Soutenances de thèses
Pierre-Emmanuel Guigo : Le complexe de la communication. Michel Rocard entre médias et opinion
Soutenance d’histoire (Sciences Po Paris). Soutenance le 16 novembre à 14h30, 199 bd St Germain, salle des thèses, 3ème étage.
Membres du jury :
Christian Delporte, UVSQ
Claire Blandin, Université Paris 13
Jamil Dakhlia, Université Paris 3
Jean-François Sirinelli, Sciences Po Paris
Caroline Ollivier-Yaniv, UPEC
Noëlline Castagnez, Université d’Orléans
Michel Rocard apparaît comme un des premiers à s’être saisi des moyens de communication « modernes », dès la fin des années 1960. Ceux-ci ont joué un rôle important dans son ascension, notamment sondagière alors qu’il était d’abord en marge du jeu politique avec le PSU, puis à la marge du Parti socialiste à partir de 1974. Nous parlons même d’une « institutionnalisation » comme « processus par lequel une réalité sociale, quelle qu’elle soit, est en train de se faire jour au sein d’une société ou de l’un de ses groupes » (Julien Frétel) de la « communication politique » dans son entourage. Celle-ci, loin de relever de l’évidence dans une société dite de « communication », est en fait une construction sociale défendue à partir de la Seconde Guerre mondiale, puis des années 1960 en France, par une série d’acteurs souhaitant se distinguer de la propagande, délégitimée par les régimes totalitaires. Cette « communication politique » est donc une création récente, basée sur les techniques du marketing et l’émergence des sondages, alors que la communication, elle est consubstantielle à la politique.
Avec le soutien d’une équipe de sondeurs (Roland Cayrol) et de spécialistes de la communication (Claude Neuschwander), Michel Rocard utilise le videotraining et les sondages dès ses premières campagnes en 1967 (élection législatives dans les Yvelines) et 1969 (élection présidentielle, puis élection législative dans les Yvelines gagnante). Cela l’amène à surprendre par son aisance dans ses premières interventions télévisées, notamment pour l’élection présidentielle de 1969. Il devient une des personnalités de gauche les plus appréciées de l’opinion, d’autant qu’il emporte une élection législative partielle en 1969 contre Maurice Couve de Murville, et voit les plus grandes émissions politiques de l’époque (A armes égales, Actuel 2) s’ouvrir à lui. Toutefois, à partir du début des années 1970, son parti (le PSU), profondément transformé par sa participation à mai 1968, l’entraîne dans une gauchisation de son discours. Il se retrouve de plus en plus marginalisé et le qualificatif de « gauchiste » lui est régulièrement accolé. Perdant son mandat de député en 1973, il fait le choix de rallier le Parti socialiste qui s’est, depuis 1971, largement développé. Il participe à la campagne de François Mitterrand en 1974 et aux Assises du socialisme, quelques mois après. Devenu adhérent du nouveau parti, il systématise le travail sur sa communication entrepris à partir de 1974 organisant dans son entourage plusieurs groupes dédiés à ce thème. L’un dénommé Groupe image est composé de publicitaires (Claude Marti), de spécialistes de la communication en entreprise (Pierre Zémor), de sondeurs (Jérôme Jaffré, Gérard Doiret), de politologues (Gérard Grunberg) et de journalistes (Gilbert Denoyan). Leurs méthodes s’inspirent fortement d’exemples étrangers, le modèle suprême étant, à leurs yeux, les Etats-Unis (notamment les campagnes de George McGovern en 1972 et de Jimmy Carter en 1976). En 1978, pour palier l’élargissement de ce Groupe image, un autre est constitué plutôt dédié aux politologues, intitulé Prospol. Il rassemble plusieurs chercheurs, tous spécialistes des sondages et travaillant, pour la plupart, à Sciences Po : Gérard Grunberg, Frédéric Bon, Jean-Luc Parodi, Jérôme Jaffré, Pascal Perrineau.
Il tente ainsi de modeler son image pour s’adapter aux attentes de l’opinion telles que mesurées par les sondages. Cette stratégie apparaît comme un succès puisqu’en 1978 il devient la personnalité de gauche préférée des sondés, creusant de plus en plus l’écart avec François Mitterrand. Il entend incarner le renouveau en s’appuyant notamment sur les cadres, les professions intermédiaires et toute une frange de l’électorat venant du catholicisme social, autant de catégories qui ont participé à l’ascension électorale du PS depuis 1971. Cette ascension est en outre portée par le soutien d’une bonne partie de la presse de gauche (Le Nouvel Observateur, Le Matin de Paris). Mais, ce soutien médiatico-sondagier ne suffit pas à faire pencher le parti pour lui. Dès le Congrès de Metz en 1979, Michel Rocard est battu par François Mitterrand qui conserve la majorité, même si relative. Le député des Yvelines va tout de même tenter de bousculer le Premier secrétaire, notamment en annonçant sa candidature à l’élection présidentielle le 19 octobre 1980 par une allocution à la télévision. Celle-ci apparaît toutefois peu convaincante et face à la nouvelle candidature de François Mitterrand, Michel Rocard est contraint de renoncer.
