Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Priska Morrissey, Historiens et cinéastes. Rencontre de deux écritures (L’Harmattan, 2004). Recension par Isabelle Veyrat-Masson.
C’est avec un peu de masochisme que je rends compte du livre de Priska Morrissey : celui-ci, en effet, cite mon travail sur les historiens à la télévision avec une erreur et ne renvoie à aucune note… Pourtant, j’ai apprécié ce petit ouvrage qui étudie la rencontre à la fois rare et précieuse des historiens de métier avec le cinéma. Comment s’effectue cette rencontre ? Pour quelles raisons ? Dans quelles circonstances ? Sous quels auspices ? Comment se réalise-t-elle et surtout dans quelle mesure l’historien peut-il intervenir et modifier le travail du cinéaste ? Enfin quelles sont les limites de cette collaboration et les conflits forcément intervenus au cours de cette rencontre plus ou moins étroite, plus ou moins sollicitée et encouragée ? Il s’agit en définitive d’un travail sur les archives que nous propose cet ouvrage puisque le résultat de la rencontre entre les historiens et les cinéastes : les films et leur contenu, les circonstances de leur réalisation et la nature de l’histoire médiatisée ne sont pas du tout étudiés. La modestie du propos qui n’enlève rien de ses qualités à ce travail, au contraire, conduit Priska Morrissey à produire une partie de ses sources puisque le livre est composé pour moitié des neuf entretiens réalisés par l’auteur ; des historiens Arlette Farge, Jacques Le Goff, Jean-Pierre Peter, Jean Jourdheuil, Jean-Claude Schmidt et des réalisateurs-scénaristes : Eric Rohmer, Bertrand Tavernier, Daniel Vigne, Jean-Claude Carrière. Ils sont tous passionnants. L’étude est complétée par d’autres entretiens publiées ailleurs (ou non retranscrites dans ce livre) : Jean-Jacques Annaud, Michel Pastoureau, Olivier Bouzy, Marc Ferro, Natalie Zemon Davis, Françoise Piponnier, Danièle Alexandre-Bidon.
Ce travail s’appuie donc exclusivement sur le témoignage oral dont on connaît à la fois la richesse et les limites ; mais dans ce cas particulier où en définitive il s’agit du « vécu » des historiens et des cinéastes, ce type de source s’imposait et ne souffre aucune critique. Le point de vue des historiens m’a toutefois semblé être privilégié par rapport à celui des cinéastes.
Comme l’explique lui-même l’auteur, « l’objectif de cette étude n’est pas de présenter des recettes fonctionnant pour tout film historique ; il s’agit au contraire de démontrer la variété des liens pouvant exister entre le réalisateur et le conseiller, et la diversification des tâches effectuées dans le cadre de cette collaboration ». En effet, les enjeux de la reconstruction cinématographique sont divers pour ces réalisateurs qui doivent naviguer entre les charmes de la précision positiviste, ceux de l’anachronisme inévitable et le désir d’apporter leur pierre à un média qui souvent les a conduit eux-mêmes vers le goût de l’histoire, ainsi que leur envie de participer à un cinéma qui permet comme l’explique Le Goff (p. 293) « la diffusion pour ne pas dire de la vulgarisation de l’Histoire, évidemment d’une façon qui respecte ce que nous savons et qui doit être proche de la vérité historique ».
Pour cette étude Priska Morrissey a choisi de privilégier une période courte : entre 1970 et la fin des années 1980. Cinq réalisateurs et une dizaine de leurs films ont été sélectionnés. Certains ont fait appel à des historiens, d’autres pas (Tavernier et Rohmer). Cette période et ces films témoignent de deux grands axes de renouvellement historiographique : le renforcement des liens entre l’histoire et l’anthropologie et l’essor de l’histoire culturelle. L’auteur note justement que « cet élargissement des sources et des visées de l’historien plus sensible à l’histoire matérielle et culturelle des sociétés, favorise la rencontre avec le cinéaste préoccupé dans sa reconstitution par toutes ces questions ». Ce que j’ai appelé moi-même, le « temps des historiens » triomphe donc dans l’histoire médiatisée et les plus grandes signatures de l’histoire universitaire écrivent ou participent à des films de cinéma et de télévision à partir du milieu des années 1970.
Les films et les réalisateurs que rencontrent les historiens interrogés appartiennent tous au courant historiographique qui remet en question l’histoire traditionnelle, celle qui privilégie les puissants, les événements politiques et les batailles. On ne saura pas malheureusement pas ce que ce courant représente dans le cinéma historique de ces années concernées. Nouvelle manière d’étudier le passé, nouvelle manière de le montrer, cette concordance est passionnante même si ces questions ne sont pas au cœur des entretiens.
Les trois principales motivations des réalisateurs pour s’attaquer à l’histoire : reconstituer un monde perdu, faire parler le présent à travers le passé, montrer l’universalité des comportements humains sont parfois en opposition avec les préoccupations des historiens qui craignent par-dessus tout l’anachronisme. Pourtant la « tentation » dont parle Rohmer de faire revivre grâce à la magie du cinéma une époque disparue apparaît dans la plupart des témoignages. Historiens et cinéastes parlent de réalité, de réalisme et le conseiller historique est à la fois un pourvoyeur de réalités, d’information et un garant. Parfois pourtant, le film conduit l’historien à se poser de nouvelles questions et à « expérimenter un lien vivant avec le passé » (p. 60). Le savoir de l’historien peut même être à l’origine de l’écriture du scénario ; ainsi Moi, Pierre Rivière d’Allio met en images le travail de Michel Foucault, d’éléments importants du film Le Médecin des Lumières sont tirés du travail de Jean-Pierre Peter.
Historiens et cinéastes montre bien le dialogue (dans le meilleur cas) entre l’artiste-cinéaste et l’historien-documentaliste. D’un côté la liberté, l’inventivité, l’imagination et de l’autre la contrainte de la vérité, de l’exactitude et du vraisemblable. Le rapport de force qui se joue est alors inégal puisque le réalisateur a toujours, forcément, le dernier mot dans le secret de sa salle de montage (et le plus souvent dès l’écriture du scénario puis au moment du tournage). L’historien peut bien tempêter ou réclamer et les dernières pages du livre témoignent des conflits plus ou moins violents, des frustrations et des mécontentements – c’est souvent en vain qu’il le fait. En cas de différends entre les deux parties, la volonté du créateur et celle de ses commanditaires – dont on parle à peine dans le livre – l’emportent toujours sur le souhait du chercheur, sur l’exactitude historique.
Est-ce à dire que cette rencontre est impossible et non souhaitable ? L’intérêt du livre de Priska Morrissey est de nous permettre de mieux comprendre pourquoi, malgré les problèmes, elle est vécue par les personnes interrogées comme une bonne expérience qu’elles recommenceraient si c’était à refaire. Parce que le travail avec le film, avec l’image, avec le récit, avec la représentation (dont on sait le caractère à la fois physique et mental…) permet librement à l’historien d’utiliser les deux facettes de son métier, avec le singulier et le pluriel du mot histoire. L’histoire a à voir avec les sciences sociales, avec la rigueur, l’exactitude et la vérité de la discipline scientifique et universitaire mais elle est aussi toujours liée, comme l’ont montré Paul Ricœur et Hayden White, au récit, à l’imagination, à la créativité. La science bride l’imagination mais celle-ci, sans rancune, l’alimente… Au cinéma, les deux facettes de l’historien, chercheur et artiste, se réconcilient enfin.
Isabelle Veyrat-Masson
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 5, automne 2005, p. 233-235.