09 - La fabrique des sports
Parutions
Le Temps des médias n°9, automne 2007, p.233-240
Médiatisation
Daniel Bougnoux, La Crise de la représentation, Paris, La découverte, 183 p., 2006
L'accès au symbolique étant le propre de l'homme : qu'implique et laisse présager une crise de la représentation ?
Témoin érudit des mutations du vingtième siècle, Daniel Bougnoux, philosophe et professeur émérite à l'Université Stendhal de Grenoble s'empare de la question dans son dernier ouvrage. Mêlant sémiotique, psychanalyse et philosophie, l'auteur explore les jeux de substitution entre la chose et son signe et souligne les zones de collision et de collusion entre le monde réel et ses représentations. Il réinterprète ainsi la thèse d'Alain Badiou, développée dans Le Siècle, qui fait du xxe siècle celui de la passion du réel.
Dans un dédale impressionnant d'œuvres littéraires, cinématographiques et artistiques, de théories freudiennes et de références à Rousseau, Platon ou Nietzsche, c'est la question des médias qui sert de fil d'Ariane et nous intéresse ici plus particulièrement. Le philosophe explique que l'avènement de la vidéosphère, des nouvelles technologies et surtout du direct ont bouleversé notre perception du monde : le réel fait effraction, le présent s'impose et la mise à distance s'évanouit.
Daniel Bougnoux développe sa pensée dans les dix chapitres que compte l'ouvrage : La présence réelle, On s'empare d'une scène, Indice énergumène : le choc de la photographie, Manifestation, représentation, spectacles, Une communication plus directe, Une presse trop pressée, Le toucher, l'immersion, Effondrements symboliques et Traversées de la terreur.
Dans un premier temps, il nous montre comment les médias modernes s'imposent, brouillent les frontières entre sphère privée et sphère publique et, dans le même temps, se démultiplient, se fragmentent et perdent ainsi de leur force de polarisation. Le deuxième chapitre s'étend longuement sur le cas Berlusconi sous la forme inédite d'une confession écrite à la première personne par le Cavaliere : en lui prêtant ces mots (maux), Daniel Bougnoux souligne les dérives qui guettent les médias modernes. La photographie est au cœur du troisième chapitre : de la technologie à l'art, l'image photographique a fait évoluer la notion même de représentation. Les deux chapitres suivants sont consacrés aux glissements sémantiques et aux mutations liées aux nouvelles technologies et au direct. La question des médias fait à nouveau l'objet du sixième chapitre ; cette fois, c'est la presse et plus largement l'information qui est disséquée par le philosophe : expéditive, manichéenne et subordonnée à la communication et à la rentabilité, elle répond aux attentes d'un public à la fois pluriel, paresseux et ethno-centré… Daniel Bougnoux poursuit sa réflexion dans les trois chapitres qui suivent, s'attardant - entre autres - sur la navigation Internet, Loft Story et le flux télévisuel ou encore les représentations de la Shoah, pour clore son ouvrage sur la question non résolue d'une juste représentation médiatique.
Perdue dans une étude plus large de la coupure sémiotique au vingtième siècle, l'auteur nous livre ainsi une réflexion stimulante sur l'évolution, les significations et les conséquences de la médiatisation contemporaine. Et si le titre de l'ouvrage « La crise de la représentation » renvoie spontanément à la question politique, il faudra attendre un deuxième volume, déjà en écriture, pour connaître la pensée du philosophe.
Marie Lhérault
Presse écrite
Marie-Françoise Cachin, Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier et Claire Parfait (dir.), Au bonheur du feuilleton. Naissance et mutations d'un genre (États-Unis, Grande-Bretagne, XVIIIe-XXe siécles), Paris, Créaphis éditions, 2007, 319 p., 25 euros
Oubli probable au moment d'une trop rapide révision des textes avant l'édition, la France n'est pas présente dans le sous-titre de ce livre, alors qu'elle y est bien représentée, à égalité avec les États-Unis et la Grande-Bretagne : vingt et un chapitres – sept très exactement pour chacun des trois pays – présentés lors d'un colloque réuni en décembre 2004, à l'initiative du groupe de recherche sur le livre et l'édition dans le monde anglophone de l'université Paris VII-Diderot et de l'équipe de spécialistes de l'édition française de l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Au long de ses quatre parties, ce recueil a pour ambition une étude comparative et pluridisciplinaire de la naissance du feuilleton dans les trois pays concernés (six chapitres), leurs auteurs et éditeurs (sept), la diversité de leurs publics (quatre), et une dernière partie « Autour du feuilleton », juxtaposant leur publicité (deux articles), leur illustration et les serials filmés (deux autres).
