Accueil du site > Le Temps des Médias > 02 - Publicité, quelle histoire ? > Le cinémarque  : Septième Art, publicité et placement des marques

02 - Publicité, quelle histoire ?

envoyer l'article par mail title= envoyer par mail Version imprimable de cet article Version imprimable Augmenter taille police Diminuer taille police

Stéphane Debenedetti et Isabelle Fontaine

Le cinémarque  : Septième Art, publicité et placement des marques

Le Temps des médias n°2, printemps 2004, p.87-98.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une pratique récente, le placement de marques dans les films de cinéma connaît depuis quelques années un essor sans précédent. Cette intrusion d’une logique publicitaire au cœur même du film se fait-elle au péril ou au profit du septième art ? Adoptant le point de vue des différents acteurs du système cinématographique, cet article propose de dresser un bilan des connaissances concernant l’impact du placement de marques sur (1) le processus créatif, (2) la production et la commercialisation du film et (3) sa réception par le spectateur. À travers le cas emblématique du placement de marques dans les films, ce sont les rapports ambigus existant entre cinéma et industrie, entre art et argent, qui sont une nouvelle fois interrogés, dans une perspective contemporaine. englishflag

De toutes les formes contemporaines prises par la relation cinéma-publicité, le placement de marques dans les films est sans doute perçu comme la plus emblématique de l'intrusion grandissante des logiques commerciales dans le processus de fabrication et de commercialisation du « produit-film ». Depuis une dizaine d'années, en effet, on constate un essor quantitatif sans précédent du placement de marques dans les films comme outil de communication des entreprises, en termes de placements, de nombre de films concernés, de création d'agences de communication spécialisées (Marques et Film, Casablanca…), ou encore d'articles de presse et de travaux scientifiques abordant le sujet [1]. Pourtant, si la pratique managériale se développe rapidement, l'idée d'introduire des marques dans des œuvres n'est pas récente. Depuis 25 ans (Moonraker : Lewis Gilbert, 1979) la présence de marques s'est institutionnalisée dans les James Bond – série pionnière, de ce point de vue –, au point de figurer systématiquement dans le cahier des charges des scénaristes (présence récurrente, dans chaque épisode, d'une marque de voiture, de champagne et de montre). Bien avant les aventures de 007, Jean Renoir faisait déjà du placement de marques le ressort comique d'une scène de son Crime de Monsieur Lange, en 1938. Le patron de presse véreux et criminel, interprété par Jules Berry, y truffe le roman-feuilleton de Monsieur Lange (« Arizona Jim ») de références directes à divers produits de l'industrie pharmaceutique, sans, bien sûr, prendre le soin d'en avertir l'auteur. Les intrusions des marques dans le récit sont désopilantes [2], le patron les justifiant par des arguments fondés sur une logique purement budgétaire que ne démentirait pas un producteur d'aujourd'hui. Soulignant de manière ironique sa propre dépendance aux financements externes, Renoir va jusqu'à « placer » dans une scène une célèbre marque de cigarettes : « Camel », dit le patron en tendant à Monsieur Lange, le paquet entrouvert, comme pour étouffer, sous un nuage de fumée, ses revendications d'auteur déçu. Ce qui est pointé dans cet extrait grinçant du Crime de Monsieur Lange, c'est le caractère à la fois inéluctable et contre-nature de l'association directe des logiques artistiques et économiques dans une industrie culturelle lourde comme l'édition ou le cinéma. Cependant, la présence de la marque dans l'œuvre ne concerne pas uniquement les auteurs du film qui doivent intégrer à leur démarche créative des éléments commerciaux a priori allogènes, ou encore les producteurs, sans cesse à la recherche de financements additionnels. Cette nouvelle donne publicitaire influence également le processus de commercialisation du film (phénomène du « tie-in », ou promotion croisée), ainsi que la réception par le spectateur d'une œuvre cinématographique subtilement ou massivement investie par les marques. Cette rencontre entre marques et films, entre cinéma et publicité, s'opère-t-elle au péril ou au profit du septième art ?

Qu'est-ce que le placement de marques ?

