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01 - Interdits. Tabous, transgressions, censures

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Patrick Eveno

Les médias sont-ils sexués ? Éléments pour une gender history des médias français

Le Temps des médias n°1, automne 2003, p.162-173.

L’analyse des médias doit être confrontée aux apports de la gender history américaine. Il apparaît certain que les hommes dominent la production de l’information et la fabrication des médias. Pourtant les femmes sont d’importantes consommatrices de médias, aussi bien écrits qu’audiovisuels. C’est pour comprendre cette apparente contradiction qu’il faut faire un retour sur l’histoire de la presse et sur la place des femmes dans la publicité. englishflag

Il ne s'agit pas de refaire ici une énième étude de l'image de « la femme » dans les médias, ou de tenir un discours sur la nécessaire féminisation du journalisme et des noms de métier, ou encore sur l'exploitation du corps des femmes par la publicité, sur l'aliénation des femmes par les médias, sur les inégalités de traitement médiatique entre les femmes et les hommes, parce que tous ces sujets, qui méritent d'amples développements, font l'objet de recherches, qui doivent être prolongées [1]. En revanche, il s'agit de réfléchir sur l'identité sexuelle des médias et sur les pistes qui pourraient éclairer de futurs chercheuses et chercheurs. L'idée de départ de cette réflexion provient d'une constatation : dans la vie quotidienne réelle, les femmes et les hommes ne lisent pas les journaux, ne regardent pas la télévision, n'écoutent pas la radio de la même manière [2]. Si cet article pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses, c'est parce que les recherches en la matière sont encore peu avancées, mais surtout parce que nous avons ici affaire à un phénomène d'une très grande complexité, qui met en jeu à la fois la fabrication des médias et leur réception par le public. Un certain nombre de remarques peuvent apparaître pointillistes, mais elles visent à Ã©clairer la problématique générale de l'exposé qui, plus simplement, tourne autour de deux questions centrales, ici envisagées sous l'angle de l'identité sexuelle : qui fait les médias ? pour qui sont faits les médias ?

Les hommes font les médias

Un premier constat s'impose : dès l'origine de la presse et depuis trois siècles, ce sont des hommes qui ont conçu, dirigé et rédigé les médias et l'information. Ainsi, en consultant les index de quelques ouvrages de référence sur les médias, j'ai noté que Marc Martin dans Médias et journalistes de la République ne citait que 35 femmes sur 880 noms (4%), tandis que Christian Delporte dans Les journalistes en France, 1880-1950, ne mentionnait que 18 femmes sur 920 personnes citées (2%), cette plus faible proportion s'expliquant par le fait que Christian Delporte arrête son étude en 1950. La cause est entendue, les femmes n'occupent qu'une faible place dans les médias.

De nos jours, l'index du Média Sig, qui recense 7 000 noms des médias et de la communication, comprend seulement un tiers de femmes pour deux tiers d'hommes. L'examen des personnes mentionnées dans quelques entreprises montre que la haute hiérarchie est majoritairement occupée par les hommes ; par exemple on recense deux femmes pour 18 hommes à la direction générale de TF1 (10%), deux femmes pour 14 hommes à celle de France Télévisions (12,5%), et encore 2 femmes, mais pour 22 hommes à celle de l'AFP (8%). Dans la presse quotidienne, le phénomène semble le même : 3 femmes pour 37 hommes au staff du Figaro (7,5%), 8 femmes pour 41 hommes au Monde (16%), le plus féminisé des quotidiens étant Libération avec 9 femmes pour 25 hommes (26%). Toutefois, à l'échelon inférieur, les femmes deviennent proportionnellement plus nombreuses, avec 30 à 40% de l'effectif. Il n'y a guère que dans la presse féminine où les femmes sont majoritaires dans les directions : 36 femmes pour 15 hommes (70%).

Le Média Sig ne recense pas l'ensemble des personnes employées dans les secteurs de l'information et de la communication, mais seulement les plus hauts échelons hiérarchiques des entreprises et des médias. Or, on sait que les métiers de l'information et de la communication, comme l'ensemble du secteur des services, ont été récemment féminisés.

L'exemple des journalistes permet de mesurer l'évolution de la féminisation du secteur des médias, dans la mesure où les études sur cette catégorie professionnelle sont nombreuses et anciennes. Toutefois, la situation des journalistes ne reflète pas la situation de l'ensemble des professionnels des médias ; l'activité journalistique est la plus ancienne et demeure la plus prestigieuse des activités du secteur, ce qui contribue à en limiter la féminisation jusqu'au dernier quart du xxe siècle.

