Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Pascal Froissart, La rumeur. Histoire et fantasmes (Belin, 2002). Recension par Michael Palmer.
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Ouvrage important pour quiconque s’intéressant à ce qu’on pourrait qualifier de « rumeurologie », La rumeur croise l’apport de lectures multiples par un jeune enseignant-chercheur, autant intéressé par le phénomène observé à partir des sites Internet qu’en remontant à la nuit des temps, ou presque. Ouvrage ventilé en deux parties — « histoire de la rumeur/pseudo-sciences de la rumeur » — il apporte autant sur le plan documentaire, sur l’esquisse de l’historiographie de la rumeur, que par le ton incisif, décapant qui déconstruit ceux qui auraient voulu, d’après les travaux de Louis William Stern (1902), penser la rumeur « opérationanisable ». Froissart traque son objet à travers un kaléidoscope de représentations. Si le protocole expérimental de Stern en prend pour son grade, ceux qui ont cru à sa pertinence scientifique sont, eux, fustigés. Que fit alors Stern, dans un texte où, Froissart le signale, le mot « rumeur » n’apparaît pas ? Un compte rendu d’expérience lui servit d’une réflexion sur la psychologie du témoignage et la fidélité de la mémoire. 400 articles sont parus ensuite sur la rumeur, nous dit Froissart ; seuls huit se réfèrent à Stern. Mais sa « découverte » eut un retentissement tout au long du xxe siècle. Froissart piste la genèse et le développement de trois tendances dans « la rumorologie », qui émergent entre 1902 et 1944. Un concept se fit ainsi jour mais « la vérité est qu’il n’y a nul savoir sur la rumeur ». « Les rumeurs ont toujours existé, mais la rumeur, elle n’existe pas ». Les phénomènes sociaux quasi-surnaturels, la croyance et l’opinion, expliqueraient leur force. La science elle, si ce n’est que par les techniques de l’historien et de l’ethnologue, ne peut qu’observer et permettre de scruter ce qui ne doit aucunement faire l’objet d’une « science rumologique » stricto sensu.
Ayant ainsi dévoilé l’une des conclusions de la passionnante enquête et réflexion à laquelle nous invite Froissart, rappelons le passage chez Marc Bloch, observant la propagation de « fausses nouvelles » dans les tranchées de 14-18. Ce sont les intentions de ceux qui propagent ou vulgarisent les rumeurs qui, surtout, posent problème. Car, comme le montrait George Lefebvre à propos de « la grande peur » de 1789, il peut y avoir un faisceau de facteurs qui expliquent l’ampleur prise par une rumeur ; il n’est nullement certain que l’on puisse appréhender ce qui perdure, par exemple — ce en quoi le succès, disons d’édition, d’un ouvrage comme celui de T. Meyson, à propos des « fausses apparences » des avions heurtant les Twin Towers de New York (avec lesquels débute l’ouvrage de Froissart), est à mettre en parallèle avec, mettons, « la bête du Gévaudan » au xviiie siècle. À milieu social comparable, se méfiait-on plus de la portée de la rumeur, parmi les milieux des « notables » et parmi les Autorités du Massif Central au xviiie siècle que parmi les milieux, certes plus nombreux, des personnes instruites du xxie siècle ? Les chattering classes d’aujourd’hui ont aussi leur crédules. Ou alors, ceux-ci étant autrement plus nombreux, certes, ont-ils davantage le temps, et l’envie, d’aimer à se faire peur ? La scénarisation « après-coup » de la portée de telle rumeur, jadis, n’est pas toujours faite pour permettre d’y voir clair. Que faire des rumeurs, un temps apparemment fortement ancrées, et peu après apparemment oubliées ? Les travaux d’Arlette Farge, de Carlo Ginsburg, et d’ethnologues et sociologues des fantasmes urbains d’aujourd’hui, permettraient peut-être d’y voir plus clair.
Michael Palmer
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 1, 2003, automne 2003, p. 266-267.