Le placement de produits, traduction littérale du terme anglo-saxon « product placement », se réfère à la pratique commerciale, pour les entreprises, d'insérer leurs produits, leurs marques ou leur nom au sein d'un objet de loisir de masse tel qu'un film, un livre, un jeu vidéo, un clip vidéo, etc. Si ce terme peut s'appliquer à ces différents domaines, il est cependant le plus souvent utilisé pour se référer au contexte du film cinématographique, support dans lequel la pratique est la plus répandue et qui soutient aujourd'hui une véritable industrie. Les termes « placement de produits » et « placement de marques » sont souvent employés de manière synonyme. Le premier a, toutefois, une signification plus large et comprend tous les placements possibles : les marques, mais également les organisations, les produits génériques, les lieux… Le second, en revanche, se réfère à la présence d'un nom de marque dans le film ou d'un produit facilement identifiable comme appartenant à cette dernière [3]. Ici, les deux termes seront utilisés de manière synonyme.

Économiquement, médiatiquement et académiquement parlant, l'intérêt porté à la technique du placement de produits remonte aux années 1980/90. La pratique, pourtant, nous renvoie aux tout premiers temps du cinéma : les frères Lumière avaient ainsi l'habitude de solliciter auprès des entreprises certains éléments du décor de leurs films ; dès l'époque du muet, Ford proposait ses voitures aux producteurs [4], et dans les années 1920, les compagnies de tabac, pour susciter plus de vocations féminines, proposaient de faire fumer les femmes dans les films [5]. C'est pour organiser la rencontre entre les studios et les industriels que la MGM ouvre même dans les années 1930 un bureau consacré aux placements de produits [6].

La diffusion de cette pratique commerciale s'inscrit dans le mouvement plus large d'intégration des marques au sein des œuvres de fiction (romans, chansons, pièces de théâtre), particulièrement sensible depuis la Seconde Guerre mondiale [7]. C'est à partir des années 1960 que le placement de produits commence à Ãªtre considéré comme un outil de marketing. Mais plusieurs spécialistes estiment que le procédé s'est véritablement industrialisé après le formidable succès des bonbons Reese's Pieces, à la suite de E.T. : The Extraterrestrial, signé par Steven Spielberg (1982) : les ventes auraient augmenté de près de 65 % grâce à la présence du produit dans le film [8]. L'industrie du placement de produits aux États-Unis devient alors vite très concurrentielle : on compte plus de 35 agences de placement de marques aux États-Unis dans les années 1990, la plupart situées dans les états de Californie et de New York [9].

En France, les marques ont longtemps été utilisées comme de simples accessoires, souvent de façon fortuite d'ailleurs, et n'impliquant guère de transferts d'argent ; les objets étaient simplement donnés ou prêtés, les réalisateurs se rendant parfois eux-mêmes dans les magasins locaux pour se procurer les produits désirés. Ici, cette pratique de communication ne se formalise vraiment qu'au milieu des années 1980 [10]. Mais les sommes en jeu restent moindres en France qu'aux États-Unis ; seules quatre agences placent des produits [11].

Plusieurs types de produits apparaissent dans les films. Les marques agroalimentaires, sûrement les plus nombreuses, sont aussi les moins visibles : en général, elles apparaissent furtivement, dans un contexte précis de consommation, ou à l'arrière plan comme accessoires du décor. Ainsi les confitures Bonne Maman sont-elles présentes dans une grande majorité des films français, et comptent plus d'une cinquantaine de longs métrages à leur palmarès [12]. Toutefois les constructeurs automobiles semblent les plus impliqués dans le placement de marques : Renault et Peugeot possèdent chacun un parc d'une quarantaine de véhicules spécialement réservés aux tournages, ainsi qu'un service spécialisé dans le démarchage des films.

Le terme de placement de produits s'étend également aux entreprises elles-mêmes, voire aux régions : certaines cherchent à attirer les tournages de films afin de promouvoir leur image, en France et parfois à l'étranger, et de bénéficier des emplois associés à la production du film (figurants, hôtellerie et restauration…). « Le bonheur est dans le pré » d'Étienne Chatiliez, tourné dans le Gers, a ainsi rapporté à la région près de 4 millions de francs (600 000 euros), sans compter les retours en termes médiatiques, touristiques et commerciaux qui ont suivi la sortie du film et son grand succès public [13] ; le Comité Régional du Tourisme a, en particulier, recensé une hausse de 30 % du tourisme dans le Gers l'année suivant la sortie du film. La région Rhône-Alpes a par ailleurs créé le Centre Européen Cinématographique qui subventionne certaines productions en échange d'un tournage sur son territoire [14]. La région évalue ainsi que la production d'un long-métrage de cinéma « dépense directement en moyenne près de 3 millions de francs en quelques semaines sur le lieu de tournage (hébergement, construction, emploi de techniciens et comédiens locaux), sans compter les dépenses personnelles des techniciens et comédiens » [15]. La pratique du placement de produits touche donc des types d'entreprises et d'organisations très variés et se banalise au sein de l'industrie cinématographique pour devenir aujourd'hui une pratique quasi systématique.

