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Ouvrage : María Cruz Seoane, Susana Sueiro, Una historia de El País y del Grupo Prisa. De una aventura incierta a una gran industria cultural (Plaza y Janés, 2004). Recension par Jaume Guillamet.

Il n’était pas facile d’écrire l’histoire du quotidien El País et du groupe multimédia qu’il a construit autour de lui. La proximité temporelle et son influence sur la construction de la démocratie espagnole, mais aussi sa présence permanente dans le débat public d’actualité, font qu’il est un objet d’étude délicat et difficile. C’est une histoire vivante et récente, qui a commencé publiquement le 4 de mai de 1976, il y a exactement 30 ans. María Cruz Seoane – auteur avec María Dolores Sáiz d’une vaste histoire du journalisme en Espagne- et Susana Sueiro – professeur d’histoire contemporaine- ont réussi dans ce défi. Le livre intitulé Una historia de El País y del Grupo Prisa. De una aventura incierta a una gran industria cultural réunit toutes les requêtes d’une lecture accessible au public intéressé dans cette question, ainsi que celles que la communauté des chercheurs pouvait demander.

L’article indéterminé qu’elles utilisent pour le titre de l’ouvrage – Une histoire…- est d’une modestie excessive, parce que les auteurs ont écrit vraiment l’histoire fondamentale d’El País et du groupe Prisa. Les historiennes Seoane et Sueiro établissent avec la précision et le détail nécessaires le processus de constitution de l’entreprise éditoriale, la composition initiale de l’actionnariat et les modifications successives des augmentations de capital et de la concentration de la propriété dans les mains de Jesús de Polanco, comme les moments de crise et de conflits à l’intérieur de la compagnie. Elles expliquent le processus qui conduit à la nomination du premier et jeune directeur, Juan Luis Cebrián (31 ans), son rôle et celui de sa rédaction, l’orientation éditoriale du journal, qui est devenu en quelques mois le plus important d’Espagne à la fin du franquisme et le plus influent dans la rénovation politique et professionnelle du journalisme. Le Livre de Style, le Statut de la Rédaction, l’Ombudsman et l’École de Journalisme sont ainsi des contributions remarquables.

María Cruz Seone et Susana Sueiro analysent avec précision le rôle joué par le journal El País dans le processus singulier de la transition politique espagnole vers la démocratie, ses relations avec les gouvernements successifs, avec les partis politiques et face aux situations de crise, en particulier le coup d’état manqué du 23 février 1981. Sur ce point, l’intérêt de la communauté des chercheurs est en coïncidence avec celui du public, qui trouve dans ce livre l’explication des problèmes et de la prééminence politique que le quotidien de Madrid a eu depuis sa première édition.

La protohistoire du journal montre à l’origine une modération plus forte de l’orientation politique que celle qu’on a pu croire plus tard et explique les conflits internes des premiers années. Des cinq fondateurs de la société le 18 janvier 1972, seuls José Ortega Spottorno – premier président du conseil d’administration et président d’honneur, mort en 2002- et le journaliste Carlos Mendo – premier candidat à la direction- continuent à appartenir au journal. Darío Valcarcel, premier sous-directeur, part au journal monarchiste Abc et a dans ses pages une position d’hostilité envers El País. Les deux autres sont relevés de leurs fonctions au conseil d’administration en 1989.

L’initiative de la fondation du journal venait des volontés réformatrices de l’intérieur du franquisme, avec des personnalités comme Manuel Fraga Iribarne et José María de Areilza, profil qui était aussi celui des premiers directeurs. Cela explique que le gouvernement avait donné l’autorisation de publier El País, deux mois avant la mort de Franco, à la différence du quotidien en catalan Avui de Barcelone, qui ne sera autorisé que par le premier gouvernement du roi.

Le tandem formé par Jesús de Polanco et Juan Luis Cebrián, comme conseilleur délégué et directeur, donne au journal une position plus indépendante et plus avancée, avec la reconnaissance pour le directeur d’une grande autonomie. La préférence donnée par les fondateurs à Areilza – ministre des Affaires Étrangers du premier gouvernement du roi, avec Fraga menant une action répressive comme ministre de l’Intérieur- et le soutien de la rédaction au parti socialiste coïncident pour donner à El País une attitude très réticente et critique envers Adolfo Suárez, devenu de façon imprévue président du second gouvernement de la monarchie et conducteur de la réforme politique de la transition.

