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Ouvrages de référence

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AMBROISE-RENDU Anne-Claude, Petits récits des désordres ordinaires. Les faits divers dans la presse française des débuts de la IIIè République à la Grande Guerre, Paris, Editions Seli Arslan, 2004.

Sous-titré « Les fait-divers dans la presse française des débuts de la IIIe République à la Grande Guerre », ce livre s’attaque à un sujet difficile, parce déjà plusieurs fois étudié par des historiens. Si l’ouvrage ne sombre pas, loin s’en faut, dans la banalité répétitive, c’est par sa rigueur et son originalité méthodologique qui n’en font pas pour autant un ouvrage austère. L’auteure utilise, pour puiser les exemples dont elle parsèmera son analyse sémiologique et historique du phénomène fait divers, quatre grands quotidiens de l’époque choisie. Il s’agit du plus puissant des populaires : Le Petit Journal, du plus fort des journaux mondains : Le Figaro et de deux régionaux : La Dépêche de Toulouse et Le Petit Marseillais.
Dans sa première partie, Anne-Claude Ambroise-Rendu distingue deux étapes dans la mise en récit que construit le fait divers institué comme rubrique de presse. Elle note que deux déterminations se sont croisées d’entrée chez les auteurs de l’entre-deux-siècles qui usèrent de ce registre : la volonté d’informer le lecteur et celle de dramatiser l’événement d’une manière qui n’exclut pas son divertissement. En mettant en mots et en scène cette dramatisation, les rédacteurs spécialisés construisirent en peu de temps un nouveau type d’écriture journalistique.
L’auteure s’emploie ensuite à détailler les fonctions de l’événement qui alimentent cette production que la presse rend régulière, quasi continue. Elle lui assigne pas moins de six objectifs : rassurer, édifier, attendrir, conjurer, transgresser, neutraliser. Il s’agit en effet pour le chroniqueur de faits divers de mettre en situation de lecture tout une série de dysfonctionnements de la société qui seront exemplifiés par des événements pour proposer au lectorat populaire, en forte progression quantitative, un paysage social violent, mais, peu ou prou, maîtrisé. On le rassurera tout d’abord, face aux menaces environnantes, par la présence des figures de l’ordre ; on maintiendra le masculin dans sa puissance édifiante, face à l’innocence et à la vulnérabilité des femmes, des indigents, des enfants et des animaux. Cela s’effectuera à travers des récits qui permettront de déployer « toute une topique du sentiment » sur le mode principal de l’attendrissement. Quant à ce qu’il s’agit de conjurer, cela tient pour A.-C. Ambroise-Rendu, à une volonté persistante de vengeance populaire, mise en scène en creux par le traitement du fait divers, sous celui de la mise en acte de l’appareil de justice. Ce qu’il faut ensuite gérer, c’est une autre figure de la modernité, la transgression des convenances. Spectacles du corps et violence sexuelle en fourniront les modalités nécessaires, autant que codifiées. Viennent enfin la banalisation du mal ou son rejet dans la monstruosité, tout cela pour construire la chronique comme format d’écriture standardisé du fait divers, un « genre mineur et scandaleux (qui) surveille étroitement les représentations (qu’il) construit ». A travers l’affichage de la violence et la prise en compte d’une transgression atténuée, le résultat de ces diverses opérations d’écriture et de formatage est d’abord, pour l’auteure, un processus d’édification des masses dans une certaine modernité, matinée d’archaïsme, comme en témoigne la notion de providence à laquelle le traitement journalistique du fait divers fait souvent appel comme facteur explicatif.
Dans une troisième partie, le livre étudie ce que A.-C. Ambroise-Rendu appelle « les figures de la menace », à travers quatre autres caractéristiques du fait divers : sa topographie, sa temporalité, ses acteurs et ses enjeux. Le lieu du crime ou de l’accident est le plus souvent situé à l’extérieur, dans l’espace public et, aussi imprécis soit-il dans sa description ou sa représentation, il est sujet d’une inquiétude, l’arrivée du chemin de fer ayant à ce titre étendu le champ du risque annoncé. Le rapport au temps du fait divers est tout aussi ambivalent que l’ensemble de son discours. Si tout est censé s’étioler de l’ordre social, celui-ci sera vite rétabli, le futur étant lourd de promesses, autant que d’inquiétudes, grâce, en particulier, mais aussi à cause de la technique. Quant aux acteurs mis en scène, le livre détaille leurs évolutions au cours des années, en fonction du contexte national et international, mais il pointe aussi la nette sur-représentation de l’homme par rapport à la femme, aussi bien comme sujet que comme victime d’un dérèglement de l’ordre social.
En dernier lieu, le livre s’attache à étudier à la fois l’utilisation choisie du fait divers par d’autres journaux de l’entre deux siècles que ceux qui ont servi d’exemple tout au long de l’ouvrage, notamment dans des logiques de dénonciation politique. A.-C. Ambroise-Rendu souligne alors la contagion que répand le style fait-diversier sur d’autres rubriques, en particulier sur le traitement de la politique au moment des grandes affaires, dont l’Affaire (Dreyfus). Elle repère in fine, quel que soit le support de presse, « des idéologies différentes pour un contenu commun », unité qui s’établit dès lors que recours est fait à ce style anecdotique qui introduit un type de narration, mais qui propose aussi, de manière constante, la représentation d’une altérité socialement dangereuse.
En conclusion, A.-C. Ambroise-Rendu revient sur une définition générale du fait divers et de son format rédactionnel comme un ensemble « ni réel, ni imaginaire, mais entrecroisant réalité et fiction (…) (un) objet culturel, appartenant au système de représentations qui caractérise une société ». « Ambivalent, voire contradictoire, ajoute-t-elle, le monde de la chronique dévoile d’un côté le panorama des anxiétés fin de siècle (…) et, d’un autre côté, l’entrée dans la modernité de la culture de masse » (p. 309). Le seul regret que l’on puisse formuler après lecture de ce livre très construit est une faible prise en compte de l’image, alors même que les titres choisis dans le corpus ont été dotés de suppléments illustrés au milieu de la période étudiée. Or, ces derniers sont à peine cités dans l’ouvrage. Leurs images ressortissent-elles à la même logique, longuement et habilement démontrée par l’auteure ? Cela restera à étudier. De plus, l’absence d’une mise en perspective internationale minimale nous semble affaiblir quelque peu la force de la démonstration quant à l’aspect essentiellement français de ce phénomène historique. Mais ces critiques pourraient se traduire positivement en ce que le livre qui approfondit, enrichit et renouvelle l’un des thèmes classiques de l’histoire de la presse, ouvre des perspectives comparatistes, pour ce que Roland Barthes, qu’A.-C. Ambroise-Rendu cite opportunément d’entrée de jeu, appelait « un témoignage capital de civilisation » qui ne fût pas que national.

Recension de Jean-Pierre Bacot
Réseaux n° 127-128, 2004, p. 339-341.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/Petits-recits-des-desordres.html