La création cinématographique face aux exigences des marques

Comment la présence programmée de marques dans le film pèse-t-elle sur le travail des auteurs (scénaristes, réalisateurs) ? Tout d'abord, il semble que les annonceurs imposent certaines règles aux réalisateurs pour figurer dans leurs films. D'après Chantal Duchet [16], les annonceurs disposeraient d'un droit de regard sur le scénario pour s'assurer que le contexte scénaristique dans lequel la marque est placée ne lui nuise pas et corresponde à ses objectifs communicationnels. Par exemple, un constructeur automobile ou un créateur de Haute Couture exige généralement que seuls les acteurs principaux du film conduisent ou portent un de leurs modèles, à l'exclusion des marques concurrentes, voire que le produit occupe une place de choix dans différents plans du film. En outre, les entreprises n'acceptent souvent de placer leurs produits que dans des films ayant à leurs commandes un réalisateur réputé ou prometteur, mettant en scène des acteurs connus et/ou une star.

Preuve que les annonceurs ont des exigences sur le contenu du film mais aussi que les réalisateurs ont la possibilité d'y résister, la mise en œuvre du placement de produits soulève de très nombreuses critiques de la part des annonceurs. Parmi les récriminations récurrentes, ces derniers se plaignent souvent de la possibilité que la scène de placement soit coupée au montage ou que le produit se trouve finalement associé à un autre personnage que celui prévu initialement [17]. En théorie, le placement de produits dans le film est donc bien au centre d'une opposition d'intérêt entre annonceurs et créateurs. L'auteur du film qui accepte le placement a généralement intérêt à ce que le produit se remarque le moins possible, se fonde dans le décor pour ne pas dénaturer le projet artistique initial, tandis que l'annonceur recherche, au contraire, la centralité et la visibilité. Mais la présence récurrente de marques prouve bien que les parties prenantes trouvent le plus souvent un terrain d'entente. Du reste, dans la plupart des cas, les renoncements respectifs des auteurs et des annonceurs restent mineurs. Mis à part quelques cas récurrents et médiatiques (la série des James Bond, Les visiteurs 2, et consorts), le film est en effet (encore) rarement défiguré par l'omniprésence des marques. Les possibilités de pression sur le contenu du film sont en outre moindres dans le cas français que dans le système américain puisque le réalisateur français, au contraire de son homologue américain, demeure libre d'utiliser les marques qu'il souhaite pour son œuvre [18]. Ainsi, la marque Carte Noire a-t-elle refusé de payer pour figurer sur une liste de courses faite par Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire dans La cérémonie de Claude Chabrol (1999). Mais ce dernier tenant à la présence de la marque, Carte Noire a été conservée et citée (gracieusement) trois fois dans le film [19].

Pour certains réalisateurs, la présence de marques est moins une intrusion, dont il faudrait gérer les éventuelles conséquences négatives, qu'un atout permettant d'accroître le réalisme du film [20]. Edgar Morin [21] explique, en effet, que le cinéma a besoin d'objets et d'un milieu apparemment authentiques pour que les spectateurs croient, dans une certaine mesure, à la réalité de ce qui leur est présenté. Les marques permettraient notamment de qualifier les personnages, de leur octroyer une personnalité, un style de vie propre [22]. La réalisatrice Tony Marshall, par exemple, explique le recours à des marques de soin pour Vénus Beauté (Institut) par un souci de vraisemblance. Elle rapporte, dans une interview à un journaliste [23] : « le scénario ne change pas : simplement, au lieu d'évoquer la crème X et le soin Y, d'un nom inventé, vous citez les soins Gatineau, leurs propriétés et leur mode d'application. C'est normal d'avoir ce souci de réalisme. On ne rend pas le film plus commercial pour autant ». La marque devient alors un élément du décor parmi d'autres contribuant à la qualité du film.

