Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Michel Biard, Parlez-vous sans culotte ? Dictionnaire du Père Duchesne, 1790-1794 (Tallandier, 2009). Recension par Cécile-Anne Sibout.
La liberté de la presse est l’une des premières revendications révolutionnaires, réclamée aussi bien par Mirabeau que par les cahiers de doléances. L’article XI de la Déclaration des Droits de l’Homme la proclame dès 1789 et la Révolution française est incompréhensible si l’on ne mesure pas le rôle qu’y ont joué les journaux et leurs auteurs : Marat, Brissot, Desmoulins, Rivarol… L’initiative qu’a eue Michel Biard, professeur d’histoire moderne à l’université de Rouen, d’étudier en profondeur le Journal du Père Duchesne, publié par Hébert, est donc très intéressante sur le double plan linguistique et historique. L’angle choisi est celui du dictionnaire. Chaque occurrence commence par une ou plusieurs citations tirées du journal, avec référence précise aux numéros dont elles sont extraites. Puis M. Biard explicite le sens des termes, parfois obscurs pour un lecteur contemporain, et y ajoute un commentaire historique évoquant le contexte de leur emploi.
Principale surprise : contrairement à l’image stéréotypée du Journal du Père Duchesne, on y découvre un langage très riche. Certes les « bougre », « foutre » et autres allusions scatologico-sexuelles y abondent ; mais cette prose est loin d’être simplement ordurière. Hébert lui-même déclare en juillet 1793 : « moi aussi je sais parler latin », puis ajoute cependant aussitôt « ma langue naturelle est celle de la Sans-culotterie ». Or le parler populaire parisien de la fin du xviiie siècle se révèle tout sauf pauvre, sinon le Père Duchesne n’aurait pas bénéficié d’un tel succès, certains numéros frôlant les 50 000 exemplaires. Hébert, qui avant 1789 a fréquenté les théâtres de la capitale, emprunte des expressions à Molière ou à Beaumarchais, emploie des termes rares, invente même des mots (tel « indissolubricité » dans un article réclamant le droit au divorce).
L’ouvrage de M. Biard éclaire par ailleurs brillamment le succès du Journal du Père Duchesne. Le personnage fictif qui lui donne son nom est, à l’origine, héros de plusieurs pièces de théâtre ou récits. Ainsi, en 1788, un anonyme publie un « Voyage du Père Duchesne à Versailles », dans lequel ce fabriquant de fourneaux, pilier de cabaret où son franc-parler fait merveille, prétend rencontrer souvent les Grands, y compris le couple royal, et dialoguer librement avec eux.
Hébert, séduit par les idées nouvelles, s’empare à son tour du personnage pour publier un journal d’abord de façon aléatoire à la fin de 1790, puis avec une numérotation continue de janvier 1791 à mars 1794, au rythme moyen de trois parutions hebdomadaires. Favorable au début à la monarchie constitutionnelle, le journal se radicalise dès 1791, quand Hébert entre aux Cordeliers, et surtout après la chute de la royauté en août 1792, moment où, par ailleurs, Hébert devient substitut du procureur de la Commune.
Le Journal du Père Duchesne touche un large auditoire, d’autant qu’à partir de l’été 1793 le ministère de la Guerre souscrit des milliers d’abonnements pour les armées. Comme il est d’usage en ce temps, Hébert débute chaque numéro par un titre destiné à être crié dans la rue par des colporteurs. L’originalité du Père Duchesne, alors que ses concurrents varient leurs amorces, est de commencer toujours par une formule quasi identique, ce qui fidélise le lectorat : la « grande colère » du Père Duchesne (contre tel personnage, telle situation), ou moins fréquemment sa « grande joie ». Chaque exemplaire est ensuite composé d’un long article unique ; on n’y trouve en revanche ni compte-rendu des débats à l’Assemblée, ni nouvelles diverses, ni courrier des lecteurs : un seul homme s’y exprime, en une sorte d’éditorial à épisodes.
L’ouvrage de M. Biard constitue donc une contribution passionnante à l’histoire politique et médiatique de la Révolution. Il intéressera aussi beaucoup les linguistes. En revanche, lorsque la quatrième de couverture qualifie Hébert de « journaliste de génie », cela peut paraître excessif. Avant tout pamphlétaire, Hébert utilise certes une langue savoureuse très inventive, mais, en revanche, propose quasi constamment une vision manichéenne du monde, où les invectives l’emportent nettement sur les arguments. Il s’éloigne par là de l’esprit des Lumières : dans ses Fragments sur la liberté de presse (1775), Condorcet insistait sur la nécessité d’éviter le registre de l’insulte. Hébert, lui, injurie et appelle en permanence à la violence, s’attirant même finalement l’hostilité de Robespierre. Le Journal du Père Duchesne alimente les rumeurs de complots, se félicite de l’action des septembriseurs, réclame fréquemment la guillotine et développe au total la fanatisation. Norbert Elias (La Dynamique de l’Occident) puis Alain Corbin (Le Village des cannibales) ont évoqué cette « violence extrême », qui commence par des mots, et se traduit parfois ensuite par des actes. Du coup, quitte à user du qualificatif « génial », d’aucuns préféreront l’attribuer à Brissot, qui, évitant en général le populisme, cherche à restituer les débats parlementaires dans leur complexité.
Cécile-Anne Sibout
Recension publiée dans Le Temps des médias n° 13, Hiver 2009-2010, p. 221-222.