23 - Santé à la Une
Carole Carribon
Le Bulletin de l’Association française des femmes médecins (1929-1940). Un discours médical spécifique aux femmes ?
Le Temps des médias n° 23, Hiver 2014.L’Association française des femmes médecins (AFFM) est créée en 1921 alors que les femmes représentent moins de 5% des médecins ; son bulletin éclaire les thèmes dont l’association, à distance des préoccupations des militantes de la cause des femmes, est porteuse : la santé des enfants et celle des femmes (et en particulier des femmes enceintes), l’éducation sexuelle des jeunes filles, l’état de santé des travailleuses et la prévention des maladies vénériennes avec suivi des prostitués.
Carole CARRIBON, Maître de conférence, Université Bordeaux-Montaigne.
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L’Association française des femmes médecins (AFFM) voit le jour en 1921, deux ans après la fondation, à New-York, de la Medical Women’s International Association (Association internationale des femmes médecins) dont elle est l’une des sections nationales. Elle dépose ses statuts en 1924 : l’AFFM a « pour but de constituer un groupement corporatif qui permettra aux femmes médecins : a) de s’aider mutuellement dans la défense de leurs intérêts professionnels ; b) d’étudier en commun les questions d’intérêt général qui sont du domaine de leur activité et d’associer leurs efforts pour collaborer aux progrès de l’Hygiène Sociale » [1].
Entre 1924 et 1929, cette association rend compte de ses activités auprès de ses membres par l’envoi de feuilles polycopiées. En prenant de l’importance, elle devient capable d’éditer un « respectable bulletin » [2], publié aux éditions de L’Expansion scientifique française, dont le premier numéro paraît en décembre 1929 (illustration 1). Dès l’année suivante, ce bulletin devient trimestriel ; le rythme de quatre publications par an est maintenu jusqu’en 1939, année au cours de laquelle paraissent seulement deux numéros. Ce corpus de 37 bulletins – 38 en prenant en compte le premier numéro de 1940, après lequel la parution du Bulletin de l’Association française des femmes médecins s’interrompt [3] – est accessible dans son intégralité à la bibliothèque Marguerite Durand [4] où sont également conservées quelques archives de l’Association.
Le Bulletin de l’Association française des femmes médecins peut, à bien des égards, apparaître comme une publication originale au sein de l’abondante presse médicale de l’entre-deux-guerres. S’adressant à un public défini et restreint, il a cependant une audience limitée. Son contenu et le type d’informations qu’il diffuse sont largement tributaires du fait qu’il a pour vocation de refléter les préoccupations professionnelles et les centres d’intérêt scientifiques et sociaux des femmes médecins.
Un bulletin original dans la presse médicale de l’entre-deux-guerres
Replacer le Bulletin de l’AFFM dans le contexte éditorial de la presse médicale française de l’entre-deux-guerres n’est pas chose aisée. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’ouvrage de synthèse sur la presse médicale hexagonale à l’image de ce que l’ouvrage dirigé par William F. Bynum, Medical Journals and Medical Knowledge, a tenté de faire pour la presse britannique, notamment pour le XIXe siècle [5]. Les contemporains s’accordent à décrire la presse médicale française de l’entre-deux-guerres comme foisonnante, ce qui amène à s’interroger sur les motivations de l’Association française des femmes médecins : pourquoi lancer une nouvelle publication dans un paysage déjà bien fourni en journaux médicaux ?
La presse médicale dans l’entre-deux-guerres : un secteur dynamique
L’Association de la presse médicale française (APMF) s’enorgueillit de compter parmi ses membres les principales publications relevant des sciences médicales. Fondée à Paris en 1889, elle renaît après la Grande Guerre en 1920. Reprenant les statuts de la première APMF, elle se définit comme un syndicat professionnel établi sous le bénéfice de la loi de 1884. Peuvent en être membres titulaires les docteurs en médecine propriétaires, directeurs ou rédacteurs en chef d’un journal de médecine non gratuit, paraissant depuis au moins deux ans révolus avec une périodicité minimale d’un numéro par trimestre, parrainés par deux membres et élus à la majorité de l’assemblée de l’association. Alors qu’en 1920, l’APMF ne comptait que 24 journaux, elle en totalise cinq fois plus au cours des années trente [6] et affirme avoir en son sein « la plupart des périodiques et revues français, en tout cas les plus importants et les plus notoires » [7].
