Recensions d’ouvrages
Ouvrages : Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie (Payot, 2004) ; Une histoire politique du journalisme, XIXe-XXe siècle (PUF/Le Monde, 2004). Recension par Etienne Tassin.
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Voici deux livres siamois issus d’une unique démarche couronnée en 2003 par le prix « Le Monde de la recherche universitaire ». L’auteure, agrégée de philosophie et professeur de science politique est aussi diplômée de l’école de journalisme de la New York University. Son objet est le journalisme, qu’elle connaît de l’intérieur pour l’avoir appris et pratiqué aux États-Unis et en France. Le propos des deux ouvrages est d’analyser l’efficace politique de l’écriture journalistique dans sa manière d’ordonner une communauté, de constituer des publics, rassemblés et/ou conflictuels, en les mobilisant par des postures journalistiques différentes. Leur originalité est d’approcher le journalisme pratiqué de la fin du xixe siècle à aujourd’hui à partir d’une inquiétude philosophique : « faire du journalisme une question, écrit-elle, et pas seulement l’objet d’un savoir ». Cette question pourrait être formulée ainsi : peut-on reconnaître dans le journalisme un « principe générateur d’une forme de société démocratique » (selon l’expression de Cl. Lefort) ? C’est la première fois dans la littérature scientifique consacrée au journalisme que la noblesse démocratique du geste journalistique est prise en considération selon une argumentation philosophique rigoureuse, loin des critiques et des dénonciations habituelles. Les deux ouvrages peuvent être lus séparément. On gagne à les lire ensemble.
Du journalisme en démocratie dégage les éléments d’une critique philosophique constructive du journalisme qui indique à quelles conditions il participe à (et de) la mise en forme d’une communauté démocratique. Si celle-ci se reconnaît aux conflits qui la travaillent de l’intérieur et qu’elle ne cesse de réactiver, la dimension politique du journalisme peut être saisie au croisement de deux gestes antithétiques mais corrélatifs : un geste de rassemblement et un geste de décentrement. Pour rendre compte de cette paradoxale position, Géraldine Muhlmann construit trois figures du journaliste auxquelles correspond chaque fois un « idéal-critique ». Car il s’agit moins ici d’une description sociologique des pratiques journalistiques que de l’élaboration conceptuelle d’un dispositif liant le journaliste à un public politique.
Le premier idéal-critique est celui du « journaliste-flâneur » dont le « Baudelaire » de Walter Benjamin fournit l’exemple théorique et dont l’œuvre journalistique de Karl Kraus représente une « figure-limite ». C’est par rapport à la catégorie kantienne de publicité, celle d’un espace de visibilité critique partagée, que le flâneur benjaminien devient l’idéal-critique d’un certain journalisme de « choc » déployé, par exemple, par certains courants du New Journalism soucieux de brouiller les frontières entre l’écriture journalistique et l’écriture de fiction.
Le deuxième idéal-critique est celui du « journaliste-en-lutte » dont l’auteure trace le portrait à partir des articles du jeune Marx (1842-44) pour la Reinische Zeitung et les Annales franco-allemandes, mais aussi de sa collaboration à la New York Daily Tribune lors de la guerre de Sécession en 1861-1862. Elle montre comment la critique marxienne de l’idéologie, qui implique de renoncer au modèle d’un espace public des jugements rationnels, appelle sur un autre versant un art d’écrire journalistique dont Marx use pour déconstruire de l’intérieur l’opinion publique anglaise au bénéfice de l’opinion publique américaine qu’il contribue ainsi à façonner. Le « journaliste-en-lutte » serait ainsi celui qui révèle le paradoxe du journalisme : « une pratique qui en même temps se détache, produit un conflit, désigne un “eux”, et intègre, institue du commun, définit un “nous” ».
C’est le troisième idéal-critique qui permet d’articuler ces deux aspects antagonistes du travail journalistique, idéal-critique du « journalisme comme « rassemblement conflictuel » de la communauté démocratique ». Cette fois-ci, Géraldine Muhlmann en repère les traits dans les écrits des sociologues de l’école de Chicago, R. E. Park et H. M. Hugues. L’un et l’autre ne sont sociologues que pour s’être eux-mêmes frottés au journalisme, conjuguant ainsi les deux approches pour penser le statut du public et de la foule dans les sociétés démocratiques modernes. Ainsi peut-elle étayer le double et paradoxal geste d’un journalisme « idéalement » démocratique : « rassembler dans l’épreuve, décentrer jusqu’aux limites du lien politique ».
