Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Christophe Deleu, Les Anonymes à la radio, usages, fonctions et portée de leur parole (INA/ de Boeck, 2006). Recension par Aurélie Aubert.
L’ouvrage de Christophe Deleu sur la parole des anonymes à la radio a le grand mérite de consacrer une étude approfondie à un média encore trop peu analysé en France. Par ailleurs, il centre son sujet sur l’un des apports fondamentaux de ce média : celui de la parole des auditeurs-anonymes qui appellent pour se raconter ou participer par leur opinion ou leur expérience aux programmes radiophoniques. Pour son analyse, l’auteur s’est fondé sur l’écoute de huit émissions phares de ces dernières années et sur des entretiens avec des journalistes pionniers dans leur réalisation. Si l’ouvrage prend comme corpus d’étude des émissions de radio récentes (l’analyse a été effectuée essentiellement à la fin des années 1990), il débute néanmoins par un chapitre historique complet « la parole des gens dans l’histoire de la radio » qui retrace avec précision le parcours de l’auditeur dans l’élaboration des programmes, du rôle des « sans filistes » dans les années 1920 à celui de l’auditeur interlocuteur introduit par Europe n°1 dans les années 1960, jusqu’à l’apparition des radios libres. Il souligne ainsi que la parole des anonymes a été pendant très longtemps - et l’est encore aujourd’hui dans une certaine mesure - extrêmement encadrée.
L’auteur distingue « la parole forum », « la parole divan » et « la parole documentaire » correspondant chacune à des programmes spécifiques qui suscitent chez l’auditeur des confidences ou des réactions qui vont nourrir de manière plurielle les contenus des programmes et donner une couleur particulière à la chaîne sur laquelle ils s’expriment. Chacune de ces « paroles » est analysée selon le même dispositif : fonction de celui qui donne la parole, statut de celui à qui on donne la parole et étude de la représentation de l’auditoire.
À la question de savoir si la « parole forum » (celle des auditeurs d’émissions consacrées à l’actualité) peut élargir l’espace démocratique, l’auteur souligne avec nuance la rationalité de la « doxa radiophonique » toujours sous-tendue par une logique médiatique qui s’oppose le plus souvent à une logique citoyenne. Cette logique médiatique est, par exemple, incarnée par l’absence de droit de suite de l’auditeur dans certaines émissions (ainsi, Radio Com c’est vous sur France Inter, aujourd’hui rebaptisée Interactive) qui ne permet pas à ce dernier de demander des comptes au journaliste ou à l’intervenant si sa question n’a pas été comprise.
Les conclusions autour de la notion de « parole divan » (un auditeur appelle pour parler de ses problèmes), étudiée grâce à deux émissions diamétralement opposées : Lovin Fun et Allo Macha, soulignent l’utilité sociale de ce type de programmes vus par ceux qui militent en leur faveur comme remplissant « la mission d’éduquer en facilitant l’apprentissage des connaissances » (p.126).
Enfin, la « parole documentaire » reste essentiellement, selon l’auteur, tiraillée entre logique d’audience et logique citoyenne car « chaque radio (…) met en place des dispositifs d’octroi de la parole des anonymes sous forme documentaire correspondant à ses objectifs en terme d’audience » (p.208). Dans les trois types de prise de parole, la radio tente à la fois d’ouvrir l’espace démocratique, mais cherche aussi à canaliser une parole qu’elle ne peut contrôler : la construction identitaire des auditeurs oscille entre ces deux écueils et n’est donc qu’a demie achevée.
Cet ouvrage, intelligemment adapté d’une thèse de doctorat remarquée par le prix de la recherche de l’Inathèque, se penche avec précision sur les dispositifs de plusieurs émissions qui, pour la plupart d’entre elles, marquent ou ont marqué des générations d’auditeurs (que ce soit Lovin Fun pour les adolescents des années 1990 ou Là bas si j’y suis de Daniel Mermet pour un public de gauche militant). Il apporte en cela des éléments de compréhension pertinents sur ces dispositifs radiophoniques. La rigueur de l’analyse et les détails des exemples en font un ouvrage de travail nécessaire pour les chercheurs travaillant sur la radio ou sur la parole anonyme en général qui se déploie aujourd’hui sur tous les types de supports et révolutionne l’économie médiatique. Mais c’est sur ce dernier point que l’ouvrage de Christophe Deleu déçoit quelque peu car, si, comme son sous-titre l’indique, il analyse très bien l’usage et la fonction de cette parole des anonymes, on ne voit pas toujours bien les conclusions qu’il en tire quant à sa portée, notamment dans les évolutions actuelles des médias, tant d’un point de vue sociologique qu’économique : sa conclusion générale trop courte, laisse le lecteur en quête de mise en perspective, un peu sur sa faim.
On notera cependant la clarté du propos, de la démonstration, et le foisonnement des exemples ainsi que la partie historique très bien faite de l’ouvrage qui ouvre la voie à d’autres recherches sur la question, encore trop peu explorée.
Aurélie Aubert
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 9, hiver 2007-2008, p. 238-239.