Le propos est sans doute quelque peu exagéré : en 1930, la dernière édition de l’Annuaire des journaux [8] répertoriant les seules publications parisiennes, classe 184 publications dans sa rubrique « Médecine et hygiène » ; en 1938, un numéro du Courrier graphique sur la presse et l’édition médicales avance le chiffre de 317 périodiques consacrés à la « médecine et [à l’]art vétérinaire » [9]. Abstraction faite de cette ultime catégorie de publications, somme toute minoritaire, la presse médicale est foisonnante et le demeure malgré la crise des années trente. Dans le classement du Courrier graphique, elle arrive même en tête, loin devant la « finance » et les « périodiques professionnels, industriels et commerciaux », tous deux crédités de 237 titres, les « sports athlétiques et mécaniques » et les « revues politiques et littéraires ». Dans un contexte où les publications médicales sont déjà légion, pourquoi lancer un nouveau journal ? Quelle information peut-il apporter que les autres ne diffusent pas déjà ?
Graphique 1. Journaux et revues membres de l’APMF en 1932 [10]
Un public ciblé
Avant l’apparition du Bulletin de l’Association française des femmes médecins, la ventilation de la presse médicale s’articule à la fois sur des critères géographiques – autour de la distinction Paris/Province - et sur la segmentation du corps médical en spécialités, avec un clivage entre journaux généralistes, abordant l’ensemble des problématiques médicales, et presse spécialisée (graphique 1). Le sexe n’est un critère pertinent que dans la définition d’une spécialité – la gynécologie – à laquelle certaines revues sont consacrées ; aucun journal médical ne s’adresse spécifiquement aux femmes médecins. L’originalité du Bulletin de l’Association française des femmes médecins est donc annoncée dans son titre : il est réalisé par des femmes médecins à destination de femmes « pourvues d’un diplôme d’État français de Docteur en Médecine » [11].
En France, les femmes ont été autorisées à devenir docteur(e)s de la Faculté de médecine de Paris [12] à partir des années 1870, période à laquelle elles ont également été acceptées dans les écoles préparatoires de médecine en province ; elles ont ensuite lutté pour accéder à l’externat (1881) puis à l’internat (1885). Cependant, l’augmentation du nombre d’étudiantes inscrites en médecine, de la fin du siècle à la Première Guerre mondiale, est surtout due aux étudiantes étrangères ; il faut attendre l’entre-deux- guerres pour que les Françaises inscrites à la Faculté de médecine de Paris soient plus nombreuses que les étudiantes étrangères [13]. Les fondatrices de l’Association française des femmes médecins appartiennent à une génération qui, ayant fait ses études avant la Grande Guerre, peut encore être qualifiée de pionnière : c’est le cas de Lasthénie Thuillier-Landry (1879-1962), première présidente de l’AFFM, d’Alice Hartmann-Coche (1874-1947), qui lui succède de 1929 à 1932, ou bien encore de Germaine Montreuil-Straus (1883-1870), l’une des plus importantes personnalités de l’AFFM.
Elles ont parfaitement conscience d’appartenir à une minorité, car la féminisation de la profession reste lente : en 1930, les femmes représentent moins de 4% des praticiens de la capitale [14]. L’Association française des femmes médecins, ainsi que son bulletin, s’adressent donc à un public restreint, bien qu’en hausse constante. Afin de connaître le lectorat du Bulletin de l’AFFM, l’évaluation des effectifs de l’association peut être obtenue en croisant les rapports annuels et les listes d’adhérentes [15] publiées une fois par an en fin de bulletin. En 1924, l’association compte 87 adhérentes, 119 quatre ans plus tard. « Nous ne sommes encore qu’une petite escouade dans l’armée des médecins, écrit Alice Hartmann-Coche, nous voudrions qu’aucune femme-médecin ne se tienne en dehors de notre groupement » [16]. L’objectif n’est pas atteint : en 1938, malgré une croissance de ses effectifs ininterrompue depuis dix ans (graphique 2), l’AFFM compte 346 membres soit environ le tiers des femmes médecins inscrites dans les annuaires médicaux [17].
