Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Gilles Feyel, La Presse en France des origines à 1944. Histoire politique et matérielle (Ellipses, réédition 2007). Recension par Claire Blandin.
L’objectif de cet ouvrage est de mettre en perspective les grandes étapes de l’évolution des feuilles imprimées de l’Ancien Régime à la grande presse d’information des années 1930. Au cours de cette période, la presse a changé à la fois dans sa forme et dans son contenu. L’auteur revendique les termes d’évolution matérielle et politique de la presse, présents dans le sous-titre de l’ouvrage, car il étudie à la fois l’élargissement du lectorat, le rôle politique de la presse, l’innovation technique et les contraintes économiques qui pèsent sur les journaux. La presse périodique est née en France parce que le pouvoir politique avait besoin de justifier son action. Tous les gouvernements demandent ensuite aux journaux d’expliquer leur politique. Le commentaire et le jugement politique entrent dans la presse avec la Révolution. Le quatrième pouvoir revendique à partir de là le droit à la critique ; ce sera l’objet des luttes jusqu’en 1881. Au xixe siècle, les innovations techniques et l’industrialisation servent l’essor de la presse, devenue médias de masse. Les distances diminuent avec le développement des télécommunications ; les tirages deviennent plus rapides avec la mécanisation, la vitesse de diffusion du journal augmente également. Mais le journal est un produit qui coûte de plus en plus cher pour les entrepreneurs ; c’est ce qui conduit à l’introduction massive de la publicité, à la constitution des grandes entreprises de presse au xixe siècle, puis des groupes au siècle suivant.
Examinant les origines allemandes de la presse en Europe, l’ouvrage, dans une démarche historique rigoureuse, met en avant la pluralité des facteurs qui ont permis le développement des journaux. Il a en effet fallu la combinaison du développement démographique, de l’évolution des systèmes politiques vers la démocratie et des progrès technologiques pour que les journaux émergent au xviie siècle. Les ateliers d’imprimerie, qui s’étaient développés dans les pays germaniques dès le xve siècle, fabriquaient à la fois des livres ambitieux et chers, comme la Bible, et de petits ouvrages rapidement imprimés et vendus, des « occasionnels » ; mais il faut bien attendre la demande sociale du xviie siècle pour que les périodiques se développent.
En France, la presse d’information ne propose qu’une célébration du pouvoir en place. La monarchie d’Ancien régime a créé un Etat fort et centralisé ; le royaume et la nation sont identifiés au roi, et l’expression indépendante ne peut exister dans ces conditions. Au cours du xviiie siècle, l’analyse et le commentaire se réfugient dans le journalisme scientifique et littéraire : savants et gens de lettres deviennent les guides d’une opinion de plus en plus autonome et critique. Ce sont les créations du libraire Panckoucke qui diffusent à partir de 1770 un nouveau journalisme de réflexion politique. La période révolutionnaire provoque ensuite une rupture profonde dans l’histoire de la presse : l’auteur souligne qu’on la mesure bien sûr au nombre de titres mais aussi à l’évolution de la périodicité, du style et du contenu des journaux. Les journalistes endossent alors leur activité de médiation entre l’actualité et leur public.
Le xixe siècle constitue le cœur de l’ouvrage ; il est analysé dans cinq grands chapitres organisés chronologiquement et thématiquement. Ainsi, si Gilles Feyel souligne en quoi la presse est pour Napoléon un moyen de propagande et de gouvernement, il ne manque pas d’expliquer l’évolution de la fabrication des quotidiens parisiens au cours de la période. Situant un âge d’or de la presse entre la fin de l’Empire et la Première Guerre mondiale, l’ouvrage montre que c’est l’extension de la lecture à toutes les classes populaires qui transforme progressivement les journaux en médias de masse. L’essor de la presse s’inscrit dans la somme des progrès de l’époque : marche vers la démocratie, développement économique et surtout technologique de l’Europe. Jusqu’en 1881, les différents régimes contrôlent les journaux et limitent leur liberté d’expression ; les opposants politiques combattent pour la liberté de la presse. Œuvre d’une République installée, la grande loi libérale de 1881 met fin aux contraintes financières et politiques qui pesaient sur les journaux. Mais c’est bien l’histoire des techniques qui, plus que l’histoire politique, fournit à l’auteur les bornes chronologiques les plus fiables : le siècle est ainsi découpé entre les trois phases de l’industrialisation des imprimeries de presse. L’ouvrage propose de nombreux tableaux très clairs sur l’évolution technique des presses et leurs performances. Le chapitre suivant s’attarde sur le contenu des journaux. Il faut dire que les censures politiques du Second Empire, obligeant les journalistes à suggérer entre les lignes un jugement politique qu’il ne peuvent formuler clairement, fonde un style spécifique de la presse française, de remarquable tenue littéraire.
C’est ensuite l’accession des masses populaires à la lecture quotidienne des journaux, qui, au temps de l’industrialisation des procédés d’impression et du développement des télécommunications, transforme profondément la presse et le journalisme. La profession de journaliste prend son autonomie et le magazine moderne apparaît. C’est aussi pendant la Belle Epoque que les grands quotidiens régionaux à multiples éditions apparaissent. La Grande Guerre intervient comme une rupture violente dans ce ciel serein. Elle provoque immédiatement la disparition de nombreux titres, mais détourne surtout durablement le lectorat des journaux. La presse française, entre censure et propagande, perd en effet dans les années de guerre la confiance de ses lecteurs. C’est encore dans cette ambiance marquée par le désarroi et le scepticisme que le pays aborde la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage s’achève sur ce conflit, qui ouvre une nouvelle ère de l’histoire des médias.
Publié dans la collection « Infocom » d’Ellipses, le manuel de Gilles Feyel est en effet un outil idéal pour les étudiants de sciences de l’information et de la communication. Les historiens cependant y trouveront leurs repères, et leur miel pour tout ce qu’apporte l’auteur sur la presse d’Ancien régime sur laquelle il existe par ailleurs peu de bonnes synthèses. L’étude du xixe siècle est également très complète, et apporte, par exemple, un contrepoint intéressant au livre de Christophe Charle, Le Siècle de la presse.
Claire Blandin
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 12, printemps-été 2009, p. 241-243.