Recensions d’ouvrages
Ouvrages : James T. Hamilton, All the news that’s fit to sell. How the market transforms information into news (Princeton University Press, 2004) ; T. H. Breen, The marketplace of Revolution. How Consumer Politics Shaped American Independence (O.U.P., 2004). Recension par Michael Palmer.
Les deux ouvrages ici retenus paraîtront un tandem inattendu, peut-être, aux enseignants-chercheurs des États-Unis eux-mêmes. En effet, les historiens des médias, de l’économie libérale ou de la consommation les célèbrent ou les critiquent. On s’attardera plus sur l’ouvrage de James T. Hamilton que sur celui de T.H.Breen. En fait, nous les appréhendons à travers un autre prisme, celui de l’ouvrage, issu de sa thèse, de R. McChesney, Telecommunications Mass Media and Democracy, The Battle for Control of U.S. Broadcasting, 1928-1935, New York, O.U.P., 1993) - travail reposant sur un fonds archivistique conséquent et selon lequel c’est au tournant des années 1920-30 que la logique publicitaire et commerciale l’emporta définitivement, en matière du développement du média « populaire » que devenait alors la radio, sur une logique davantage « service public », avec son cortège d’obligations d’accès universel, respect de cahiers de charges définis dans « l’intérêt général ». Situons brièvement ces trois auteurs. Né en 1952, McChesney est actuellement l’un des chefs de proue des historiens engagés, du courant de la communication critique, dans le sillage des « citoyens interventionnistes » (dans le sens d’« intervention » qu’employait Pierre Bourdieu), dans la filiation de Noam Chomsky, Edward Herman ; Hamilton, lui, passe pour l’un des ténors des économistes libéraux (‘liberal’en américain signifiant, entre autres, hostile à l’intervention de l’état) des médias aux États-Unis ; et, pour Breen, « ce qui sépare, somme toute, la période moderne de l’histoire traditionnelle » serait cette « aptitude de M. et Madame Tout-le-Monde, des gens ordinaires, de fonder un sens de soi-même (self) grâce à l’exercice du choix individuel, processus égalitaire en cours et fondement même de la société libérale de la fin du xviiie siècle » (p. 55) ; pour Breen, c’est au milieu du xviiie siècle. que devant l’afflux de produits de consommation – de luxe plutôt que de première nécessité – importés de la Grande-Bretagne, que ce sentiment identitaire de « consommateur américain » émerge.
Breen scrute le comportement du customer-client (dans une boutique, devant un journal, hebdomadaire le plus souvent) qui habite ou fréquente l’une des villes des colonies britanniques d’Amérique ; il estime le voir se muer en consumer-consommateur. Il voit dans les espaces publicitaires des journaux édités dans les treize colonies de « British North America », des années 1760-70, des signes avant-coureurs d’un « indice des choix des consommateurs » ; la complexité du lexique même des catégories des produits ainsi promus, en provenance de la Grande Bretagne, incite au souhait de normer les appâts d’une culture émergente de la promotion des produits de consommation, fondée sur le plaisir plus que sur l’utilitaire. Des « pattern books », cahiers de commande, fournis par l’exportateur britannique aux marchands-importateurs des colonies, norment en effet le discours, aident le marchand-détaillant à faire l’intermédiaire entre le client qui « nomme mal… » et le fournisseur britannique qui inventorie son offre.