Graphique 2 – Les effectifs de l’Association française des femmes médecins (1928-1939)
Un périodique modeste
S’adressant à un public bien spécifique, le Bulletin de l’Association française des femmes médecins n’a pas la prétention d’être un « grand » journal médical. La principale préoccupation de l’équipe dirigeante de l’association, lorsqu’elle lance le bulletin en 1929, est de parvenir à en assurer la régularité de parution et la pérennité. Pari difficile à tenir quand on songe que le titre fait son apparition dans un contexte de crise économique qui n’épargne pas la presse, qu’elle soit généraliste ou spécialisée. Après des débuts relativement confortables, le Bulletin de l’AFFM connaît ainsi quelques difficultés dans la seconde moitié des années trente.
Une audience limitée
Les tirages du Bulletin de l’Association française des femmes médecins restent limités : 350 exemplaires jusqu’en 1938, 450 ensuite, réservant quelques dizaines d’exemplaires pour une diffusion au-delà du premier cercle des membres de l’association, sans qu’il soit possible de connaître, à partir des sources disponibles, quels sont les vecteurs de distribution du titre au-delà des adhérentes. Dans la première moitié de la décennie, l’abonnement coûte 12 francs en France, 18 francs à l’étranger ; un numéro vaut quatre francs [18]. Ce qui reste des archives de l’AFFM conservées à la Bibliothèque Marguerite Durand ne permet pas de savoir comment l’association a obtenu que son journal soit imprimé par L’Expansion scientifique française, qui publie également le Bulletin de l’association internationale des femmes médecins. De la part de la maison d’édition, la décision de publier ces deux périodiques traduit peut-être la volonté de renforcer les publications relatives à la gynécologie et à la pédiatrie, deux des principales spécialités des femmes médecins [19].
Le financement du Bulletin par la publicité : un échec
Le Bulletin de l’AFFM est imprimé en format in-8e raisin. Le nombre moyen de pages paginées par numéro avoisine 26 pages, avec d’importantes variations (graphique 3). Les bulletins exceptionnellement longs, dépassant cinquante pages, s’inscrivent dans la préparation des congrès de l’Association internationale des femmes médecins car les sections nationales doivent remplir des questionnaires et faire des rapports sur les thèmes mis à l’étude. Ainsi le bulletin de décembre 1933 contient une enquête sur le Birth Control en vue du Congrès de Stockholm de 1934, celui de janvier 1937 un rapport sur la mortalité maternelle et l’avortement pour le Congrès d’Edimbourg de cette même année. Hormis ces périodes exceptionnelles, le volume annuel moyen, pour les années comportant quatre numéros (1931-1938) est de 102 pages.
Graphique 3 – Taille des Bulletins de l’Association française des femmes médecins (1929-1940)
Aux pages numérotées s’ajoute en moyenne une douzaine de pages non paginées qui, à l’exception de la couverture, sont utilisées comme support publicitaire. L’étude d’un échantillon sur deux ans (1933- 1934) montre que les publicités se répartissent en trois catégories : les réclames pour produits pharmaceutiques occupent près de 80% de l’espace non paginé, réparti entre une douzaine de laboratoires ; l’Expansion scientifique française se réserve en moyenne deux pages pour assurer la promotion de ses publications les plus récentes ; enfin, une demi-page est consacrée à la Roseraie de Neuilly, « centre médico-pédagogique pour enfants arriérés et déficients nerveux et fonctionnels ».
Si, en 1930, la Secrétaire générale de l’association explique chercher encore « à réunir une publicité suffisante pour amortir les très gros frais d’impression de ce petit journal » [20], l’année suivante, la Trésorière se réjouit car « les frais de publication de notre Bulletin ont été couverts par la publicité que nous confient les fabricants de produits pharmaceutiques » [21]. Hélas, le financement de l’impression et de la distribution du Bulletin par les recettes publicitaires n’est assuré que pendant trois ans (graphique 4) ; à partir de 1934, il faut puiser dans les autres recettes de l’association, essentiellement constituées par les cotisations et, secondairement, par le revenu de placements.
C’est moins par sa taille que par son audience que le Bulletin de l’AFFM peut être qualifié de publication modeste. Trop modeste pour faire partie de l’Association de la presse médicale française ? Ni les bulletins de l’APMF, ni les archives de l’Association française des femmes médecins ne mentionnent de demande d’adhésion.
