Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836) (Honoré Champion éditeur, 2003). Recension par Gilles Feyel.
L’historien du journalisme trouvera beaucoup à apprendre et à prendre dans cette thèse de littérature. À la suite du livre de Roland Chollet, Balzac journaliste, le tournant de 1830, et de l’article pionnier de Marc Martin, « Journalistes et gens de lettres (1820-1890) », Marie-Ève Thérenty présente exhaustivement le monde des « romanciers-journalistes » gravitant autour des grandes et petites presses des années 1829-1836 : 1829, date de fondation de la Revue de Paris, première des grandes revues de l’époque à donner autant de place à la fiction littéraire ; 1836, début du roman-feuilleton dans la presse quotidienne. La première partie du livre fait l’état des lieux : mal servis par une librairie en crise, les auteurs — « écrivants » débutants, tout autant qu’écrivains confirmés — s’expriment dans la presse périodique. Dans la deuxième partie, les différents genres d’écriture journalistique sont détaillés, de manière à montrer que le journal joue le rôle d’un laboratoire où les romanciers-journalistes composent des textes à mi-chemin du référentiel (ils sont greffés sur l’actualité, le temps présent) et de la fiction : chroniques, études de mÅ“urs, récits de voyage, fictions et fragments divers, articles de critique. Tous articles réintroduits par la suite dans des Å“uvres romanesques plus ambitieuses La troisième partie présente les effets de ces réinvestissements dans le roman. Comme le récit journalistique, le roman est fondé sur l’actualité (par divers procédés, l’histoire est située dans le temps le plus proche du lecteur), sur une esthétique de la discontinuité (ruptures du récit, digressions et insertions de textes auparavant rédigés pour le journal et à peine réécrits), le tout aboutissant à un effet de mosaïque : comme le journal, le roman serait une « addition de fragments », d’où le titre de l’ouvrage.
La première partie surtout intéresse l’historien du journalisme et des journalistes. Marie-Ève Thérenty y a livré une véritable sociographie de ces hommes de lettres caméléons, tout à la fois journalistes et écrivains. Tous ces gens, inquiets sur leur identité culturelle, sont écartelés entre la sublime image qu’ils se font du poète qui a réussi à imposer son génie, et un champ littéraire dominé par l’argent apporté par la collaboration au journal ou l’écriture de fictions romanesques. Honteux de gagner correctement leur vie par une écriture qui leur paraît quelque peu « alimentaire », ces romanciers-journalistes proposent d’eux-mêmes une image noire symbolisée par le critique Jules Janin, cependant qu’ils répandent le « cliché » du jeune poète mort misérable dans son galetas, faute d’avoir pu réussir. De tels stéréotypes ne sont pas faits pour aider à une meilleure définition de l’identité du journaliste. Nul doute que le journaliste politique ou « publiciste » ne pâtisse d’un tel voisinage. Marie-Ève Thérenty décrit les étapes du cursus honorum, que doit franchir le jeune « écrivant » pour parvenir à la notoriété : après avoir débuté dans les petites feuilles artistiques ou satirico-politiques où il est payé 5 à 10 francs la colonne, le journaliste collabore aux variétés ou au feuilleton des quotidiens politiques où il peut être rémunéré jusqu’à 500 francs par mois. La presse littéraire, de nature diverse, paie bien elle aussi, selon la notoriété des auteurs. Enfin, l’accès aux revues — Revue de Paris, Revue des deux mondes —, est la consécration suprême qui permet au journaliste de se muer en auteur : on y est payé entre 150 et 500 francs la feuille. Marie-Ève Thérenty nous offre ainsi une étude précise de tout ce monde du journalisme littéraire assez mal connu aujourd’hui. En annexe, les journalistes (139) et les journaux (97) sont l’objet de notices plus ou moins étendues et souvent riches de détails. Le livre offre aussi une bibliographie et un index des noms qui rendront certainement bien des services.
Gilles Feyel
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 2, printemps 2004, p. 261-262.