Enfin, les marques sont parfois directement utilisées par les auteurs pour les stigmatiser et les tourner en dérision (cf. The Truman Show, Peter Weir, 1998 ; Fight Club, David Fincher, 1999 ; ou The Looney Tunes passent à l'action, Joe Dante, 2003). Leur présence peut également servir à dénoncer, plus généralement, une société de consommation dont cette nouvelle pratique publicitaire est justement censée symboliser les dérives totalitaires (cf. Minority Report, Steven Spielberg, 2001). Le réalisateur affirme alors sa liberté d'expression au dépend des marques tout en bénéficiant de leur soutien financier. À moins qu'il ne s'agisse, derrière le détournement en apparence décalé et critique, d'une nouvelle forme de complicité, de connivence, d'autant plus efficace que masquée. Ce qui justifierait rationnellement la présence payante et volontaire de marques dans des films censés véhiculer leur propre contestation.

L'apport du placement de marques à la production et à la promotion du film

En théorie, les producteurs et les distributeurs ont intérêt au placement de produits car cela diminue à la fois les coûts de production et les coûts de communication du film. Concernant la production, l'apport peut être directement financier mais il peut être aussi consenti en nature ou sous la forme d'échanges. Dans ce cas, on relève généralement deux modalités de placements [24] : ou bien l'annonceur fait un don en mettant son produit/service à disposition du réalisateur lors du tournage (agroalimentaire, matériel photo, etc.) ; ou bien l'entreprise consent un prêt, soit de produits (secteur automobile, haute couture, etc.), soit de lieux de tournage (châteaux, usines, etc.).

Selon Olivier Bouthillier, président de Marques et films, les tarifs s'échelonneraient en France de 3 000 à 30 000 euros par placement [25]. Cet apport représenterait pour le producteur français environ 20 % de son investissement personnel, soit 5 % du budget total. Le placement de marques dans les films ferait ainsi globalement économiser environ 10 millions d'euros par an au cinéma français [26]. Pour un film international à gros budget avec star, la rémunération est plus forte, entre 30 000 et 50 000 dollars [27]. Le versement s'effectue généralement a posteriori, l'annonceur se réservant le droit de ne pas payer, si la mise en valeur de son produit ne correspond pas à ses attentes. Le placement de marques permet ainsi au producteur de boucler le financement de son film en faisant appel à des partenaires qui présentent le grand avantage de ne pas être co-producteurs, c'est-à -dire qui ne demandent pas de part de négatif (pourcentage des recettes potentielles) [28].

Outre son apport financier ou en nature, l'entreprise peut également contribuer directement à la promotion du long métrage. La société de production obtient l'utilisation gratuite des marques ; en retour, elle permet aux annonceurs d'utiliser le film et ses logos dans leurs campagnes publicitaires et promotionnelles. D'après Augros [29], ces « tie-in » (ou promotions croisées) permettent de « multiplier les dépenses [de communication] sans que le studio ne le ressente » puisque « les dépenses de promotion passent alors à la charge du détenteur de la licence ». Dans le cas de Toy Story II (John Lasseter et Ash Brannon, 2000), par exemple, Mac Donald's aurait pris en charge pour l'équivalent de 35 à 40 millions de dollars de publicité.

Goldeneye, le James Bond sorti en 1995, est un très bon exemple de ce procédé. J.-P. Flandé (Film Média Consultant), qui a participé aux placements, explique comment BMW, Omega, Perrier ou Yves Saint Laurent ont contribué à la promotion du film [30]. Le choix des marques s'est fait en grande partie par rapport à leurs cibles respectives. BMW permettait ainsi de toucher la tranche des 35-40 ans, plutôt aisée. La marque a investi 12 millions de dollars dans la promotion du long-métrage, associé à son nouveau coupé, la Z3. Omega a apporté de la même manière 5 millions de dollars de publicité, le champagne Bollinger un million. Par ailleurs, comme les unes et les autres ne touchaient jusqu'ici que des cibles masculines, les producteurs ont développé une association avec Yves Saint Laurent, qui, bien que non présent dans le film, a mis en place une campagne de promotion d'une valeur de 5 millions de dollars pour le lancement d'une ligne de cosmétiques 007.