Le journal soutint les socialistes dans les élections décisives de l’automne de 1982, mais se montre bientôt critique envers le gouvernement de Felipe González. Notamment dans les questions relatives à l’ordre public et à la lutte contre le terrorisme de l’ETA, le domaine ministériel ou les problèmes et scandales grandissent jusqu’à des limites peu imaginables. Les auteurs analysent avec détail les accusations d’être devenu un journal gouvernemental portées contre El Pais par le journal monarchiste Abc et, plus tard, par le nouveau quotidien El Mundo. Ce dernier a une capacité d’influence auprès d’un public jeune, démocrate et à gauche, ce qui n’empêche pas la consolidation du journal de Prisa comme le premier en Espagne par la diffusion, les résultats et l’audience.

Les débats et des conflits journalistiques des vingt premières années du journal sont principalement liées aux relations presse-pouvoir, avec en toile de fond la lutte pour l’hégémonie du marché de l’information et la capacité d’adaptation du journalisme espagnol à une liberté de presse et à une libre concurrence depuis un demi-siècle sans précédents. Depuis 1996, la victoire électorale du Parti Populaire de José María Aznar fait que la relation s’est inversée. El País, sous la direction de Jesús Ceberio, son troisième directeur (Cebrián est devenu le conseilleur délégué de Prisa en 1988 ; Joaquín Estefanía lui a succédé jusqu’en 1993) devient, selon les auteurs, un journal d’opposition. Il change aussi le scénario de l’effacement politique et journalistique qui ne conduit pas à un déclin, mais, au contraire, qui le rend encore plus fort.

Le livre présente une vision complète de la croissance et de l’expansion de Prisa vers d’autres activités dans le domaine de l’industrie de la communication. Au début, les déboires de l’hebdomadaire El Globo et de la station Radio El País ; plus tard, l’achat de Cadena Ser, la chaîne qui est à la tête de la radio en Espagne, les quotidiens As, sportif, et Cinco Días, économique, et la participation à la création du Canal Plus Espagne dans le domaine de la télévision privée. Sans oublier beaucoup d’autres publications et activités et l’expansion internationale en Amérique et en Europe, avec des actions significatives comme une prise de participation dans la société éditrice du Monde. L’intégration, encore, du groupe éditorial Santillana, appartenant au même Polanco, a fait que Prisa, au bout de trente années, est considéré comme « un géant, au niveau espagnol au moins, dans les domaines de la communication, des loisirs et de la culture ».

Les auteurs analysent de façon précise les tentatives du gouvernement Aznar et de ses alliés, surtout le quotidien El Mundo du journaliste Pedro J. Ramírez, de mettre un frein à cette puissance, en s’opposant à des opérations économiques et en allant, dans le cas de la « guerre digitale », jusqu’à des actions judiciaires. Le rôle des stations radio de la Ser, la première chaîne en audience, est ici au centre du conflit, au même niveau qu’El País. C’est le cas, surtout, au moment des élections générales du 14 mars 2004, avec de la dénonciation de la gestion gouvernementale, de la participation espagnole à la guerre en Irak et l’insistance sur la responsabilité de l’ETA après les terribles attaques du 11 mars, malgré des enquêtes policières qui signalaient déjà l’essor du terrorisme islamique. Le livre ayant été terminé en 2003, les auteurs dédient un épilogue de dernière heure à cet épisode, qui se finit avec la victoire imprévue du socialiste José Luis Rodríguez Zapatero face au nouveau candidat du Parti Populaire, Mariano Rajoy.

María Cruz Seoane et Susana Sueiro ont écrit cette première histoire du quotidien El País et du groupe Prisa dans un style de chronique. Cela leur permet une narration agile, mais cela les a aussi libérées d’un langage historique plus formel qui ne semblerait pas le meilleur sur un sujet d’étude si proche dans l’espace et le temps. La sympathie des auteurs pour le journal et le groupe qui est l’objet de leur travail est évidente, mais cela ne nuit pas à leur crédibilité.

La consultation des actes du conseil d’administration, de la réunion des fondateurs, des conseils d’actionnaires et d’autres documents d’entreprise, des entretiens personnels, des enregistrements d’interviews réalisées pour un ouvrage antérieur et l’étude de la collection et des annuaires du journal entre mai 1976 et mars 2004, ainsi que le vaste répertoire bibliographique présenté a la fin, donnent à cet ouvrage une bonne solidité.

Jaume Guillamet

Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 6, printemps 2006, p. 233-235.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/Ouvrage-Maria-Cruz-Seoane-Susana.html

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