Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Bernard Lahire, La Culture des individus, dissonances culturelles et distinction de soi (La Découverte, 2004). Recension par Yannick Dehée.
Voici un travail sociologique qui devrait retenir l’attention de tous les historiens des médias et du fait culturel, car il corrige nombre d’idées reçues. Contrairement à ce qu’on a pu laisser penser à sa sortie, l’ouvrage ne réfute pas en bloc les théories du Pierre Bourdieu de La Distinction, mais il les nuance fortement en s’appuyant sur d’amples études de « terrain ». Est ainsi battue en brèche l’intuition commune à beaucoup de chercheurs d’une cohérence générale des comportements individuels : les « lettrés » auraient des consommations culturelles « légitimes » tandis que le « populaire » se contenterait de productions industrielles plus ou moins abrutissantes. Les spécialistes de la télévision savent déjà qu’il n’en est rien : si l’audience des émissions et chaînes culturelles est faible, leur composition reflète celle de la société, ni plus ni moins. S’il y a en nombre plus d’employés devant TF1 qu’Arte, c’est également le cas pour les professions intellectuelles. La thèse majeure de l’ouvrage est donc que « la frontière entre la légitimité culturelle (la « haute culture ») et l’illégitimité culturelle (la « sous-culture », le « simple divertissement ») ne sépare pas seulement les classes, mais partage les différentes pratiques et préférences culturelles des mêmes individus, dans toutes les classes de la société ». Il ne s’agit pas pour autant de dire que tous naviguent de la même façon entre « haute culture » et « sous-culture », car bien des facteurs (dont la classe sociale, le parcours individuel, la sociabilité familiale et amicale) façonnent les profils culturels de chacun. Mais de reconnaître que les individus ne sont pas, ou rarement, monolithiques dans leurs consommations médiatiques notamment : il faut les replacer dans le réseau concret de leurs liens d’interdépendance pour comprendre ce « zapping » qui les caractérise souvent. Les chiffres des enquêtes récentes sur les pratiques culturelles des français confirment ainsi que l’écart entre groupes sociaux auxquels on attribue des pratiques de consommation culturelle rigoureusement opposées (par exemple : fréquentation de l’opéra ou non) est parfois de l’ordre de seulement 10 points. En clair, une minorité de chaque groupe « consomme » la haute culture, seule la proportion change d’un groupe à l’autre. Dans les commentaires sociologiques, cet écart certes significatif devient une opposition absolue entre employés et cadres supérieurs, qui masque une vraie communauté, à savoir qu’une majorité des deux groupes fuit l’opéra. C’est ici que la tendance bourdivine à consacrer des idéaux-types sociaux (tel les fameux détenteurs du capital culturel) est battue en brèche : plus on descend dans les chiffres, moins on trouve de groupes sociaux homogènes et cohérents. L’auteur enfonce le clou : « il suffit en effet de relire les données statistiques (en fait rarement lues par les commentateurs, même les plus « savants », qui privilégient la lecture des interprétations et délaissent la lecture fastidieuse des tableaux de données) publiées dans La Distinction pour se rendre compte de la tendance de Pierre Bourdieu à forcer le trait des différences et à faire passer de l’ordre des différences relatives (et parfois très relatives) entre groupes objectivées dans les tableaux de tris croisés à l’ordre des oppositions symboliques et culturelles tranchées et sans nuance propre au commentaire théorique. »
L’auteur consacre de très larges développements méthodologiques à la construction de son modèle, ce qui permet d’appréhender les limites concrètes du petit jeu consistant à « classer » les pratiques culturelles dans chaque domaine. Les professionnels de chaque secteur concerné auront beau jeu de pointer les limites de chaque classement : qui décide que Capital est une émission « légitime » au même titre que Le Cercle de minuit ? Qui décide ce qu’est un film « légitime » par opposition à un film de divertissement ? En quoi L’Esquive serait-il moins populaire que Les Choristes ? Il faudrait certes distinguer l’intention des producteurs culturels et la réception par les divers publics. Par exemple, la présence d’une chaîne privée dans le tour de table d’un film conditionne sans doute une partie de son casting, de sa promotion et de sa réception, alors que celle d’Arte aura un effet inverse. Pourtant, il arrive que ces pronostics soient déjoués et l’on voit dans les enquêtes sur la culture cinématographique des Français que les listes de films préférés sont rarement de « purs » échantillons d’une seule catégorie. De même certains éditeurs pourront s’offusquer de voir les livres d’histoire exclus des genres littéraires les plus légitimes quand les romans récents, fussent-ils médiocres, bénéficient en bloc du label valorisant de « littérature contemporaine ».
Il reste que la tentative de Bernard Lahire d’offrir une grille d’analyse homogène de l’ensemble des pratiques culturelles a le grand mérite d’exister, et de refléter un travail de grande ampleur conduit dans la durée. Loin de s’en tenir aux chiffres disponibles, l’auteur s’est livré avec le concours d’une équipe à plusieurs centaines d’entretiens qualitatifs permettant de cerner au mieux comment, par exemple, une enseignante de lettres classiques « consomme » de la télévision « populaire » ou comment un chef d’entreprise d’origine modeste reste éloigné des pratiques les plus légitimes auxquelles son aisance matérielle et ses fréquentations devraient l’inciter.
L’auteur a de surcroît construit des modèles statistiques de profils culturels « dissonants » (c’est-à -dire mélangeant pratiques légitimes et peu légitimes) ou consonants et mesuré leur probabilité dans les différents groupes sociaux. Ces modèles permettent d’identifier des exceptions qui contredisent l’hypothèse générale de pratiques hétérogènes : ainsi, l’écoute fréquente d’une musique très légitime rend peu probable la combinaison avec des goûts peu légitimes dans d’autres domaines. Mais ce genre d’exception, si commode pour l’analyse, reste rare.
On pourra, au choix, saluer ou regretter la volonté d’éviter tout classement de type « socio-styles » qu’affectionne la presse magazine. La rigueur scientifique y gagne sans doute ce que le marketing des médias y perd (pas de recette miracle ici pour toucher tel ou tel public spécifique !) Mais l’auteur semble parfois raffiner l’analyse à l’infini. Il a certes raison de consacrer de longs chapitres à l’importance de la mobilité sociale, des influences familiales et amicales, et surtout au temps particulier de l’adolescence, qui mélange plus que tout autre les pratiques légitimes et illégitimes. Reste qu’il laissera aussi certains sur un sentiment de désarroi méthodologique : une fois déconstruites nos commodes idées reçues, il nous reste encore à concevoir de nouveaux outils pour faire avancer l’histoire balbutiante des publics.
Yannick Dehée
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 4, printemps 2005, p. 282-284.