Ces promotions croisées permettent ainsi au studio de toucher un public plus large, et à moindre coût, que par les moyens de communication traditionnels. Le tie-in reste cependant peu utilisé pour les films français, les réalisateurs ayant souvent des réticences à voir leur œuvre directement associée à des produits commerciaux.

Le spectateur face aux marques : impact du placement sur la réception du film

La question de l'influence du placement sur la réception doit être replacée dans la problématique plus large de la représentation à l'écran de l'univers de la consommation et son impact. Holbrook et Grayson [31] étudient ainsi comment les comportements de consommation représentés dans une œuvre d'art permettent d'interpréter le sens de cette œuvre. À travers l'exemple de Out of Africa (Sydney Pollack, 1985), les auteurs montrent comment le symbolisme attaché à la consommation, et en particulier aux possessions, favorise la compréhension de l'histoire et des personnages. Par exemple, le choc culturel entre l'Europe aristocratique dont est issue Karen (jouée par Meryl Streep) et l'Afrique, où elle vient s'installer, est souligné principalement par des produits de consommation familiers des occidentaux, comme l'horloge à « coucou », qui fascine tant les petits Africains ou encore les gants blancs que l'héroà¯ne souhaite faire porter à son serviteur noir. L'évolution du personnage de Karen est également largement reflétée par sa manière de s'habiller, abandonnant progressivement ses riches atours européens pour adopter des vêtements plus adaptés au climat africain. Les exemples sont très nombreux de la manière dont le spectateur interprète l'évolution des personnages et les principaux thèmes développés par le film (le choc des cultures, le maintien d'une identité européenne, etc.), en puisant dans le symbolisme des objets consommés, achetés, portés, évoqués.

Dans le même ordre d'idées, une recherche menée sur deux séries télévisées américaines, Dallas et Dynastie, montre comment les produits consommés par les personnages permettent de caractériser leur personnalité et de les associer à un univers de consommation typé [32]. Dans Dallas, Hirschman identifie deux personnages représentatifs de « valeurs de consommation » différentes, évoquées par les produits possédés ou consommés : J.R. Ewing porte un costume, boit du whisky et conduit une berline Mercedes grise ; son demi-frère, le rancher Ray Krebs, porte des vêtements de cow-boy, boit de la bière et conduit un camion. Le premier est caractéristique d'une consommation « profane » et matérialiste, le second d'une consommation « sacrée », tournée vers la famille et la tradition.

Le cas plus spécifique de l'intrusion directe de marques dans le film a fait l'objet de recherches spécifiques en publicité : les spectateurs interrogés y déclarent tous conscients de l'intention persuasive des marques [33] et affichent une attitude majoritairement positive à l'égard de la pratique [34]. DeLorme et Reid [35], dans une démarche d'investigation qualitative (entretiens de groupe et individuels), ont étudié comment la présence de marques dans les films est interprétée par les spectateurs. Quel que soit l'âge ou le niveau de fréquentation des salles, la présence de marques augmente le réalisme perçu du film, permettant par exemple de mieux associer un film à un lieu, un contexte ou une époque particulière (ex : la présence de marques d'automobiles anciennes dans Driving Miss Daisy : Bruce Beresford, 1989). Encore faut-il que la présence des marques ne soit pas excessive ou inappropriée, qu'elle ne nécessite pas des mouvements de caméra dont l'intention publicitaire serait trop marquée. Une telle démarche risquerait de compromettre le réalisme perçu et de provoquer le sentiment d'être « interrompu » dans l'immersion du film. En outre, la répétition du placement de la même marque dans le film est jugée négativement par les spectateurs [36]. Du point de vue de la réception, la frontière entre le réalisme bienvenu et la commercialisation outrancière semble donc délicate à déterminer. Un conflit d'intérêt entre spectateurs et annonceurs est donc là manifeste : plus la marque se fait ostentatoire, et donc le placement plus efficace en terme de mémorisation [37], plus cette pratique produit de ruptures déplaisantes dans l'expérience cinématographique du spectateur.