Plusieurs hypothèses peuvent être émises : les membres du bureau directeur de l’AFFM, n’étant pas stricto sensu propriétaires, directrices ou rédactrices en chef du Bulletin, estiment peut-être ne pas correspondre à la définition des titulaires de l’APFM et anticipent un éventuel refus. Elles ne se reconnaissent pas non plus dans le statut de « membres associés français », accordé par l’APMF aux représentants qualifiés de bulletins de sociétés savantes ou de syndicats médicaux, car l’AFFM affirme à plusieurs reprises n’être ni l’une ni l’autre. Ce statut, accordé aux publications adressées ou vendues exclusivement au corps médical, permettait d’échapper à l’impôt frappant les publicités pour spécialités pharmaceutiques paraissant dans la presse destinée au grand public. L’Association française des femmes médecins, dont la nature ne prête pas à confusion, n’a pas besoin, en la matière, de l’APMF et peut-être ne voit-elle pas l’intérêt de rejoindre cet aréopage masculin… L’AFFM préfère sans doute verser une cotisation à des organismes, féminins ou mixtes, avec lesquels elle partage des objectifs – oeuvres médicales, Association internationale des femmes médecins, Association des Françaises diplômées des universités, Confédération des travailleurs intellectuels – ce qui ne l’empêche pas d’entretenir des relations avec les rédacteurs de différents journaux comme Le Concours médical, La Vie médicale, La Presse médicale, Paris médical, etc.
Graphique 4 – Finances du Bulletin de l’AFFM (1930-1939)
Une information spécifique aux femmes médecins ?
S’adressant aux membres de l’AFFM lors de la parution du premier numéro, la Secrétaire générale affirme : « le Bulletin de l’Association française des femmes médecins […] ne sera jamais un organe scientifique, analogue à tant d’autres publications déjà existantes, mais aura pour simple ambition de vous tenir au courant de la vie de l’Association et des questions professionnelles d’ordre exclusivement féminin » [22]. Près de dix ans plus tard, Mme Eyraud-Dechaux, ancienne présidente de l’AFFM, confirme cette ligne éditoriale : « les sujets d’étude abordés [...] sont toujours choisis parmi ceux qui peuvent nous intéresser à la fois en tant que femmes et en tant que médecins. C’est dire qu’il nous paraît préférable de laisser les questions de science pure aux diverses sociétés médicales scientifiques où chacune de nous a la possibilité de les porter et que nous avons été amenées à nous spécialiser dans les questions dites médico-sociales » [23]. En quoi le contenu du Bulletin de l’Association française des femmes médecins se distingue-t-il afin de répondre aux attentes de ses lectrices ?
Les femmes médecins : un public spécifique
Annuellement, le Bulletin de l’AFFM publie une liste nominative, divisée en deux catégories – Seine/Province et colonies – suivie d’une liste par spécialisation médicale ou lieu d’exercice. Ce type de sources pose des problèmes méthodologiques : comme elles ne sont pas exhaustives, le nombre total de médecins figurant dans ces listes d’adhérentes correspond rarement aux chiffres donnés dans les rapports annuels de l’association ; dans celles établies par spécialités, une même praticienne peut être citée dans plusieurs catégories (par exemple “médecine générale” et “gynécologie”). Leur étude permet néanmoins de préciser le profil des membres de l’association. Plus de 60% exercent ou habitent dans le département de la Seine ; toutefois, le tropisme parisien de l’association influe sans doute davantage sur ses activités (réunions, visites d’établissements) que sur le contenu même de son journal. Ce qui n’est pas le cas du profil professionnel des adhérentes de l’AFFM, dominé par quatre catégories qui représentent plus de 60% des praticiennes : gynécologues, pédiatres, généralistes, auxquelles s’ajoutent celles qui n’exercent pas ou plus, soit pour une question d’âge, soit parce qu’elles ont choisi de se consacrer à leur famille et/ou à des Å“uvres médico-sociales (graphique 5).
Graphique 5 – Répartition des membres de l’AFFM par profil professionnel (1929-1938)
Ces données reflètent les choix professionnels opérés par les premières générations de femmes médecins [24], qui choisissent soit de devenir généralistes avec l’espoir d’attirer à elles une clientèle féminine que des questions de pudeur peuvent détourner de leurs confrères masculins, soit de se tourner « naturellement » vers des spécialités – gynécologie, « maladies des femmes », pédiatrie - liées à leur sexe et à l’identité sociale traditionnellement allouée aux femmes à travers la maternité et l’éducation des enfants.