On ne nommera pas les auteurs, ni ne détaillera tous les chapitres, préférant donner un point de vue global après la lecture de cet ensemble particulièrement riche de contenu et de perspectives. Si la première partie apporte peu de neuf – en dehors du roman-feuilleton The Forester, publié dès 1787 aux Etats-Unis, dans le Columbian Magazine –, elle apporte de bonnes synthèses et présente clairement la nombreuse bibliographie britannique et américaine, pas toujours facile à découvrir ni à lire pour l'historien non spécialiste. Dans les pays anglo-saxons, mais aussi en France, le feuilleton et le roman-feuilleton sont depuis une bonne trentaine d'année l'objet de nombreuses publications : pensons aux thèses de René Guise (1975) et de Lise Queffélec (1983) malheureusement toujours inédites, à l'ouvrage pionnier d'Anne-Marie Thiesse (1984), à bien d'autres publications encore… On se permettra quelques réflexions suggérées par la lecture. À comparer les supports du roman-feuilleton dans les trois pays, la France est très originale, qui développe ce type de roman découpé en tranches dans la presse quotidienne à partir de 1836, alors qu'aux Etats-Unis et en Angleterre, ces romans sont présentés dans des périodiques hebdomadaires ou mensuels. Originalité certaine, donc, qui commande l'écriture même du roman – la coupe, le « suspense » – plus rapide, plus imaginative peut-être. Cette « littérature industrielle » serait devenue un véritable « genre journalistique », ce qu'elle est moins quand la publication est de périodicité plus longue et s'apparente plus au livre. On aimerait savoir ce qu'il en était ailleurs, en Allemagne, en Italie. Dans un article publié ailleurs, Jean-Yves Mollier – « Le feuilleton dans la presse et la libraire française au xixe siècle », repris dans La Lecture et ses publics à l'époque contemporaine. Essais d'histoire culturelle, Paris, PUF, 2001, p.71-84 –, montre le succès européen du roman-feuilleton à la française qui trouve des imitateurs un peu partout, y compris en Angleterre, ce que soulignent souvent les auteurs de notre recueil. Romans-feuilletons quotidiens, romans-feuilletons hebdomadaires ou mensuels, romans-feuilletons en périodiques spécialisés ou fascicules : il conviendrait d'étudier plus précisément ces divers genres de publication et d'écriture. Plusieurs chapitres des parties suivantes analysent tel ou tel roman britannique ou américain publié par des périodiques spécialisés. Qu'en est-il pour la France ? On sait qu'à partir du milieu des années 1850, se multiplièrent à Paris les périodiques spécialisés dans la lecture populaire, périodiques nombreux jusqu'en 1914 et au-delà . Voilà tout un pan de cette littérature mis de côté. Mais il fallait bien sûr faire des choix…
On ne dira rien sur la querelle de paternité opposant Louis Desnoyers à Émile de Girardin, remarquant simplement que pour les contemporains, la publication de La Vieille Fille de Balzac dans les « Variétés » de La Presse à l'automne 1836 est bien le premier long roman découpé en tranches, publié par un quotidien français. Lire à ce propos les articles pionniers de René Guise et Patricia Kinder dans L'Année balzacienne, en 1964 et 1972. Au bonheur des feuilletons (p.86-87) propose cette intéressante chronologie dressée à partir de la thèse de Lise Queffélec sur Le Siècle : de juillet 1836 à juillet 1839, les contes et les nouvelles sont publiés dans le Feuilleton des quotidiens parisiens, cependant que les fictions « à gros gabarit textuel » sont du domaine des Variétés ; entre 1839 et 1842, le roman lourd voisine avec les nouvelles dans le Feuilleton ; à partir de 1843, sous l'effet de vogue des Mystère de Paris d'Eugène Sue, le roman lourd domine complètement le Feuilleton. Il le peut d'autant plus que les Sue, Soulié, Dumas et autres auteurs sont devenus parfaitement maîtres de la coupe et du « suspense » ainsi que le note parfaitement Lise Queffélec en son Que sais-je de 1985, souvent cité dans Au bonheur des feuilletons. Notons que le public est certainement beaucoup plus important que trois ou quatre fois le chiffre des abonnés aux quotidiens des années 1840 (p.90). Il faut probablement multiplier par 10, voire 12 ou 15 pour tenir compte des innombrables lectures collectives. En 1845, les quotidiens parisiens ont diffusé 151 000 exemplaires, soit un lectorat d'au moins deux millions.