Faudrait-il trouver spécieux cet argument qui voudrait que la prise de conscience collective et politique de bien des « sujets de Sa Majesté », habitant les treize colonies soit fondée sur l’articulation de leur ressentiment, en tant que consommateurs, de l’injustice des impôts accrus (le stamp tax, 1765) que Londres leur demande d’acquitter sur les produits provenant de la Grande-Bretagne ? Le papier-journal, comme d’autres produits, était assujetti à cet impôt, ce qui mécontenta fort les imprimeurs et les éditeurs de journaux, jusqu’alors peu critiques envers les gouverneurs des colonies, nommés par Sa Majesté. Toujours est-il que la revendication de la liberté de la presse, formulée dans les constitutions adoptées par plusieurs des colonies en passe de devenir État, et l’interdiction faite au Parlement (Congress) fédéral de légiférer à propos de la presse (1791), puise là l’une de ses origines. À lire Breen, la rébellion des colonies américaines serait entre autres une révolution de consommateurs, d’imprimeurs et d’éditeurs, d’hommes d’affaires et de commerçants plutôt modestes, certes par ailleurs annonceurs. Homme symbole de plusieurs phases, intérêts et, si l’on peut dire « médias » (imprimeur formé à Londres, journaliste et éditeur à Boston et à Philadelphie, orateur-négociateur des deux côtés de l’Atlantique) de la Révolution, Benjamin Franklin se trouvait au carrefour de plusieurs logiques. La liberté d’entreprendre et de commercer, ainsi que la liberté de presse et de parole serait un tandem dans l’hagiographie révolutionnaire républicaine USA.
James T. Hamilton fait tout autre chose. Depuis un positionnement bien ancré en « 2000 plus », il retrace la mort des « nouvelles de substance » (hard news, terme qu’emploie Northcliffe) et qui émerge dans le lexique états-unien, mi-fin xixe siècle) ; il cherche à démontrer que les nouvelles conçues comme des récits rédigés sous forme de produits susceptibles d’attirer les consommateurs (conçus eux-mêmes comme autant de marchés-cibles) répondent à ce qu’on pourrait appeler une nouvelle série d’interrogations des « 5 W ». Aux États-Unis, bien des journalistes, manuels et historiens des médias accordent une place canonique aux 5 W , qu’on résumera ainsi : who says what to whom, where, when, why, and how ; reprise, d’après nous et bien d’autres, des techniques enseignées par les rhéteurs de Rome (Quintilien, entre autres) : « Quis, quid, ubi, quando, quomodo, quibus auxiliis, cur pourquoi) aux apprentis-avocats. Le Ier chapitre du livre d’Hamilton postule donc une nouvelle série de 5 W : « Qui peut trouver intérêt à telle ou telle nouvelle ? Quelle somme sont-ils prêts, directement ou indirectement, à dépenser pour la trouver ou pour qu’elle leur parvienne ? Où les médias ou les annonceurs accèdent-ils à de telles personnes ? Quand de telles informations deviennent-elles source de bénéfices ? D’où proviennent de tels bénéfices ? ». Hamilton démontre que l’émergence de la recherche d’une norme de journaux objectifs, non-partisans, « couvrant » l’information de manière indépendante, entre 1870 et 1900, correspond en fait à la recherche d’un produit commercial, lui-même déterminé par les rapports entre divers acteurs du marché. La couverture « indépendante » -terme plus en cours qu’objective – de l’information répondait à une logique d’économie d’échelle ; les propriétaires, éditeurs de journaux, privilégiaient l’indépendance rédactionnelle dans les villes au marché publicitaire conséquent et aux économies d’échelle maximales. On connaît le bon mot du baron états-unien de la presse, le fils d’immigrés hongrois Jo Pulitzer : « inde -goddam- pendent » : le tirage veut dire la pub, la pub veut dire l’argent, et l’argent veut dire indépendance ».