Selon DeLorme et Reid [38], les marques permettraient également aux spectateurs de mieux définir la personnalité, le style de vie ou le rôle des différents personnages du film. Elles seraient aussi utilisées par les spectateurs pour comparer leurs « mondes » de consommation à ceux décrits dans les films. Ce processus de comparaison sociale peut parfois s'avérer négatif pour le spectateur, lorsque les marques sont à la fois désirables et inaccessibles. Au contraire, lorsque le spectateur y reconnaît son univers de consommation, elles renforcent et valident son identité. Pour les plus jeunes en particulier, joue un sentiment d'appartenance culturelle (la culture matérialiste américaine) et une impression de sécurité. Les réactions les plus négatives se rencontrent parmi les spectateurs les plus âgés, qui supportent mal la rupture culturelle suscitée par la présence des marques. Représentant une « menace », une « pollution », désacralisant l'expérience cinématographique en salle, elles réduiraient le film à un moment de consommation ordinaire. Ce constat s'accompagnerait, chez ces répondants, de sentiments d'insécurité, de frustration et de peur du changement.

Ces recherches nord-américaines suggèrent donc deux éléments importants : la signification du placement de marques dans le film n'est pas transmise à un spectateur passif, mais, au contraire, interprétée activement dans le cadre d'un processus individuel de construction de la réalité sociale ; les interprétations du spectateur face aux marques placées excèdent le film lui-même (son réalisme, ses personnages, etc.) pour s'étendre à la relation de l'individu à la consommation en général. Plus que provoquer l'acte d'achat, le placement de produits aurait probablement pour effet principal de socialiser encore davantage les spectateurs à la consommation, à son idéologie, à son omniprésence et à ses enjeux sociétaux.

Discussion et perspectives

Les éléments recueillis dans cet article permettent d'opposer schématiquement deux visions de la pratique publicitaire du placement de marques dans les films. Selon la première conception, critique, qui renvoie globalement à la longue tradition de conflit entre art et management [39], elle ouvrirait la porte à toutes sortes de pressions commerciales sur les auteurs et consacrerait plus encore la victoire annoncée des logiques financières dans le septième art, détériorant, de surcroît, l'expérience intime du spectateur. Une seconde position à l'égard du placement de marques soulignerait, au contraire, les apports financiers et promotionnels d'une pratique finalement peu intrusive et garante de plus de réalisme pour le spectateur.

Si la conception critique semble se focaliser pour l'essentiel sur le cas d'école du blockbuster (films à gros budget) hollywoodien, la vision positive de cette pratique publicitaire feint d'ignorer qu'au cœur du placement de produits résident des contradictions dont la résolution est porteuse de risque pour le cinéma. La pratique génère en effet des attentes, en théorie opposées, selon les parties prenantes de l'échange : plus la marque est visible, plus le placement est efficace ; mais, du coup, les auteurs doivent aménager leur œuvre pour faire une place à un élément commercial exogène risquant de dénaturer leur création ; de la même manière, plus la marque est visible, plus le spectateur s'en souvient ; mais moins il l'accepte favorablement. Inversement, plus la marque se « fond » dans le décor du film, plus sa présence est jugée positivement par le spectateur ; mais moins le placement s'avère efficace en terme de mémorisation [40].

Alors que la pratique du placement de produits se développe rapidement, notamment en remplacement d'une publicité traditionnelle à l'efficacité déclinante (phénomène de « zapping » publicitaire), on peut se demander comment se concilieront à l'avenir ces conflits d'intérêts. On fait ici l'hypothèse que l'industrie du placement de produits sera amenée pour l'essentiel à ne concerner que les blockbusters et les films les plus commerciaux. Les marques se tournent en effet, d'abord, vers les films – supposés – à forte audience, les préférences des entreprises allant avant tout au « quantitatif » (rapport coût/potentiel d'audience [41]). On assiste ainsi probablement déjà au développement d'une économie du placement de produits à deux vitesses : l'une, ancienne, se caractérise par un nombre de placements et des transactions financières limitées, ainsi que par une approche largement empirique (modèle français, pour l'essentiel) ; l'autre, plus récente, se nourrit de placements de plus en plus massifs, agressifs et onéreux, dont l'efficacité doit être contrôlée et qui exigent un retour sur investissement élevé (modèle hollywoodien). Cette dualité dans la pratique du placement de produits apporte sans doute une nouvelle pierre à la bipolarisation grandissante du cinéma entre film d'auteur et film commercial destiné à large public. À l'opposition traditionnelle entre le blockbuster « consommé » dans un multiplexe et le film « fragile » apprécié dans le cadre intime du cinéma art et essai, verra-t-on dorénavant s'ajouter l'antagonisme entre le film constellé de marques et celui « Ã©pargné » par les stratégies publicitaires des annonceurs ? Cette dualité nouvelle semble d'ailleurs entérinée par les spectateurs eux-mêmes, qui paraissent plus facilement accepter la présence de marques au sein de films dits « commerciaux », une certaine cohérence liant pratique et démarche générale du film [42].