Chez les Britanniques, les romans-feuilletons ont tant de succès que des syndicats professionnels, tel le Fiction Bureau de Bolton en Lancashire (1873, p.106), se font une spécialité de leur placement dans la presse. Il est très probable qu'il en fut de même en France pour la presse provinciale, un vaste continent inexploré, au moins pour ce genre de littérature. Pour conforter leurs activités éditoriales, les éditeurs britanniques créent des magazines, publiant plusieurs romans-feuilletons dans un même numéro. Tous ces feuilletons profitent aux auteurs et à leurs propriétaires et/ou éditeurs (p. 165-177). Utilisé dans un but de moralité publique par quelques pasteurs anglais, le roman-feuilleton l'est aussi par les syndicalistes italo-américains (p. 197-210) et pour conduire à la lecture en yiddish les nombreux travailleurs juifs émigrés aux États-Unis depuis l'Europe de l'Est (p. 211-223). On n'aura garde d'oublier les lignes très suggestives consacrées au tapage publicitaire des grands quotidiens français lors du lancement de leurs romans-feuilletons, à coups de fascicules ou d'affiches : plus de 490 feuilletons ont été ainsi lancés entre 1880 et 1914 (p. 259-272). En Angleterre, l'illustre Dickens qui a publié l'essentiel de son œuvre dans les périodiques spécialisés ou sous forme de fascicules, ne dédaignait pas la ressource publicitaire : son roman Anti-Bleak House, énumérant de nombreux dysfonctionnements sociaux, est accompagné de publicités des tailleurs Moses et Fils, passés maîtres dans l'art de se servir du contenu de ce roman pour vanter les vêtements proposés par leur maison.
On ne dira rien d'autre sur ce riche recueil qui par ses chapitres de synthèse ou par tel ou tel développement plus précis ouvre de nombreuses perspectives de recherche. À n'en pas douter, le roman-feuilleton a connu son âge d'or dans la deuxième moitié du xixe siècle, jusqu'en 1914. Tout juste se permettra-t-on de déplorer quelques redites inévitables dans ce genre d'ouvrage collectif, d'un chapitre à l'autre, et une erreur dommageable : faire débuter Le Constitutionnel sous l'Empire, avant donc 1815, année de sa fondation, mais il s'agit probablement d'une étourderie (p. 56). Il y a encore beaucoup à chercher et à découvrir sur les conditions de production-réception du roman-feuilleton, sur ses supports de presse ou de librairie, sur son expansion internationale. C'est assez dire tout l'intérêt de ce recueil, qui comme d'autres, par exemple Littérature « bas de page », le feuilleton et ses enjeux dans la société des xixe et xxe siècle, Éditions Antipodes, Lausanne, 1996, marque une étape dans l'arpentage de cet immense espace socio-historique.
Gilles Feyel
Isabelle Garcin-Marrou, Des violences et des médias, Paris, L'Harmattan, coll. « Questions contemporaines », 2007, 284p., 24,50 euros
Issu du mémoire élaboré pour l'obtention de son habilitation à diriger des recherches, le nouvel ouvrage proposé par Isabelle Garcin-Marrou analyse plusieurs séries de discours médiatiques portant sur des phénomènes de violence.