Cette étude d’Hamilton (2e chapitre) se fonde sur des données concernant les marchés de la presse dans les cinquante premières villes aux États-Unis, en 1870,1880, 1890 et 1900. Il convient de relever que des historiens de la presse aux États-Unis mirent en doute la fiabilité des séries statistiques ainsi convoquées. C’est un peu comme si l’on se fiait, en France, aux seules données qui figurent dans l’Annuaire de la presse, que lança Emile Mermet en 1879 et que reprit Henri Avenel, qui utilisa de telles données dans son ouvrage La presse française au Vingtième siècle (Flammarion 1901) : « tableau de la marche ascensionnelle des Journaux (Paris et Départements). De 1865 à 1899 ». On sait qu’en 1883, Emile Mermet sollicita directement les propriétaires ou directeurs de journaux de l’association de la presse républicaine départementale pour qu’ils lui fournissent des données sur le nombre de titres, la mobilité des journalistes. Bien des ouvrages sur l’histoire de la presse en France, au tournant du xixe-xxe siècle rappellent le caractère apparemment novateur de l’étude d’H. de Nousanne : « Que vaut la presse française ? » en 1902. La mesure du lignage et des rubriques, la quantification du contenu rédactionnel et publicitaire, allait devenir une technique visible au-delà des seuls livres et registres des responsables des divers services d’une entreprise de presse. Édité à New York en 1918, Newspaper Building de Jason Robards, du New York Globe, en est une autre illustration : « je conçois le journal comme un produit manufacturé, fabriqué pour apporter les nouvelles, pour un débat sensé, indépendant et convenable (sympathetic ») des thèmes du jour dans ses colonnes rédactionnelles, et pour servir de medium (sic) des nouvelles des affaires dans ses colonnes publicitaires ; son ouvrage comporte plusieurs points portant sur le tirage, le lignage publicitaire, la publicité financière.
Pour Hamilton, « des tirages plus élevés signifient des tarifs publicitaires plus élevés » (p. 58). Il convoque d’autres données (portant, par exemple sur le nombre de journalistes par ville, d’après les recensements de la population), et conclue que les journaux aux tirages les plus élevés disposaient de davantage de ressources (publicitaires et rédactionnelles) que les journaux dits partisans (p. 70). Argument à la tête de Janus, son postulat, p. 70, est le suivant : le passage d’une presse partisane à une presse indépendante résulte du positionnement de la marque (« brand location »), de la segmentation des marchés, des économies d’échelle, des changements technologiques, et des incitations publicitaires. Les chapitres suivants examinent comment ces mêmes facteurs déterminent la segmentation des marchés d’information d’intérêt général (public affairs information) à travers toute une gamme de medias et diverses formes de couverture, jusqu’en 2000 et au-delà (à partir de nombreuses sources qui, pour l’essentiel, concernent les années 1990-2000). Annonceurs et responsables des medias scrutent les données socio-démographiques afin d’identifier le rapport entre support, contenu et marché ; l’étude chronologique et diachronique la plus poussée porte sur le marché des « JT » nationaux en début de soirée (années 1960 à 2000) ; il en ressort que les présentateurs deviennent des porte-enseigne à la valeur marchande croissante et dont le style, les sujets, l’angle de couverture et le langage sont « produits » eux-mêmes d’après des impératifs commerciaux. En somme, Hamilton démontre que la publicité elle-même, les logiques de l’ensemble des industries publicitaires, subissent des déterminismes qui les surplombent ; j’ajouterais que, chemin faisant, il laisse entendre qu’elles accompagnent le passage d’une société de l’information qui privilégiait quelque peu le « hard news » à un marché de l’information du « soft » et des « celeb(ritie)s ». « L’information se veut libre », rappelle-t-il, citant un orateur de la première conférence des « Hackers » (1984) (p.262). Partout elle serait dans des chaînes marchandes.
Hamilton se réfère explicitement à l’état d’ignorance des réalités économiques de bien des lecteurs et des téléspectateurs, et à l’absence de réflexion aboutie de bien des présentateurs et journalistes des‘ « JT ». Il insiste sur la pertinence de ces cinq W à lui : les « où » et « quand » signalés plus haut : « Qui se soucie de l’info ? Que sont –ils prêts à payer pour l’obtenir ; que sont prêts à payer ceux qui veulent atteindre le(s) marché(s) qui la recherche(nt) ; où les médias et les annonceurs peuvent-ils les trouver ; à quel moment, et pourquoi, l’opération devient-elle bénéficiaire ? »
Michael Palmer
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 6, printemps 2006, p. 246-249.