En 1928, l'étude du Bureau International du Travail [3] sur les conditions de travail et de vie des journalistes, notait que les femmes représentaient 2,5% de la profession en Allemagne, 2% en France, 4,5% en Australie, 7,7% en Grande-Bretagne, mais déjà 17% aux États-Unis. L'étude du BIT publiée en 1984 sous le titre Profession journaliste [4], recense 21% de femmes parmi les journalistes français, 31% en Allemagne fédérale, 12% au Japon, 30% au Royaume-Uni et 35% aux États-Unis. Selon les pays, le salaire des femmes représentait 58 à 85% du salaire des hommes.

Selon les études menées à partir des données de la Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels (CCIJP), en 1960, 14% des journalistes français étaient des femmes, en 1975 20% et en 1987, 30% [5]. En 1999, l'étude de l'Institut français de presse [6] recense 32 000 titulaires de la carte de presse, dont 12 500 femmes (39%). En soixante-dix ans, la proportion des femmes a été multipliée par vingt ; en trente ans elle a été multipliée par deux et demi et durant les douze dernières années, elle s'est accrue d'un tiers. La cause est entendue : aux alentours de 2010, les femmes seront majoritaires dans la profession journalistique.

La féminisation récente de la profession, qui n'est pas encore achevée, entraîne un déséquilibre important entre les journalistes femmes et leurs homologues masculins : les femmes étant plus jeunes que les hommes (57% des femmes ont moins de 40 ans contre 45% des hommes), elles sont plus nombreuses à Ãªtre pigistes (22% contre 17%), alors que les cadres ne représentent que 24% de l'effectif des femmes journalistes contre 37% pour les hommes. L'écart est encore plus sensible en haut de la hiérarchie (l'effectif des femmes compte 5,3% de rédacteurs en chef, contre 9,2% pour les hommes ; 0,6% des femmes sont directrices contre 2,1% des hommes qui sont directeurs de journaux). Mais la montée en puissance des femmes s'affirme : 3,6% de l'effectif des femmes est chef de rubrique contre 2,4% des hommes.

La répartition par médias est éclairante : les femmes sont relativement plus nombreuses dans la presse (42%) que dans la radio (33%), la télévision et les agences (30%). La presse spécialisée grand public est majoritairement féminine (à 52%) alors que la presse quotidienne régionale est encore très masculine (à 74%). En revanche, la presse quotidienne nationale se situe dans la moyenne avec 39% de femmes et 61% d'hommes. Les spécialisations journalistiques sont également discriminantes : les femmes sont plus nombreuses dans les secrétariats de rédaction (1 600 femmes contre 1 100 hommes, soit 59% de femmes), elles sont assez bien représentées dans la catégorie rédacteur reporter (6 100 contre 7 600, soit 45%) ; en revanche elles sont beaucoup moins nombreuses comme grands reporters (25%), journalistes reporters d'images (16%) et reporters photographes (11%).

Enfin, les femmes sont moins anciennes que les hommes dans le métier : 75% ont moins de quinze ans d'ancienneté, contre 60% des hommes, 6% ont plus de 25 ans d'ancienneté contre 15% des hommes. En conséquence, les femmes sont moins bien rémunérées que les hommes : le revenu médian est de 15 000 francs par mois pour les femmes contre 18 250 francs pour les hommes. 46% des femmes gagnent moins de 15 000 francs bruts par mois contre 34% pour les hommes. 5% gagnent plus de 30 000 francs par mois contre 12% pour les hommes. Et pourtant, les femmes sont plus diplômées que les hommes ; toutefois, la presse prend rarement en compte le diplôme alors qu'elle donne une prime à l'ancienneté et que les classifications sont établies en fonction des places occupées dans l'organigramme de l'entreprise. Une dernière constatation laisse présager un avenir plus équilibré : depuis les années 1980, les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans les écoles de journalistes ; actuellement, on atteint, selon les écoles, entre 55 et 65% de femmes par promotion.