Limitée aux « gros films », la technique industrielle du placement se concentre également sur les grands produits, les seuls pouvant espérer être vus et reconnus dans un film. Une marque avec une notoriété minime n'a, en effet, aucun intérêt à payer pour faire partie d'un film. Là encore se dessine une économie du placement à deux vitesses entre un « cas par cas » largement empirique et une approche marketing poussée mettant en relation grandes marques et producteurs de succès. Le placement de marques témoigne une nouvelle fois de la capacité d'adaptation du secteur cinématographique à un environnement dual, entre art et industrie, suscitant des intérêts largement contradictoires. Par sa nature, l'industrie cinématographique semble posséder le don de jouer le double jeu de l'art et du commerce. On peut ainsi voir la pratique du placement de marques comme un des révélateurs contemporains les plus pertinents de la « communauté de destin » [43] existant depuis toujours entre le cinéma et le marché.

[1] I. Fontaine, Étude des réponses mémorielles et attitudinales des spectateurs exposés aux placements de marques dans les films, thèse de Doctorat en Sciences de gestion, Université Paris-Dauphine, 2002.

[2] « Soudain, Arizona Jim pose sur la table son revolver et, sortant de sa poche une petite boite rose, il l'ouvre en disant : avec les pilules Ranimax, de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace ! ».

[3] J. A. Karrh, « Effects of Brand Placements in Motion Pictures », Proceedings of the 1994 Conference of the American Academy of Advertising, p. 90-96.

[4] J. Brée, « Le placement de produit dans les films : une communication originale », Décisions Marketing, 8, 1996, p. 65-74.

[5] J. Oleck, « That's Hollywood : filmakers like putting real-life restaurants in the movies, but chains have to like the movies they're in », Restaurant Business, 94, 2, 1995, p. 20.

[6] J.A. Karrh, K. Brittain McKee & C.J. Pardun, « Practitioners' Evolving Views on Product Placement Effectiveness », Journal of Advertising Research, June, 2003, p. 138-149.

[7] M. Friedman, « A “Brand†New Language - Commercial Influences in Literature and Culture », Contributions to the study of popular culture, Greenwood Press, 26, 1991.

[8] P. Lamassoure, « Cinéma : un partenaire de marque », Le film français, 2697, 12 décembre 1997, p. 14-17.

[9] D.E. Delorme, « Brands in Films : Moviegoers' Experiences and Interpretations », Dissertation Abstracts International, University of Georgia, 1995.

[10] J. Brée, op. cit.

[11] Il s'agit, à la fin de l'année 2002, des agences Film Média Consultant, Marques et Films, Casablanca et Master Partenariat.

[12] F. Brillet et S. Courage, « La pub clandestine à l'assaut du cinéma », Capital, août 1995.

[13] C. Bédarida, « Les régions s'organisent pour attirer les tournages des films », Le Monde, jeudi 8 mai 1997.

[14] S. Brisset, « Remarquer les marques », Actua Ciné, 147, février 1995.

[15] C. Bédarida, op. cit.

[16] C. Duchet, « Cinéma et publicité : le droit d'asile », Le cinéma et l'argent, dir. Creton L., Paris, Nathan cinéma, 1999, 88-102.

[17] I. Fontaine, « Le placement de produits dans les films : quel outil de communication pour les entreprises ? », Entrelacs, mars 2000, hors série « Marketing du cinéma ».

[18] Aux États-Unis, contrairement à la France, la marque a un droit de regard sur sa présence dans le film et peut donc contrôler son exposition. Les sociétés de production doivent en effet obtenir l'autorisation de la marque avant de l'insérer dans le film. En France, en revanche, c'est l'artiste qui est maître de son œuvre et celui-ci est libre de faire figurer n'importe quelle marque dans son film, pourvu cependant que celle-ci ne soit pas volontairement dénigrée.

[19] R. Mazon, « Ã â€¡a vaut bien un plan », Repérages, dossier n° 12 « Business et cinéma », 1999, p. XXIII-XXV.

