Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Guillaume Pinson, Fiction du monde. De la presse mondaine à Marcel Proust (Presses de l’université de Montréal, 2008). Recension par Gilles Feyel.
Comme nous le soulignions dans les deux premiers numéros de cette revue, l’historien a beaucoup à gagner à lire les travaux de ses collègues littéraires sur la presse du xixe siècle. Dans ce livre clair, court et bien écrit, sans abus du « beau langage » parfois un peu trop employé par certains de ses collègues, Guillaume Pinson, jeune professeur au Département des littératures de l’Université Laval de Québec, présente le contenu d’une quarantaine de titres de la presse mondaine, essentiellement parisienne entre 1880 et 1914 – « Journal et mondanité » – puis en effet-miroir, « spéculaire », la « Fiction du monde », c’est-à -dire une fine analyse des romans mondains. D’où le titre de l’ouvrage, pas forcément clair au premier abord : l’univers clos de la mondanité parisienne, les journaux mondains ou les rubriques mondaines des grands quotidiens, les romans mondains, y compris A la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, sont des représentations du réel, où il faut se garder de découvrir un peu trop rapidement, comme l’ont parfois fait historiens et littéraires, un témoignage réaliste sur la vie mondaine de l’époque. Il s’agit de « fiction », au sens du latin fictio, la feinte de celui qui façonne, donne une forme au discours : un masque, un mensonge, des réalités dissimulées.
Guillaume Pinson a beaucoup lu, des littéraires bien sûr, mais aussi des historiens, des sociologues, des sémiologues… Il les convoque, parfois un peu rapidement – Norbert Elias et Jürgen Habermas, Marc Fumaroli et Roger Chartier, Maurice Mouillaud et Marc Angenot – pour monter sa problématique. Sans oublier les travaux de Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant à la suite desquels il situe sa propre recherche, sans oublier enfin les historiens de la culture, du livre ou de la presse, Dominique Kalifa, Jean-Yves Mollier, Christian Delporte et Marc Martin ; il a oublié de ce dernier Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Paris, Audibert, 2005.
Comme tous les journaux, les journaux mondains sont des objets « sous tension » pour reprendre une expression de M. Mouillaud. Comment la parole « muette » de l’écrit imprimé, comment la distance imposée par la médiation du journal peuvent-elles représenter « comme si on y était », la proximité bavarde des conversations de salons et de la vie mondaine ? Comment ce vieux monde clos et voilé de la mondanité est-il dévoilé par et dans une presse qui s’adresse à des publics de plus en plus larges, alors que l’on passe d’une culture de classe à une culture de masse ? Autre tension du journal, sa présentation mosaïque, l’éparpillement de ses rubriques participant à une « poétique du désordre ». Des rubriques présentées au chapitre II : le carnet mondain, une rubrique permanente, transcendant l’actualité, et où reviennent de manière cyclique, saisonnière, les mêmes micro-événements, infiniment répétés ; tel ou tel événement plus important, dépendant de l’actualité la plus immédiate, mais toujours raconté de même manière, dans une certaine intemporalité ; la visite mondaine, un genre illustré par les articles de Marcel Proust sur divers salons, articles dont on nous dit fort à propos qu’il faut les considérer tels qu’ils sont – des articles insérés dans la mosaïque bien particulière d’une demi-douzaine de journaux ou de revues et respectant leur ton si ce n’est leur philosophie – et non comme les prolégomènes de La Recherche. Enfin la chronique, illustrée par les articles de Jean Lorrain et Jules Clarétie. Dans tout cela, l’auteur donne de nombreux exemples tirés de l’analyse d’un corpus qui réunit, outre Le Figaro, Le Gaulois, Le Journal et Gil Blas (et non « le Gil Blas », comme il s’obstine à le nommer), une quinzaine de « magazines » mondains, cinq