Un exemple plus précis, celui du journal Le Monde que je connais bien [7], confirme cette analyse : en 1944, la rédaction du quotidien ne compte aucune femme. Les premières recrues sont embauchées à la fin des années 1940, principalement pour couvrir la mode et la culture, mais Elvire de Brissac est rédactrice au service étranger. En 1969, on compte 11% de rédactrices et 22% en 1978. Jacqueline Piatier est la première responsable du Monde des livres en 1967, tandis que Yvonne Baby devient la première chef de service en 1972. En 1993, il y a 79 femmes sur 237 rédacteurs (33%). En 2001, sur 321 rédacteurs, on recense 129 femmes (40% de l'effectif total), mais seulement trois chefs de séquence sur neuf sont des femmes. Enfin, la direction de la rédaction et la rédaction en chef centrale sont à 100% masculines.

La presse, et à la suite l'ensemble des médias, a ainsi hérité de pesanteurs sociologiques qui sont surmontées très lentement. Roger Chartier souligne le « lien très fort entre le monde de la presse et les sociabilités masculines » [8]. En effet, le milieu de la presse reste fortement masculinisé, au moins jusqu'aux années 1960 ; les ouvriers du livre comme les journalistes sont principalement des hommes. En revanche, la documentation, les secrétariats, les services administratifs et commerciaux de la presse ont été très tôt fortement féminisés, comme dans toutes les sociétés de service à emploi tertiaire majoritaire. Mais ces catégories, longtemps peu prestigieuses et encore mal organisées, ne sont pas structurantes au niveau identitaire.

En dehors de la presse féminine et de certaines catégories de la presse spécialisée, les femmes sont demeurées pendant longtemps évincées du monde de la presse. Pourtant, elles n'en ont jamais été totalement exclues ; ainsi, l'Annuaire de la presse française pour l'année 1899 recense 936 pseudonymes de journalistes, parmi lesquels nous trouvons 68 femmes, soit 7,3% de l'effectif. Enfin, quelques femmes journalistes devenues célèbres sont arrivées à percer dans le monde médiatique : Delphine Gay épouse Girardin, sous le pseudonyme de Vicomte de Launay, Séverine, Marguerite Durand (directrice du quotidien féministe La Fronde), et quelques autres [9] ; mais ce ne sont que des exceptions qui confirment la règle. Plus proches de nous, Jacqueline Baudrier, Michèle Cotta ou Christine Ockrent dans l'audiovisuel ont occupé des postes importants. Mais, Françoise Giroud, directrice de la rédaction de L'Express, et Jacqueline Beytout, propriétaire des Échos demeurent des exceptions dans le panorama médiatique français.

Pourtant les femmes sont des adeptes des médias

Alors que ce sont majoritairement des hommes qui dirigent et produisent les médias, les femmes lisent plus que les hommes [10], les femmes regardent plus la télévision que les hommes [11], même si les femmes écoutent moins la radio que les hommes [12].

En 2002, selon Diffusion contrôle, la presse féminine a une diffusion totale payée de 14,5 millions d'exemplaires : 3,5 millions d'exemplaires pour Version Femina, supplément des quotidiens régionaux, 4,5 millions d'exemplaires pour les hebdomadaires et 6,5 millions d'exemplaires pour les mensuels. Au total, 14,5 millions d'exemplaires, auxquels s'ajoutent les 6 millions d'exemplaires de la presse magazine spécialisée, destinée à un public principalement féminin, exclu des médias généralistes : la famille (Diffusion France payée de 2 millions d'exemplaires), la cuisine (DFP 1 million d'exemplaires), la maison (DFP 3,3 millions d'exemplaires), les magazines pour adolescentes (DFP 1,3 million d'exemplaires) etc. Et encore, je laisse de côté la presse destinée au troisième âge, dont l'audience est principalement féminine parce que la structure du lectorat potentiel est très déséquilibrée.

En revanche, la presse masculine est récente et peu développée (DFP moins d'un million d'exemplaires), parce que les médias généralistes parlent aux hommes ; mais la faible diffusion des masculins est renforcée par la presse économique (DFP, 1,2 million d'exemplaires hebdomadaires, 1,2 million d'exemplaires mensuels), sportive (DFP, 1 million d'exemplaires hebdomadaires, 1 million d'exemplaires mensuels), automobile et moto (DFP, 2 millions d'exemplaires hebdomadaires et mensuels), micro-informatique et jeux vidéo (DFP, 1 million d'exemplaires hebdomadaires et mensuels). Au total, cependant, la presse magazine destinée aux femmes écrase celle destinée aux hommes par 22 millions d'exemplaires diffusés contre seulement 7,5 millions.