Partant des théories de la construction de l'État de Hobbes et Spinoza, l'auteure commence par montrer l'importance symbolique des violences et les enjeux de leur médiation. La conception fortement normative de l'État chez Hobbes est opposée à la pensée spinozienne, qui pose la relation entre État et individu en termes de progrès. Pour Spinoza, en effet, la liberté de jugement et d'expression est le moyen de faire reculer la violence individuelle aux marges de l'État-société. La première partie de l'ouvrage s'attache à montrer comment violence et transgression sont liées à la pratique du secret et à l'absence de processus de communication établi entre l'État et les citoyens. Elle constitue un fondement théorique solide pour la démonstration qui suit.
C'est dans la perspective de cette étude de la construction de l'État et de la société que plusieurs séries de corpus de presse sont ensuite analysés. L'élaboration des valeurs morales par le fait divers est envisagée à deux époques différentes dans une première série d'articles. Les comptes rendus donnés par les quotidiens des violences des « apaches » au début du xxe siècle éclairent le discours sur les « sauvageons » un siècle plus tard. Après avoir donc analysé de manière précise la construction des figures de ces jeunes délinquants, l'auteure opère un premier glissement et s'intéresse, dans un deuxième corpus, contemporain, aux discours des médias sur les auteurs des violences routières. En montrant ainsi les variations de l'élaboration des figures, elle souligne que l'injonction des médias ne vise pas la même action du politique : dans les quotidiens étudiés, seule L'Humanité assume un rôle de porte-parole social et enjoint l'État de jouer son rôle d'instance punitive. Le 3e corpus permet un dernier déplacement astucieux et porte l'analyse vers une violence sans auteur : la pauvreté. L'étude met en évidence le caractère dépolitisé du discours des journaux sur les morts de froid de l'hiver 1954. En revanche, lorsqu'en 2004, ils marquent le 50e anniversaire de l'appel lancé par l'abbé Pierre, ces mêmes journaux ont abandonné le registre de l'émotion pour celui de l'injonction.
Isabelle Garcin-Marrou apporte au final de précieux éléments sur la construction par les médias des figures de délinquants ; elle montre par exemple les stratégies d'évitement des journaux lorsque l'infracteur ne correspond pas au portrait robot pré-établi (comme lorsque c'est un notable lyonnais octogénaire qui cause la mort de cinq pompiers dans un accident de la route). Instaurée par les récits, cette figure de l'auteur joue en effet sur la représentation de la société comme entité remise en cause, ou non, par la violence. L'ouvrage montre comment les discours des médias indiquent la tolérance de l'ensemble social confronté aux violences. L'intéressante analyse proposée ici montre que les médias présentent alors des représentations dans lesquelles prédomine une conception sécuritaire de l'État et de la société.
Claire Blandin
Radio
Christophe Deleu, Les Anonymes à la radio, usages, fonctions et portée de leur parole, Paris, Bruxelles, INA/ de Boeck, coll. Médias Recherches, 2006, 232 p.
L'ouvrage de Christophe Deleu sur la parole des anonymes à la radio a le grand mérite de consacrer une étude approfondie à un média encore trop peu analysé en France. Par ailleurs, il centre son sujet sur l'un des apports fondamentaux de ce média : celui de la parole des auditeurs-anonymes qui appellent pour se raconter ou participer par leur opinion ou leur expérience aux programmes radiophoniques. Pour son analyse, l'auteur s'est fondé sur l'écoute de huit émissions phares de ces dernières années et sur des entretiens avec des journalistes pionniers dans leur réalisation.
Si l'ouvrage prend comme corpus d'étude des émissions de radio récentes (l'analyse a été effectuée essentiellement à la fin des années 1990), il débute néanmoins par un chapitre historique complet « la parole des gens dans l'histoire de la radio » qui retrace avec précision le parcours de l'auditeur dans l'élaboration des programmes, du rôle des « sans filistes » dans les années 1920 à celui de l'auditeur interlocuteur introduit par Europe n°1 dans les années 1960, jusqu'à l'apparition des radios libres. Il souligne ainsi que la parole des anonymes a été pendant très longtemps - et l'est encore aujourd'hui dans une certaine mesure - extrêmement encadrée.