Cet échec de sa stratégie de débordement par l’opinion et les médias est à l’origine d’un tournant dans sa communication. A partir de ce moment-là , son discours devient de plus en plus critique à l’égard de ce nouveau secteur. Accédant à des fonctions ministérielles à travers le ministère du Plan en 1981, puis l’Agriculture en 1983, il se fait rare dans les médias. Ce silence s’explique tant par la volonté de se montrer fidèle au gouvernement, alors même qu’il est en désaccord avec la politique menée, que son rejet croissant de la médiatisation du politique. Après une démission fracassante en avril 1985 pour marquer son opposition à la réforme du mode de scrutin pour les élections législatives, il entame une campagne qui, loin de l’amener à renouer avec les journalistes, va encore renforcer sa défiance à leur égard. Il en résultera un livre, Le CÅ“ur à l’ouvrage, publié en 1987 et dans lequel il théorise ses critiques à l’égard des médias, et plus particulièrement de la télévision, accusée de simplifier à outrance le discours et d’empêcher toute forme de gouvernement autre que passionnel. Cette critique des médias et de la communication a aussi des conséquences concrètes dans sa manière de faire campagne. Loin de faire une grande offensive médiatique, il reste circonspect. Il se refuse tout particulièrement aux nouveaux formats médiatiques en pleine émergence comme la peopolisation ou l’infotainment. Contrairement à la période antérieure à 1981, il s’entoure de moins en moins de « professionnels » de la communication, pour privilégier un entourage plus politique, notamment Guy Carcassonne, juriste de formation.
Contraint à nouveau de renoncer devant François Mitterrand en 1988, il accède néanmoins à Matignon. Loin de s’entourer d’une équipe de communicants, il ne possède plus personne officiellement à ce poste après avril 1989. Son rejet de la « communication politique » va également l’amener à légiférer, restreignant fortement les modes de financement des campagnes électorales. La « publicité politique » qui avait connu ses grandes heures au milieu des années 1980 devient désormais en grande partie impossible à pratiquer. Il se refuse durant trois ans à tout effet d’annonce, et réduit jusqu’au possible ses interventions télévisées. Durant son « triennat », il n’intervient qu’à trois émissions importantes (deux 7/7 et un Questions à domicile). Il préfère au contraire soit un silence nécessaire à la négociation selon lui, soit des prises de parole plus ciblées, adressées aux catégories de la population qu’il souhaite toucher.
Cette stratégie laisse pourtant toute la place à ses détracteurs, ce qui ne l’inquiète guère, les sondages restant très favorables dans une période économique clémente. Pourtant, lorsque François Mitterrand décide de se séparer de lui, en mai 1991, il ne peut guère s’appuyer sur un bilan ancré dans les mémoires. Pire, le cadrage médiatique qui s’est imposé jusque-là l’associe au tourbillon d’impopularité qui emporte les socialistes dans les sondages. Restant toujours silencieux, alors que le PS semble l’adouber comme le « candidat naturel » pour 1995, il ne défend guère son bilan, et choisit au contraire de faire son mea culpa. Il n’est pas épargné par la lourde défaite du PS aux législatives de 1993 et choisit de se relancer en proposant le Big Bang de la gauche (discours de Montlouis-sur-loire, le 17 février 1993), puis en prenant la tête du Parti en avril 1993. Durant plus d’un an il va complètement changer de stratégie, multipliant les émissions télévisées, les prises de paroles, retrouvant les grâces de la peopolisation sans en connaître les succès et s’affichant en opposant irréductible à la droite revenue au pouvoir (gouvernement Balladur). Mais cette offensive ne lui permet pas de reconquérir de la popularité. Pire, il perd du terrain, notamment face à Jacques Delors alors Président de la Commission européenne. Après un échec aux européennes de 1994, dans lesquelles il a choisi de conduire la liste PS, entre autres face à la concurrence de Bernard Tapie soutenu par l’entourage de François Mitterrand, il démissionne de son poste de Premier secrétaire du Parti socialiste. Il perd ainsi toute chance de briguer à nouveau la fonction présidentielle.
Dans un épilogue nous avons choisi de nous intéresser à la suite de sa carrière politique, même si celle-ci se fait loin du premier plan national. Nous avons pu y constater une amplification des tendances déjà mises à jour dans la thèse, notamment un rejet croissant de la « communication politique » et des médias. Son discours devient sur ce thème de plus en plus caricatural, – en particulier après le « piège » que constitue sa participation à l’émission Tout le monde en parle en 2001 dans laquelle il est contraint de répondre à « Est-ce que sucer c’est tromper » – au point de dénoncer « l’abrutissement » de la population, notamment responsable du « Brexit ».
Nous nous demandons en conclusion si Michel Rocard n’est pas le papier chimique d’une évolution plus générale de la « communication politique » en France. Celle-ci s’est-elle institutionnalisée comme le défend la majorité des ouvrages sur la question ? Au travers d’études que nous avons pu mener sur des périodes plus récentes, nous souhaitons relativiser un tel point de vue en montrant qu’il y a bien au contraire des signes qui témoignent de limitations de l’institutionnalisation de la « communication politique » et que celles-ci sont liées à la situation contemporaine de Michel Rocard (législations sur les campagnes électorales, scandales politico-financiers qui délégitiment le recours à la « publicité politique », perte d’illusions dans les publicitaires etc.). La « communication politique » est même, en France, un objet à l’appréciation paradoxale entre fantasme et rejet. Bien sûr, pour confirmer de telles pistes il faudra étendre notre recherche notamment à l’échelle de toute la vie politique française – qu’en est-il en particulier au niveau local ? –, mais aussi à l’échelle plus globale.