En revanche, les quotidiens sont lus principalement par des hommes. Pour l'ensemble de la presse quotidienne nationale [13], les hommes constituent 62% du lectorat contre 38% pour les femmes ; La Croix, avec 51% de lectrices, fait figure d'exception ; Le Monde (44% de lectrices), Le Figaro (46%), L'Humanité (45%), France-Soir (47%) et Le Parisien (43%) se situent dans une honnête moyenne. Aujourd'hui en France (40% de lectrices), Libération (37%), Les Échos (34%), sont déjà beaucoup plus masculins ; enfin, La Tribune (27%) et L'Équipe (18%) ne séduisent pas les femmes. La presse quotidienne régionale, quant à elle, avec un taux de lectorat masculin situé entre 60 et 70% selon les titres, reste engluée dans une vision traditionaliste de la société française.

Le lectorat des magazines permet d'observer des phénomènes intéressants. Ainsi, les news sont plus lus par des hommes, (Le Point à 61%, Marianne à 59%, L'Express à 57%), excepté Le Nouvel Observateur, qui bénéficie d'une quasi-parité (51% d'hommes, 49% de femmes) [14]. Autre constat emblématique, les magazines de télévision où les femmes constituent 55% du lectorat, excepté Télé Z et Télé câble. Il faut alors comparer avec les pratiques télévisuelles des Français observées par Olivier Donnat : si les hommes détiennent majoritairement la télécommande, ce sont les femmes qui choisissent le programme regardé en famille. Toutefois, l'extension du multi équipement tend à limiter ce phénomène.

Il semble enfin que la différentiation du lectorat entre femmes et hommes influe sur le maintien de la diffusion en période de récession ou sur l'accroissement de la diffusion dans un secteur en croissance. Ainsi, dans un secteur en déclin, L'Officiel des spectacles avec 55% de femmes dans son lectorat se maintient mieux (diffusion payée 193 000 exemplaires) que son concurrent Pariscope (diffusion payée 105 000), dont le lectorat est composé à 55% d'hommes. Dans un autre secteur en récession, Paris Match (58% de lectrices) a perdu seulement 5% de sa diffusion en cinq ans, tandis que VSD (56% de lecteurs) a perdu 27% de la sienne au cours de la même période. En revanche, depuis cinq ans, dans une thématique porteuse, Le Monde diplomatique (60% de lecteurs) a gagné 25% en diffusion, alors que Courrier International (50/50) a augmenté sa diffusion de 69%. Il resterait à expliquer les causes de ces mouvements de lectorat, qui ne sauraient être toutes attribuées à la seule répartition sexuée du lectorat. Les chercheurs ont encore des études à mener.

L'audience sexuée des chaînes de télévision est un autre sujet d'interrogations et de recherches futures. Selon les sondages réalisés par Médiamétrie [15] sur les moins de 50 ans [16], trois chaînes, TF1, France 2 et M6, sont plus regardées par les femmes que par les hommes [17].

France 5 occupe une position paradoxale : plus regardée par des hommes dans la tranche des moins de 50 ans, elle est plus regardée par des femmes dans la tranche des 15 ans et plus. On retrouve là le poids des seniors, où les femmes sont très largement majoritaires. Arte reste une chaîne masculine, ainsi que l'ensemble des télévisions diffusées par le câble et le satellite. Le cas le plus intéressant est celui de Canal+. En effet, depuis cinq ou six ans, Canal+, qui était une chaîne plus féminine, a fortement masculinisé son audience en privilégiant les retransmissions sportives [18], ce qui est sans doute une des causes de son déclin et de sa moindre profitabilité ; en effet, les publicitaires considèrent que le public masculin est moins attractif pour les annonceurs que le public féminin.

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Audience des chaà®nes 2001
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Audience des chaà®nes 2002

Dans les différents genres diffusés par les télévisions, les hommes regardent plus les informations et le sport que les femmes, tandis que les femmes regardent plus la fiction et les variétés et divertissements. Les autres catégories (culture et connaissance, émissions pour la jeunesse, publicité et « autres ») bénéficient d'une audience également répartie entre les sexes.