Cette réalité conditionne le contenu des bulletins de l’AFFM qui consacrent la majorité de leurs articles à la santé des femmes et des enfants, avec un double objectif d’information des femmes médecins et d’intervention dans le débat public.
Centres d’intérêt et prises de position de l’AFFM
A côté des thèmes retenus pour les congrès de l’Association internationale des femmes médecins [25] l’AFFM décide des sujets de discussion abordés au seul niveau national. Établir une typologie des principales thématiques abordées dans les bulletins de l’AFFM (annexe 1 - voir doc PDF) permet donc de mettre en lumière les priorités de l’association et, cela va de pair, les domaines où elle estime que les compétences des femmes médecins peuvent être utiles à l’ensemble du corps social.
Une première catégorie d’articles est constituée par des thèmes généraux, dont les enjeux ne sont propres ni aux femmes médecins, ni à leur journal : actualisation des connaissances, modifications de la pratique professionnelle, par exemple par les lois sur les assurances sociales ou le projet d’instauration d’un Ordre des médecins.
La santé des enfants constitue ensuite un thème récurrent. L’AFFM, qui, au milieu des années trente, compte en son sein une dizaine de médecins-inspecteurs des écoles ou de médecins de lycée, affirme la nécessité d’une plus grande intervention des médecins dans le milieu scolaire, pour veiller à la santé des enfants, dépister les maladies contagieuses et d’éventuelles pathologies, voire pour aider à l’orientation professionnelle. L’association s’intéresse également à la prise en charge, médicale et sociale, des enfants mentalement déficients, ou présentant des troubles comportementaux pouvant aller jusqu’à la délinquance juvénile.
Enfin, la santé des femmes représente la principale thématique de cette publication, autour de quatre « types » de femmes :
La jeune fille, dont il s’agit d’améliorer l’éducation sexuelle pour l’« aider [...] à se conserver pure et saine et la préparer à son rôle d’épouse et de mère en l’instruisant des questions se rapportant à l’hygiène féminine, à la maternité, et en la mettant en garde contre les dangers des maladies vénériennes et des tares héréditaires » [26]. Sur ce sujet, les articles publiés par le Bulletin de l’AFFM oscillent entre des propositions novatrices proches de celles du Comité d’Education Féminin avec lequel l’AFFM compte de nombreuses membres communes et organise des conférences d’éducation sexuelle, et une finalité plus conservatrice : sans doute s’agit-il, pour l’AFFM et le CEF, de former de futures épouses et de futures mères mieux informées, mais à aucun moment l’association n’envisage le destin féminin hors du mariage et de la procréation.
La mère : les articles du Bulletin de l’AFFM s’intéressent à la santé des femmes enceintes, aux techniques d’accouchement – en 1931, l’association lance une expérimentation d’anesthésie obstétricale à base d’ampoules de chloroforme - et à la lutte contre la mortalité maternelle. Les bulletins servent de relais à la « charte des droits de la mère » adoptée par le Conseil international des femmes en 1930. Nataliste, bien que traversée par des courants antagonistes, l’association véhicule, via son journal, un discours conservateur sur l’avortement, appelant à une application sans faille de la loi de 1920. Si, en tant que femmes, les membres de l’AFFM peuvent être sensibles à la détresse sociale et morale qui peut pousser une femme à avorter, en tant que médecins, il est hors de question pour elles d’approuver une quelconque légitimation de l’acte. Selon Yvonne Knibiehler, « l’Association des femmes médecins détestait ce sujet. Profondément conservatrice, elle souhaitait par-dessus tout le relèvement du taux de natalité. Il faut comprendre ces femmes médecins. On sait quelle peine elles ont eu à se faire admettre dans les facultés de médecine. Encore mal acceptées par une partie de l’opinion, elles voulaient donner des gages de moralité à leurs maîtres masculins et aux pouvoirs publics » [27]. C’est cependant sans doute moins leur statut minoritaire au sein du corps des médecins que leurs choix professionnels – jusqu’au milieu des années trente, gynécologues et pédiatres représentent plus de 40% des adhérentes de l’AFFM – qui dictent l’attitude des femmes médecins. Elles constituent certes une minorité au sein du corps médical, mais elles ne sont pas socialement marginalisées. Même si une étude prosopographique de ces femmes médecins reste à faire, on peut émettre l’hypothèse que ces femmes éduquées, ayant fait des études supérieures, exerçant un métier associé à une certaine notabilité, adhèrent sans doute à des discours de classe tout autant sinon plus que de genre.
