dès l'époque moderne, lorsque l'image se veut active, elle a d'abord pris la forme de la caricature.
Jean-Claude Gardes nous révèle à travers la caricature allemande pendant la Première guerre mondiale la complexité des sentiments des Allemands à l'égard de cette guerre et des Français.
Pour Joëlle Beurier, cette même guerre par sa longueur (par sa cruauté peut-être) doit être vue comme la « matrice des médias modernes ». Revenant avec des « preuves » en images sur un certain nombre d'idées toutes faites sur la Grande Guerre, l'auteure nous décrit avec précision l'utilisation très élaborée de l'image photographique à cette époque. Autres images et autres temps, le cinéma s'empare de la guerre. Pierre Schoendorffer accepte sa fascination à son égard pour construire une œuvre principalement axée sur ce thème. Delphine Robic-Diaz nous explique comment cet ancien militaire devenu cinéaste construit image après image une certaine intelligence de cet inconnu : le soldat. Les séries américaines étudiées par Marjolaine Boutet sont loin d'une telle ambition. à l'opposé peut-être des personnages des films de Schoendorffer, les combattants du Vietnam de L'enfer du devoir sur CBS font la guerre en restant très proches des non combattants. Ils cherchent à réconcilier un peuple avec sa mauvaise conscience, sans l'analyser. Guérir en donnant à voir et à sentir dans l'empathie créée par l'image de télévision.
En disant et en montrant la guerre autrement, ces hommes, médecins, soldats, artistes, intellectuels, ont tissé une autre perception des conflits davantage en termes de sensibilité et d'émotion qu'en descriptions et analyses. Ce numéro, en rapprochant ces différentes interventions, permet d'entrevoir ce que les contemporains, lecteurs et spectateurs, ont pu ressentir alors.
[1] Dans cette livraison du Temps des Médias, les génocides du xxe siècle ne sont pas abordés. Cette absence est volontaire, dans la mesure où le dossier du numéro 5 (parution à l'automne 2005) sera consacré à « Shoah et génocides. Médias, mémoire, histoire ».