L'auteur distingue « la parole forum », « la parole divan » et « la parole documentaire » correspondant chacune à des programmes spécifiques qui suscitent chez l'auditeur des confidences ou des réactions qui vont nourrir de manière plurielle les contenus des programmes et donner une couleur particulière à la chaîne sur laquelle ils s'expriment. Chacune de ces « paroles » est analysée selon le même dispositif : fonction de celui qui donne la parole, statut de celui à qui on donne la parole et étude de la représentation de l'auditoire.
À la question de savoir si la « parole forum » (celle des auditeurs d'émissions consacrées à l'actualité) peut élargir l'espace démocratique, l'auteur souligne avec nuance la rationalité de la « doxa radiophonique » toujours sous-tendue par une logique médiatique qui s'oppose le plus souvent à une logique citoyenne. Cette logique médiatique est, par exemple, incarnée par l'absence de droit de suite de l'auditeur dans certaines émissions (ainsi, Radio Com c'est vous sur France Inter, aujourd'hui rebaptisée Interactive) qui ne permet pas à ce dernier de demander des comptes au journaliste ou à l'intervenant si sa question n'a pas été comprise.
Les conclusions autour de la notion de « parole divan » (un auditeur appelle pour parler de ses problèmes), étudiée grâce à deux émissions diamétralement opposées : Lovin Fun et Allo Macha, soulignent l'utilité sociale de ce type de programmes vus par ceux qui militent en leur faveur comme remplissant « la mission d'éduquer en facilitant l'apprentissage des connaissances » (p.126).
Enfin, la « parole documentaire » reste essentiellement, selon l'auteur, tiraillée entre logique d'audience et logique citoyenne car « chaque radio (…) met en place des dispositifs d'octroi de la parole des anonymes sous forme documentaire correspondant à ses objectifs en terme d'audience » (p.208). Dans les trois types de prise de parole, la radio tente à la fois d'ouvrir l'espace démocratique, mais cherche aussi à canaliser une parole qu'elle ne peut contrôler : la construction identitaire des auditeurs oscille entre ces deux écueils et n'est donc qu'a demie achevée.
Cet ouvrage, intelligemment adapté d'une thèse de doctorat remarquée par le prix de la recherche de l'Inathèque, se penche avec précision sur les dispositifs de plusieurs émissions qui, pour la plupart d'entre elles, marquent ou ont marqué des générations d'auditeurs (que ce soit Lovin Fun pour les adolescents des années 1990 ou Là bas si j'y suis de Daniel Mermet pour un public de gauche militant). Il apporte en cela des éléments de compréhension pertinents sur ces dispositifs radiophoniques. La rigueur de l'analyse et les détails des exemples en font un ouvrage de travail nécessaire pour les chercheurs travaillant sur la radio ou sur la parole anonyme en général qui se déploie aujourd'hui sur tous les types de supports et révolutionne l'économie médiatique. Mais c'est sur ce dernier point que l'ouvrage de Christophe Deleu déçoit quelque peu car, si, comme son sous-titre l'indique, il analyse très bien l'usage et la fonction de cette parole des anonymes, on ne voit pas toujours bien les conclusions qu'il en tire quant à sa portée, notamment dans les évolutions actuelles des médias, tant d'un point de vue sociologique qu'économique : sa conclusion générale trop courte, laisse le lecteur en quête de mise en perspective, un peu sur sa faim.
On notera cependant la clarté du propos, de la démonstration, et le foisonnement des exemples ainsi que la partie historique très bien faite de l'ouvrage qui ouvre la voie à d'autres recherches sur la question, encore trop peu explorée.