[20] P.B. Gupta, S.K. Balasubramanian & M.L. Klassen, « Viewers' Evaluations of Product Placements in Movies : Public Policy Issues and Managerial Implications », Journal of Current Issues and Research in Advertising, 22, 2, 2000, p. 41-52 ; B.S. Sapolsky et L. Kinney, « You Ought to Be in Pictures : Product Placements in the Top Grossing Films of 1991 », American Academy of Advertising Conference, ed. King K.W., Athens, 1994, p. 89.

[21] E. Morin, Le cinéma ou l'homme imaginaire, Paris, Les Éditions de Minuit.

[22] M. Shapiro, Product Placement in Motion Pictures, papier de recherche, Northwestern University, 1993.

[23] C. Libilbéhéty, « À vos marques ! », Le Nouveau Cinéma, décembre 1999, p. 98-104.

[24] C. Duchet, op. cit.

[25] R. Mazon, op. cit.

[26] C. Duchet, op. cit.

[27] Ibid.

[28] J. Brée, op. cit.

[29] Joà« l Augros, « Le marketing cinématographique aux États-Unis est-il efficace ? », Entrelacs, mars 2000, hors série « marketing du cinéma », p. 72-91.

[30] I. Fontaine, 2000, op. cit.

[31] M.B. Holbrook et M. W. Grayson, « The Semiology of Cinematic Consumption : Symbolic Consumer Behavior in Out of Africa », Journal of Consumer Research, 13, décembre 1986, p. 374-381.

[32] E.C. Hirschman, « The Ideology of Consumption : A Structural-Syntactical Analysis of “Dallas†and “Dynasty†», Journal of Consumer Research, 15, 3, 1988, 344-359.

[33] D.E. DeLorme et L.N. Reid, « Moviegoers' experiences and interpretations of brands in films revisited », Journal of Advertising, 28, 2, 1999, p. 71-96.

[34] I.D. Nebenzahl et E. Secunda, « Consumers' Attitudes Toward Product Placement in Movies », International Journal of Advertising, 12, 1993, p. 1-11. ; M.J. Baker et H.A. Crawford, « Product Placement », Working Paper Series 95/2, University of Strathclyde, 1995. Il est toutefois notable que les spectateurs américains sont plus positifs à l'égard du placement de marques que les Européens (Français et Autrichiens ; S.J. Gould, P.B. Gupta et S. Grabner-Kraüter S., « Product Placements in Movies : A Cross-Cultural Analysis of Austrian, French and American Consumers' Attitudes Toward This Emerging International Promotional Medium », Papier de recherche, 1998). En outre, seule une minorité de spectateurs juge le placement de produits comme un « message caché », laissant planer le spectre récurent d'une tentative de persuasion subliminale du spectateur (P.B. Gupta et S.J. Gould, « Consumers' Perceptions of the Ethics and Acceptability of Product Placements in Movies : Product Category and Individual Differences », Journal of Current Issues and Research in Advertising, 19, 1, 1997, p. 37-50).

[35] D.E. DeLorme et L.N. Reid, op. cit.

[36] D.E. DeLorme, N.R. Leonard et M.R. Zimmer, « Brands in films : young moviegoers' experiences and interpretations », Papier présenté à la 1994 Conference of the American Academy of Advertising. ; P.B. Gupta, S. K. Balasubramanian & M. L. Klassen, op. cit.

[37] I. Fontaine, 2002, op. cit.

[38] D.E. Delorme et L.N. Reid, op. cit.

[39] E. Chiapello, Artistes versus managers. Le management culturel face à la critique artiste, Paris, Éditions Métailié, 1998.

[40] A. d'Astous et F. Chartier, « A Study of Factors Affecting Consumer Evaluations and Memory of Product Placements in Movies », Journal of Current Issues and Research in Advertising, 22, 2, 2000, p. 31-40.

[41] J.A. Karrh, K. Brittain McKee & C.J. Pardun, op. cit.

[42] Ces constatations ressortent d'entretiens conduits par nos soins auprès de 13 spectateurs, entre les mois de janvier et de mars 1999.

[43] Ces constatations ressortent d'entretiens conduits par nos soins auprès de 13 spectateurs, entre les mois de janvier et de mars 1999.

Citer cet article : https://www.histoiredesmedias.com/Le-cinemarque-Septieme-Art.html

Sommaire du numéro