L'audience comparée d'émissions similaires révèle quelques aperçus intéressants, qui demandent à Ãªtre expliqués : s'il semble aller de soi que Julie Lescaut est une émission plus « féminine » que Commissaire Moulin, il est peut-être plus surprenant que Navarro et Fabio Montale la talonnent de peu. On ne sera pas étonné que les magazines de société présentés par Jean-Luc Delarue ou Mireille Dumas emportent les suffrages féminins, mais il est peut-être plus surprenant que Marc-Olivier Fogiel écrase Thierry Ardisson auprès de la clientèle féminine.

Comment la presse a conquis les femmes, puis les a perdues

Pour tenter de comprendre les réactions féminines face aux médias, il me semble nécessaire de revenir à la Belle Époque, celle de l'âge d'or de la presse française. Lorsque dans la deuxième moitié du xixe siècle, la presse quotidienne parisienne étend son marché, elle ne se contente pas de fidéliser la clientèle masculine, mais elle cherche à pénétrer toutes les catégories sociales et toutes les couches de la société. En direction des femmes, exclues du droit de vote et de la vie politique, elle développe une politique de séduction à base de romans feuilletons, de faits divers et de divertissements. Le Petit Journal et Le Petit Parisien, notamment, privilégient les thèmes féminins dans leurs feuilletons [19]. C'est ainsi que les deux plus importants quotidiens parisiens, attirent une clientèle féminine qui n'a pas le droit de vote, qui est peu intéressée par la politique, mais qui lit le journal. Lancé en janvier 1896, le supplément La Mode du Petit Journal vise également cette clientèle féminine. Cette tradition est ensuite reprise par certains quotidiens régionaux [20], notamment en Alsace, où Les Dernières nouvelles d'Alsace développent des cahiers détachables afin que les femmes puissent lire leur partie de journal pendant que les hommes lisent la leur [21].

Mais, la presse quotidienne a perdu une bonne partie de ses lectrices, parce que, après la Première Guerre mondiale, elle a privilégié l'information politique. Dans un pays où le suffrage universel masculin a été particulièrement précoce, en 1848, alors que le suffrage universel féminin a été particulièrement tardif (1945), la presse d'information s'est peu préoccupée des femmes. Elle a soigné son public masculin en fournissant à ce dernier ce qu'il demandait : d'abord des informations et des opinions politiques, et ensuite, lorsque le public a commencé à se lasser, du sport et un traitement des événements propre à satisfaire la clientèle masculine.

En effet, les hommes et les femmes ne lisent pas de la même façon, parce qu'ils n'ont pas les mêmes préoccupations en lisant la presse, parce qu'ils n'expriment pas leurs sensibilités de la même manière. La thèse récente de Sylvie Debras sur la lecture de L'Est républicain vient confirmer cette analyse [22]. Ainsi, les femmes abandonnent rarement un article qu'elles ont commencé, alors que pour les hommes, lire un article en entier est plutôt exceptionnel. Les hommes parcourent les titres, les brèves, pour « Ãªtre au courant » et se faire une opinion (ou plutôt conforter une opinion déjà Ã©tablie), tandis que les femmes cherchent plutôt à apprendre et à comprendre en lisant le journal, ce qui explique qu'elles lisent plus facilement les articles longs. Sylvie Debras cite en exemple le Kosovo : durant cette période de forte tension et de forte implication, les hommes s'intéressent à la guerre, à la stratégie et à la tactique, les femmes aux aspects humains de la guerre. Les hommes cherchent à mettre la guerre à distance alors que les femmes cherchent à se rapprocher du conflit pour comprendre et s'impliquer. Sylvie Debras résume l'attitude des femmes et des hommes en opposant l'opinion à l'émotion, le contrôle à l'empathie. Enfin, au niveau des rubriques, les hommes s'intéressent au sport et à la politique, les femmes à la société et à la santé ; les femmes demandent des articles qui les touchent, qui racontent des histoires de vie, qui disent du vécu. Elles demandent également une présence accrue des femmes dans les articles et dans la photographie.

En effet, les médias racontent souvent la vie d'un monde sans femmes, ou avec peu de femmes. Les enquêtes du Mediawatch 1995-1996 montrent que seulement 17,25% des personnes citées par les grands médias sont des femmes, alors que 82,75% sont des hommes [23]. En outre, les femmes sont plus souvent anonymes et plus souvent inactives que les hommes ; enfin, beaucoup de celles qui sont citées ou montrées sont principalement des victimes. Pourtant on sait qu'en France un homme sur deux est une femme (51,34% exactement).