Aurélie Aubert
Télévision
Cohen Évelyne, Lévy Marie-Françoise (dir.), La Télévision des Trente Glorieuses. Culture et politique, Paris, CNRS Editions, 2007, 318 p., 25 euros
Les 22 et 23 janvier 2004, l'Université Denis Diderot (Paris 7) et l'UMR IRICE (CNRS – Universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Paris 4) organisaient avec le concours de l'INA un colloque « Télévision, culture et société en France (1945-1975) ». L'ouvrage que viennent de diriger Evelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy en reprend quatorze contributions, qui envisagent cette fois sous les notions de « culture et politique » la façon dont se construit et s'entretient au cours des Trente Glorieuses la relation entre un média et son public. Plus qu'un simple téléspectateur, c'est donc un véritable citoyen qui se dessine en creux des programmes télévisés, à la fois interpellé, sollicité, imaginé et façonné bien au-delà des écrans.
La première partie, sans doute la moins novatrice parce qu'elle aborde un sujet ayant déjà mobilisé les historiens, examine la télévision comme « facteur politique » et place au cœur de la réflexion le traitement de l'information en esquissant le profil d'un gouvernement véritable « producteur » d'émissions et scénariste des événements. La question du contrôle et de la censure était bien sûr inévitable à l'heure où les hommes politiques commencent à considérer l'image télévisée comme un moyen puissant et efficace pour faire la promotion de leur personne, de leurs idées et de leurs actions. Pourtant, sur quels modes la prise de contact avec le public-électeur se conçoit-elle ? En examinant la rhétorique des journaux télévisés, Cécile Méadel montre par exemple très clairement comment le ton, le découpage, les dispositifs visent à introduire directement le public au cœur du scénario, davantage cependant pour en faire un complice, un acteur concerné, muet et confiant, que pour en orienter brutalement les convictions.
La deuxième partie recentre plus précisément l'intérêt autour « des apprentissages culturels et des mutations sociales ». L'analyse des politiques de programmes, observées à travers un genre (le théâtre, par Pascale Goetschel ou les feuilletons, par Myriam Tsikounas), un phénomène socio-culturel (le rock, par Gilles Pidard), un style narratif (le conte, par Maryline Crivello), vient clairement rappeler les hautes ambitions pédagogiques et culturelles du petit écran curieux de ses publics, soucieux d'en restituer les attentes et les préoccupations (difficulté d'une jeunesse, reconnaissance des mémoires) autant que de lui élargir l'accès à une culture à la fois populaire et exigeante.
La troisième partie réaffirme la dimension sociologique des images en s'intéressant avec plus de risques aux « rituels, formes et langages ». Pour aborder ces représentations, on regrettera donc particulièrement l'absence d'images sur le sujet des funérailles nationales ou l'articulation rapide entre la couleur des écrans et celles des corps noirs des athlètes. Mais on s'intéressera en revanche à la construction et mise en scène des décors qui inscrivent ces corps et dans lesquels se jouent de nouveaux modes de vie et de nouvelles pratiques : paysages urbains des tours de banlieues ou paysages sportifs des Tours de France. Bien plus que les seules transformations physiques directement perceptibles à l'écran, ce sont bien les mutations des sensibilités et des imaginaires sociaux qui s'esquissent sur ces images adressés aux publics.
Au-delà des parties, l'ouvrage a encore le mérite d'inciter à la réflexion méthodologique sur l'usage et l'exploitation de la télévision comme objet et source d'histoire, de livrer quelques pistes quant à l'utilisation de l'image comme archive, les problématiques qu'elle permet d'envisager. À travers l'exemple de Guerre ou Paix (émission destinée à redorer le blason de la politique nucléaire gouvernementale auprès de l'opinion), Aude Vassallo rappelle ainsi tout l'intérêt de relier l'archive audiovisuelle aux archives écrites. Sur le thème connu des élections présidentielles de décembre 1965, les co-directrices de l'ouvrage confirment la nécessité d'aborder ces images de campagne à la lumière du contexte juridique qui encadre la prise de parole politique. Enfin, autour d'un instructif croisement de regards Paris / Province, Myriam Tsikounas révèle l'indispensable nécessité de manipuler l'archive audiovisuelle à travers des séries. Cet ouvrage est donc bien à l'image de tout travail collectif : une perspective variée et stimulante, dont la thématique, ici, gagnerait en tout cas à être prolongée pour les périodes suivantes.
Claire Sécail