journaux de mode, treize titres de sport et de villégiature, quatre journaux de théâtre, quelques « illustrés divers », dont L’Illustration et La Vie illustrée. Pour les plus grands titres, deux ou trois années témoins ont été travaillées – on ne nous dit pas de quelle manière –, les autres ayant été l’objet de sondages. Les trois chapitres suivants présentent une série de réflexions, illustrées de courtes citations ou d’extraits un peu plus longs sur les vedettes de la mondanité et l’anonymat de femmes cantonnées dans la mode et les chiffons, la saisonnalité de la vie mondaine – l’hiver et le printemps des salons et des bals parisiens, l’été des villégiatures, l’automne des chasses au château –, enfin une « esthétique du minuscule », à laquelle participent les nouvelles – une genre littéraire parvenu alors à son apogée –, rumeurs, anecdotes et autres « micro-récits ». On notera ici une excellente remarque de Bruno Montfort, faite sienne par l’auteur : la nouvelle est brève, parce qu’à l’origine elle a été calibrée, conçue pour être d’abord imprimée dans le journal, d’où toute une série d’influences sur la forme et le contenu de ce genre tout à la fois journalistique et littéraire. En conclusion de cette première partie, il apparaît bien que le journal est un texte sous tension : tension entre un carnet mondain, sorte de rite, éternel retour « anachronique » de micro-informations sur le monde clos et resserré des « hautes classes » du spectre social, et les rumeurs et anecdotes ouvertes à l’événement, à l’instabilité, à la fiction, à la sociabilité spectaculaire des théâtres, caf’ conc’ et villégiatures ; tension des deux régimes discursifs de l’élitisme de l’entre-soi perdurant des origines de la mondanité, et de l’avènement de nouveaux liens plus diffus et plus lâches, d’une « transsocialité » ouverte à l’« inorigine » d’une nouvelle parole commune.
L’historien des médias lira avec intérêt la seconde partie du livre, traitant du roman, un genre indépendant des codes de l’éloquence, ne provenant pas de la tradition orale et n’y conduisant pas davantage. Alors que le journal est « plat » en lui-même dans la juxtaposition des informations et le morcellement de l’espace textuel, le roman prétend à la profondeur, proposant l’« en dessous » de la représentation du journal, par le resserrement de l’attention sur une communauté restreinte de personnages. Ce texte « muet » est une histoire métaphorique du triomphe de la médiatisation et de la fin concomitante de la mondanité. Les romans psychologiques et mondains de Paul Bourget, Abel Hermant, Paul Hervieu présentent l’illusion d’un monde clos ; ce monde est très divers, « mosaïque » ; la mondanité s’y heurte à l’anonymat moderne, à la foule, au néant suggéré de la civilisation démocratique. Bourget dénonce « la multiplicité des livres et des journaux » qui « ébranle les âmes ». Le septième chapitre – « Journal du roman, roman du journal : vers le décloisonnement » – analyse la mise en abyme du journal dans le roman. Le journal y est très fréquent, présent dans le cadre de vie des personnages bien sûr, mais aussi contaminant la forme même de l’écriture romanesque – par exemple la forme du carnet mondain, le fait divers, le « dit-on » des rumeurs, etc. Comme le journal est dans le roman, le roman est dans le journal, par le roman-feuilleton qui est selon nous, non seulement un genre littéraire mais aussi un « genre journalistique » à part entière (voir G. Feyel, La presse en France des origines à 1944, 2e éd., Paris, Ellipses, 2007, p.113). Guillaume Pinson montre avec plusieurs exemples – les romans de Gyp, ceux de Paul-Jean Toulet –, que leur texte paraît étroitement lié à leur contexte journalistique ; c’est un texte poreux, sensible à l’ambiance du journal. Le ton et l’atmosphère des trois romans de Toulet sont en harmonie avec La Vie parisienne, où ils ont été d’abord publiés. Alors que les romans de Gyp donnent du texte à lire et à jeter après