On peut conclure de ce rapide panorama de l'approche sexuée des médias que les femmes ont longtemps été négligées par des médias conçus par des hommes qui privilégiaient la vision masculine, non seulement dans l'information, mais également dans le divertissement. Pourtant, les femmes, à qui on a fermé la porte des médias, reviennent par la fenêtre. C'est par la publicité que les femmes sont présentes dans les médias, parce qu'elles sont la cible principale des publicitaires et des annonceurs, mais également parce qu'elles en sont les sujets, ou les objets.

Les femmes dans la publicité

Certes, l'image « dégradante et dévalorisante » des femmes dans la publicité est stigmatisée par nombre de féministes. Le rapport sur Les femmes dans la publicité [24] est particulièrement éclairant sur ce sujet : « Un certain nombre de publicités recourent à des représentations de femmes qui transgressent de façon manifeste l'un des principes fondamentaux de toute société de droit, le respect de la dignité de la personne humaine. Cette transgression se traduit par des images de corps salis, enchaînés, représentés dans des postures animales, des visages portant des hématomes, des allusions à des situations de viols ou de violences conjugales, parfois sous forme humoristique, parfois non, et qui semblent pouvoir être considérées comme autant d'incitations à la violence et à la discrimination dès lors que leur diffusion auprès du grand public est assurée par ce vecteur de masse qu'est la publicité. [...] Pour rappeler l'impact de l'enjeu de société, on peut rappeler les conclusions liminaires de la première enquête statistique nationale menée en France sur les violences, auprès de 7 000 femmes. Elle révèle l'ampleur d'un phénomène qui n'avait pu jusqu'alors être quantifié. Sur les douze derniers mois de l'enquête, une femme sur dix a été victime de violence conjugale. Environ 48 000 femmes de 20 à 59 ans auraient été victimes de viol en 1999, alors même qu'au regard des déclarations faites à la police et à la gendarmerie, 8 000 viols environ sont enregistrés et seuls 5 % des viols de femmes majeures feraient l'objet d'une plainte. Les types de violence subis se révèlent être nombreux et complexes, dans la sphère publique comme dans la sphère privée, et, dans la plupart des cas, sont occultés par les femmes qui les subissent, révélant à la fois un sentiment de honte et de culpabilité des victimes. [...] La publicité, en raison de sa nature même et de son caractère de mass media, confère à ces images une légitimité et une force qui se trouvent confortées, pour certaines d'entre elles, par leur association à la marque de luxe qu'elles représentent. Hypersexualité féminine ou « porno chic », femmes objets, femmes esclaves, femmes violées ou femmes violeuses sont banalisées par la fréquence de leur utilisation. Il en est de même des atteintes aux droits des femmes et des représentations stéréotypées que ces images évoquent. » Au-delà de l'amalgame rapide entre images publicitaires et violences perpétrées sur les femmes, il faut souligner que ce rapport reflète une thématique récurrente qui attribue aux médias la cause des malheurs de la société [25].

Dans la même veine, Florence Amalou [26] consacre deux chapitres de son livre sur la publicité à « la femme publicitaire placée comme objet de désir ou simple faire-valoir » puis au « diktat de la minceur » et de la beauté. Selon elle, le conditionnement par la publicité serait responsable de l'anorexie des jeunes filles, des viols collectifs dans les banlieues et autres fléaux contemporains. L'historien qui se rappelle de l'anorexie de l'impératrice Sissi ou des viols collectifs dans les villages de l'ancienne France peut aisément rectifier. Est-ce que ces maux sont apparus avec l'ère médiatique, ou bien est-ce seulement la représentation que l'on en a actuellement qui nous fait incriminer la publicité et les médias ?

En effet, la publicité n'a pas pour mission de représenter la réalité sociale, mais de toucher le consommateur, ou plutôt la consommatrice, afin de susciter un élan de sympathie à l'égard du produit ou de la marque présentés. Le but final étant de faire acheter. Mais, en même temps, la publicité agit comme un reflet de la société [27]. Durant les années 1950-1960, les femmes sont représentées en ménagères, qui récurent, font briller la maison, nettoient le linge, etc. Au cours des années 1970, pendant la décennie influencée par les militantes féministes, « Moulinex libère la femme ». Dans les années 1980, les superwomen doivent assumer l'égalité qu'elles ont réclamée, tout en affirmant leur moi existentiel [28]. Depuis les années 1990, les femmes dans la publicité sont devenues multidimensionnelles, à la fois féminines et féministes, actives, mères, amantes et ménagères. En attendant peut-être la nouvelle « révolution » des années 2000 où les rapports entre les femmes et les hommes, fruits d'une négociation un peu apaisée, seraient devenus plus tendres [29], au moins dans les milieux sociaux favorisés que privilégient la publicité et les annonceurs.

