05 - Shoah et génocides. Médias, mémoire, histoire
Christian Delporte, Marie-Anne Matard-Bonucci, Ouzi Elyada
Les médias, l’indicible et l’in-montrable
Le Temps des médias n°5, automne 2005, p.5-8
La commémoration du 60e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau, en janvier dernier, a donné lieu à un déploiement médiatique sans précédent : dossiers et numéros spéciaux dans tous les journaux, émissions de radio, livres illustrés, expositions… Mais, pour l'occasion, sans nul doute, c'est la télévision, qui, toutes chaînes confondues, a mobilisé le plus de moyens pour couvrir l'événement : retransmission en direct des cérémonies officielles, reportages tournés à Auschwitz, séquences d'archives au 20 heures, documentaires, fictions, et même docu-drama (Auschwitz, la solution finale, produit par la BBC). Rien de tel, dix ans plus tôt, pour le 50e anniversaire de l'ouverture des camps.
Le propos du présent dossier n'est pas d'expliquer les raisons, déjà largement avancées par d'autres, de cet apparent changement d'attitude, ni d'instruire le procès des médias, davantage tentés par la mise en spectacle de la mémoire de la Shoah que par sa contextualisation. Il s'agit plutôt de mettre en rapport la puissance d'information des médias et les phénomènes historiques infiniment complexes que constituent les génocides.
Les médias, en effet, ne jouent pas seulement un rôle fondamental dans la divulgation et, partant, dans la prise de conscience générale des génocides. Ils fournissent au grand public les éléments d'explication et d'interprétation mais aussi, avec le temps, contribuent à nourrir la mémoire et les représentations collectives des phénomènes génocidaires. Cette fonction qui, dans le monde contemporain, caractérise les médias, ne s'applique évidemment pas seulement aux génocides. Mais ces derniers représentent un enjeu tel dans l'histoire humaine qu'ils engagent, plus que tout autre, la responsabilité des acteurs médiatiques. Pas de conscience universelle des génocides sans médias. Et c'est au prisme des mots et des images diffusés par la presse écrite ou audiovisuelle, c'est à la lumière du cinéma d'archives ou des films de fiction, c'est, guidés par les documents exposés dans les musées, que les opinions publiques se représentent la nature et l'ampleur de l'extermination des Juifs ou des tsiganes, le génocide arménien, ou ceux qui ont marqué l'après-guerre, au Cambodge ou au Rwanda. Qu'on se souvienne du procès Eichmann, en 1961. Plus de 600 journalistes du monde entier se pressent, alors, pour assister au « Nuremberg du peuple juif ». Les séances sont filmées pour la télévision ; pour les télévisions étrangères, car Israël en est alors dépourvu ; pour le monde et pour la mémoire. En Israël même, la radio retransmet le récit bouleversant des témoins. Par le procès Eichmann, et grâce à la formidable résonance de la machine médiatique, la Shoah intègre, et la mémoire des Juifs et la mémoire universelle.
Touchant à l'indicible et l'in-montrable, submergeant l'entendement humain, le génocide brouille les repères du journaliste-témoin. Disons-le clairement : pour des raisons liées parfois à l'aveuglement collectif, plus souvent à l'incapacité de maîtriser l'événement, les médias sont « passés à côté » de tous les génocides, comme l'illustre cruellement, expériences obligent, le dernier cas du Rwanda. L'information s'accommode mal de l'assourdissant silence qui entoure les exterminations humaines comme de l'absence de preuves par l'image, devenue, avec la presse moderne, le témoignage de la vérité.
Il est beaucoup question d'image dans le dossier qui suit. Et les auteurs nous en montrent, dans des contextes très différents, les limites voire les dangers. La carence des photographies, de l'extermination elle-même, bien sûr, mais aussi de ses effets, pousse à une surexploitation des rares clichés existants, sans interrogation sur leur « représentativité ». Mises en scène, construites dans un scénario qui joue sur les sentiments et l'émotion, elles peuvent même, transformant le réel, déformer la réalité.
Peut-on, sur un sujet qui touche si spontanément à l'affect que la destruction programmée d'êtres humains, écarter la tentation émotionnelle ? Évidemment, non. Cependant, lorsque la démonstration des médias, cultivant ici une tendance qui s'est considérablement renforcée avec l'ère de l'audiovisuel, repose essentiellement sur l'émotion collective, on court le risque de la confusion, de la schématisation voire de la banalisation. La mémoire des génocides – la dernière commémoration de la libération d'Auschwitz en fournit l'exemple –, se plie aux lois du spectacle médiatique. Oubliant l'histoire, les médias livrent au public, sans les contextualiser, informations, images et témoignages à profusion. à lui de faire le tri. L'émotion, tout autant, préside à l'essor des musées de la Shoah : le cas américain, étudié ici, souligne combien ces médias offrent une vision infiniment simplifiée de l'extermination des Juifs, soumise à une redoutable forme de déterminisme.
Mais, bien sûr, le chapitre le plus délicat concerne le film. Nous n'évoquerons pas la controverse qui a opposé Lanzmann et Didi-Huberman sur l'exploitation de l'image d'archive pour « dire » la Shoah, ni la polémique sur l'usage de la fiction pour « raconter » l'extermination des Juifs. En revanche, on abordera ici les effets, sur le récit historique, de l'apparition des nouveaux genres télévisuels, et notamment l'irruption des « docu-dramas » qui, à dessein, cultivent l'ambivalence entre le réel et la fiction et bénéficient d'une audience considérable. Leur utilisation partisane risque d'en faire des instruments d'autant plus redoutables que le message est insidieux, comme le montrent certains programmes de la ZDF sur la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le génocide ne peut se dire ni se montrer. Formidable paradoxe pour les médias, source d'erreurs, d'approximations, d'excès en tout genre. Le présent dossier, à travers quelques exemples, nous indique comment journaux, télévision ou musées ont cherché à le surmonter.