C’est cette opposition conceptuelle du rassemblement et du décentrement qui organise Une histoire politique du journalisme. Comme le titre le suggère, cet ouvrage n’est pas un livre d’histoire. Il ne fait pas l’histoire du journalisme, il raconte une histoire : personnelle, un siècle de journalisme vu au travers d’une galerie de portraits significatifs de journalistes du rassemblement ou du décentrement ; et politique, au sens où le premier ouvrage a défini le politique démocratique comme régime de conflits. Elle est donc composée selon l’axe visuel qui ordonne la conflictualité : « nous » faire voir (rassemblement), « les » faire voir (décentrement).
Géraldine Muhlmann construit cette fois-ci deux figures du journaliste qui sont comme les deux pôles archétypiques de la profession : celle du témoin-ambassadeur et celle du journaliste-décentreur. Mais ces deux pôles ne s’opposent pas : ils se croisent, entrent en conflits, dessinent des stratégies d’écritures (que veut-on faire voir, comment le faire voir) et répondent à des enjeux politiques (qui sommes-« nous », « nous » sans « eux », ou contre ou avec ? Qui sont-« ils », « eux », pour eux-mêmes, pour « nous » ?, etc.) Ainsi les régimes de conflictualité qui traversent les sociétés démocratiques sont-ils rapportés à l’affirmation toujours implicite mais rarement questionnée d’un « nous », sujet du regard collectivement porté sur soi et les autres.
Le reportage que Séverine consacre au procès du capitaine Dreyfus fournit l’archétype du témoin-ambassadeur. Les reportages de Nellie Bly dans l’asile pour femmes de Blackwell’s Island en 1887, ceux d’Albert Londres confrontés à l’étrangeté africaine ou à celle du bagne, ou encore ceux d’Edward R. Murrow qui contribueront à l’effondrement du maccarthysme, permettent de dessiner les figures d’un rassemblement dans l’épreuve de l’altérité. Le « cas » Lincoln Steffens aux confins du journalisme des muckraker (les « fouille-merde ») fait ressortir les limites de la position de témoin-ambassadeur et incite à se tourner vers l’autre pôle, celui du décentrement. Des difficultés du décentrement, l’auteure rend compte très subtilement par l’analyse corrélée du New Journalism aux États-Unis et de la première formule de Libération en France, jusqu’au début des années 1980. En regard de Séverine, George Orwell fournit, lui, l’archétype du journaliste-décentreur s’attachant à faire voir l’autre — le vagabond, le chômeur, le combattant de la liberté — dans son altérité même, déployant pour cela « une écriture de l’exil et de la solitude ». Il y a un nomadisme du décentreur par lequel il défie les lieux institués susceptibles de s’ériger en centres normatifs.
C’est alors à la situation-limite de la violence que nous conduit cette histoire politique, situation qui ébranle la posture du journaliste, traversé par les conflits dont il doit témoigner, intériorisant sous la forme d’un déchirement personnel l’écart entre la souffrance de ceux dont il témoigne et le confort de ceux auxquels ce témoignage s’adresse. Les pages que Géraldine Muhlmann consacre aux reportages de Seymour M. Hersh sur le massacre de My Lai et de Michæl Herr sur le Vietnam, comme celles que, dans l’autre ouvrage, elle consacre à l’enquête de J. Hatzfeld sur le génocide rwandais, témoignent à leur tour que l’écriture peut faire accéder à « l’intimité de la souffrance » (N. Mailer). En sorte que l’efficace politique de l’écriture journalistique est moins de rassurer que d’exposer la communauté indéfinissable du « nous » à l’épreuve oxymorique d’un « rassemblement dans le conflit » qui caractérise les sociétés démocratiques. On pourrait dire alors de ces deux livres qu’ils réussissent à faire sur « nous », lecteurs, ce qu’ils disent que l’idéal journalistique a à accomplir pour la communauté démocratique : « nous » diviser, en nous et entre nous, pour exposer ce « nous » à ses propres incertitudes.
Etienne Tassin
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 3, automne 2004, p. 233-235.