Alors, les médias sont-ils sexués ? Oui bien sûr, j'ai essayé de le montrer. Mais pas de manière globale et immuable ; certes l'information demeure le domaine des hommes et les femmes n'y trouvent qu'une place réduite ou de substitution. Mais les femmes s'imposent dans les espaces médiatiques dédiés aux fictions et aux divertissements ; en outre, elles occupent une place prépondérante [30] dans les espaces publicitaires ; enfin, étant les principales pourvoyeuses de fonds par leurs achats et les principales cibles publicitaires, elles ne peuvent qu'être de plus en plus prises en compte par les médias qui dépendent d'elles pour prospérer. Cette conclusion d'apparence cynique, est confortée par l'irrésistible montée en puissance des femmes dans tous les secteurs de l'information et de la communication.

[1] Voir Sylvette Giet, Nous Deux, 1947-1997, apprendre la langue du cœur, Peeters Vrin, 1997 ; Anne-Marie Dardigna, Femmes-femmes sur papier glacé, Paris, Maspéro, 1974 ; Evelyne Sullerot, Histoire de la presse féminine en France des origines à 1848, Paris, Armand Colin, 1966 ; Evelyne Sullerot, La presse féminine, Paris, Armand Colin, 1963 ; Samra Bonvoisin et Michèle Maignen, La presse féminine, Paris, PUF, 1986. Image de la femme dans les médias : rapport sur les recherches existant dans l'Union européenne, Commission européenne, Direction générale Emploi, relations industrielles et affaires sociales, Unité V-D.5, [Égalité des chances] Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 1999. Femmes et médias, Louis Bosshart (éd.), Fribourg, 1991. Femmes et médias : actes du XVe congrès de l'Union professionnelle féminine, Toulon, 4-8 octobre 1995 sous la dir. d'Evelyne Serdjénian, L'Harmattan, 1997. Monique Rémy, Comment les femmes sont vues : images et statuts de femmes dans les médias, Point d'appui Women's studies, Université libre de Bruxelles, 1995.

[2] Je dois remercier ici les étudiantes et les étudiants de mon séminaire de maîtrise sur la presse et les médias de l'université de Paris I Panthéon-Sorbonne qui ont bien voulu se prêter à des « expériences » de lecture de presse, d'écoute ou de visionnage d'émissions en groupes séparés de femmes et d'hommes.

[3] Bureau international du travail, Les conditions de travail et de vie des journalistes, Études et Documents, Série L n° 2, Genève, 1928.

[4] G. Bohère, Profession : journaliste, Étude sur la condition du journaliste en tant que travailleur, Bureau international du travail, Genève, 1984.

[5] CEREQ, Les journalistes, Étude statistique et sociologique de la profession, Documentation française, 1974 ; CCIJP, Cinquante ans de carte professionnelle, CCIJP, 1986 ; IFP, Les journalistes français en 1990, Radiographie d'une profession, Documentation française, 1991.

[6] Valérie Devillard, Marie-Françoise Lafosse, Christine Leteinturier et Rémy Rieffel, Les journalistes français à l'aube de l'an 2000, profils et parcours, IFP-LGDJ, 2001.

[7] Voir Patrick Eveno, Le Monde, histoire d'une entreprise de presse, 1944-1995, Le Monde Éditions, 1996.

[8] Roger Chartier, Le livre en révolution, Paris, Textuel, 1997.

[9] Voir Laure Adler, À l'aube du féminisme, les premières journalistes (1830-1850), Paris, Payot, 1979.

[10] 22 livres par an contre 19 par an pour les hommes, voir Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français, enquête 1997, Paris, La Documentation française, 1998.

[11] 223 minutes par jour contre 193 minutes par jour pour les hommes, source Médiamétrie.

[12] 181 minutes par jour pour les femmes, contre 197 minutes par jour pour les hommes, Source Médiamétrie.

[13] Source EuroPQN 2002.

[14] Source AEPM 2002.