lecture, ceux de Toulet sont travaillés par une distance à soi qui en fait de vraies Å“uvres littéraires et durables. Avec le roman « picaresque » sont présentés quelques personnages de journalistes s’efforçant de se faire un nom dans la mondanité : l’écrivain raté et journaliste besogneux du Luxe des autres de Paul Bourget, la réussite flamboyante et cynique de Bel Ami de Maupassant, alors que se dissout le monde ancien des sociabilités mondaines. Dans le dernier chapitre – « Sortir du monde » –, les personnages fréquentent la mondanité en étranger – Jean-Christophe de Romain Rolland –, s’en retirent – la série des Claudine de Colette et Willy –, ou voisinent en marge comme Célestine, la pseudo-narratrice du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. Rédigé par un romancier-journaliste, ce dernier roman est dans sa forme une suite de chroniques auparavant publiées dans des journaux, à peine remises en forme, d’où un roman-journal, un patchwork empruntant au périodique sa mise en scène du réel : un monde lui-même éclaté. Après les romans « paysagistes » de Jean Lorrain, l’auteur clôt sa réflexion sur A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. La réalité de l’espace mondain proustien est mouvante, perçue indirectement par ce qui en est dit, par les multiples et contradictoires signaux qu’elle envoie. Dans cette représentation diffractée de l’espace, le journal joue un rôle fondamental, et Proust de chanter l’efficacité de ce « pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, et reste le même pour chacun tout en pénétrant à la fois, innombrable, dans toutes les maisons » (p. 329). Selon Pinson, « chez Marcel Proust, la fusion de l’horizon journalistique dans la matière romanesque est l’origine de la fiction du monde ».
Curieusement, le livre est clôturé par une fausse conclusion – « Le Führer reçoit » –, où la réflexion veut s’élargir en analysant une reportage photo sur Hitler et son « chalet » de Berchtesgaden, dans un magazine anglais de novembre 1938. Si en soi, ses considérations sont intéressantes, elles sont mal reliées au livre.
Avant d’achever cette recension, notons deux ou trois détails intéressants : le mot « magazine », comme nous l’avions indiqué dans un article référencé par l’auteur, est bien « nationalisé » français dans les premières années du xxe siècle (voir les citations pp. 292, 322) ; l’envoi postal des magazines de grands formats en province, roulés dans des « tubes en carton » (p. 292) ; le journaliste Le Prieux, stéréotype de l’écrivain raté et besogneux, condamné aux travaux forcés du journal pour assumer le train de vie mondain de son épouse, parvenant à rédiger 60 articles par mois, soit 720 par an (p. 271).
Deux ou trois erreurs de détail : p. 41, note 70, à propos du Matin en 1902, il ne s’agit pas d’image (les dessins au trait sont présents depuis les années 1880 au moins dans les quotidiens parisiens), mais de photographie (voir G. Feyel, op. cit., p. 126) ; p. 67, le terme de photogravure est mal employé et il existe un contresens à propos de la similigravure, procédé « tramé » de reproduction de la photographie, toujours en vigueur dans la presse aujourd’hui, confondu avec la retouche dessinée de la photographie, ou avec le dessin photographié (voir ibid., p. 93-94) – toutes ces images de Je sais tout sont des similigravures, fabriquées dans des ateliers de photogravure ; les journaux de mode, nous dit-on, revendiquant « une saine mission auprès de Madame, sont dépourvus de tout feuilleton », tout en mentionnant en exemple L’Art et la mode, Le Petit Écho de la mode (p. 256) ; erreur pour ce second titre, riche de romans-feuilletons, présentés en pages détachables dès 1885 ; il s’agit bien de presse mondaine pour L’Art et la mode, mais ce n’est pas le cas du Petit Écho de la mode, destiné à un lectorat socialement beaucoup plus large.
Gilles Feyel
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 11, hiver 2008-2009, p. 255-258.