[15] Médiamétrie, L'année TV 2001 et 2002 ; avec mes remerciements aux équipes de Médiamétrie.

[16] Le chercheur doit prendre des précautions avec les résultats d'audience qui tendent à dissimuler le poids des seniors dans l'audience générale. Les chiffres sur les plus de 60 ans, voire sur les plus de 50 ans, sont distillés avec parcimonie, alors qu'ils font considérablement monter les moyennes d'audience. Ainsi en 2002, les femmes, tous âges confondus, regardent la télévision 225 minutes par jour, mais les ménagères de moins de 50 ans 203 minutes, les ménagères 25-59 ans 210 minutes, les ménagères avec enfants 212 minutes, les femmes actives 192 minutes, les femmes 15-34 ans 173 minutes et les femmes 15-24 ans 137 minutes. Il faut bien que les femmes âgées de 60 ans et plus regardent la télévision beaucoup plus longtemps que celles des autres âges pour que la moyenne générale s'accroisse autant (les plus de 60 ans constituent 31% de l'audience totale des chaînes). Mais les publicitaires et les annonceurs n'aiment pas communiquer sur les seniors. Sur les 15 ans et plus (45 660 000), les hommes, avec 21 750 000 individus représentent 47,6% du total, contre 52,4% pour les femmes (23 910 000 d'individus).

[17] Le panel Médiamétrie pose d'autres problèmes : les enfants sont faiblement sexués. De 4 à 14 ans, la population de sexe féminin est incluse dans l'ensemble des « enfants de 4 à 14 ans », qui compte 7,66 millions d'individus, dont 3,92 millions de garçons, soit seulement 3,72 millions de filles. À partir de 15 ans, la population féminine est divisée en sous-catégories, par tranches d'âges, par fonctions sociales (ménagères, femmes actives) qui ne se recoupent pas.

[18] Sans même réaliser de gros scores d'audience, dans la mesure où les grands événements sportifs « fédérateurs » (la coupe du monde de football, les matchs de l'équipe de France de football, les Jeux olympiques ou le Tour de France) sont retransmis par TF1, France 2 ou France 3.

[19] Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien, Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, Paris, Seuil, 2000. Benoît Lenoble, Presse, feuilleton et publicité au début du xxe siècle, les campagnes de lancement du Journal, mémoire de maîtrise sous la direction de Dominique Kalifa, Université Paris VII, 2000.

[20] Voir Marc Martin, La presse régionale, des Affiches aux grands quotidiens, Paris, Fayard, 2002.

[21] Jean-Pierre Kintz, « La diffusion des Dernières nouvelles d'Alsace pendant les années 1970 », in Gilles Feyel (dir.), La distribution et la diffusion de la presse du xviiie siècle au IIIe millénaire, Paris, Éditions Panthéon Assas, 2002.

[22] Sylvie Debras, Lectrices au quotidien, des femmes, des hommes et des journaux, Paris, L'Harmattan, 2003.

[23] Virginie Barré, Sylvie Debras, Natacha Henry, in Michèle Cohen (dir.), Dites-le avec des femmes le sexisme ordinaire dans les médias, CFD Association des femmes journalistes, 1999.

[24] Les femmes dans la publicité, Rapport à la secrétaire d'État aux droits des femmes, 2001.

[25] Au début du xxe siècle, Gabriel Tarde suscite un ample débat médiatique en accusant la presse, par ses récits de crimes, de développer la criminalité. Voir Anne-Claude Ambroise-Rendu, Peurs privées, angoisses publiques, un siècle de violences en France, Paris, Larousse, 2001.

[26] Florence Amalou, Le livre noir de la pub, Paris, Stock, 2001.

[27] Pascale Weil, L'image des femmes dans la publicité, Paris, Publicis, 2001.

[28] Voir les slogans : « j'assure en Rodier », « Lesieur, je veux tout », « Printemps, le style moi », « Lady, plus je m'aime plus je m'aime ».

[29] Voir Catherine Mallaval, « La pub fait du sentiment », Libération du 20 juin 2003.

[30] C'est du moins ce que certains tentent de faire accroire, mais un comptage précis permettrait peut-être de nuancer l'analyse : les femmes mises en scène par les publicitaires sont sans doute plus « voyantes » que les hommes, mais il n'est pas sûr qu'elles soient plus nombreuses.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/Les-medias-sont-ils-sexues.html

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