Ce que révèle par exemple leur vision de la troisième catégorie de femme à laquelle elles s’intéressent, à savoir la travailleuse, quasiment assimilée, au vu du contenu des articles, à la seule ouvrière. Son état de santé préoccupe, outre le législateur, les femmes médecins, favorables au congé maternité qu’elles souhaiteraient voir doté d’une allocation, ce qui est pleinement en accord avec les positions natalistes de l’association. Certes favorables au travail féminin – elles-mêmes ont été ou sont des « travailleuses » - les membres de l’AFFM sont cependant très éloignées des positions radicalement égalitaristes de l’organisation féministe Open Door international. Le Bulletin de l’AFFM défend le principe d’une protection légale spécifique pour les femmes, les excluant du travail de nuit comme de toute profession dangereuse ou insalubre.
La femme déviante constitue le quatrième centre d’intérêt, avec au premier chef la prostituée : fondant avant tout son point de vue sur une analyse en termes de santé publique, donc en tant que médecins plus qu’en tant que femmes, et concluant à l’inefficacité de la règlementation en cours dans la lutte contre les maladies vénériennes, l’AFFM prône la suppression de la police des mœurs, la fermeture des maisons closes, l’instauration d’un délit de proxénétisme et le développement d’un système de dépistage et de suivi des populations potentiellement dangereuses (prostituées et clients). Le Bulletin de l’AFFM s’intéresse également aux détenues, adolescentes placées en maisons d’éducation surveillée ou adultes emprisonnées en établissement pénitentiaire, auprès desquelles elle réclame une plus grande intervention des femmes médecins.
Le Bulletin de l’AFFM sert donc de tribune aux femmes médecins pour intervenir dans le débat public, plus particulièrement lorsque la santé des femmes et des enfants est en jeu.
Une information spécifique ?
Une étude comparative détaillée avec d’autres publications médicales serait sans nul doute nécessaire pour déterminer quelles sont les véritables spécificités du Bulletin de l’Association française des femmes médecins. Une approche interne à cette publication permet cependant d’identifier des contenus qui la distinguent du reste de la presse médicale.
En premier lieu, le Bulletin de l’AFFM est un organe de liaison entre les adhérentes. L’association prône une solidarité entre médecins, et plus particulièrement entre femmes médecins, qu’elle tente de mettre en pratique par l’existence, à compter de 1925, d’un Service d’entraide qui coordonne demandes et offres d’emploi. Toutefois, qu’il s’agisse de reprise de clientèle, de collaboration dans un cabinet, de remplacement ou de postes dans des établissements de santé, « la plupart des situations offertes sont souvent plus que modestes, on a l’impression qu’on s’adresse à des femmes parce qu’on n’oserait pas s’adresser à un confrère masculin ou parce qu’on n’a pas pu en trouver un dans ces conditions » [28]. Certes, par solidarité, certaines adhérentes font appel à l’AFFM pour trouver une remplaçante (plutôt qu’un remplaçant), mais globalement, les résultats demeurent très modestes, avec à peine quelques emplois pourvus chaque année.
Autre action spécifique à l’AFFM, retranscrite dans les pages de son Bulletin : la défense d’une complète égalité entre les femmes médecins et leurs confrères. Elle passe symboliquement par l’organisation en 1929 d’un référendum pour connaitre la préférence de ses adhérentes entre le titre de “doctoresse” et celui de “docteur”, plébiscité à la quasi-unanimité des votantes, la féminisation de leurs titres scientifiques étant perçue par les femmes médecins comme une atteinte à l’égalité. Si les articles du Bulletin de l’AFFM soulignent régulièrement la bonne situation des femmes médecins en France, la vigilance n’en est pas moins de mise pour obtenir l’accès des femmes aux postes qui leur sont encore refusés [29], soit par des clauses restrictives comme l’obligation d’avoir satisfait aux obligations militaires, soit en raison de préjugés défavorables et de « l’arbitraire antiféministe d’un administrateur » [30], en métropole comme dans les colonies. Avec la crise, les femmes médecins craignent également que la lutte contre le chômage ne légitime la limitation de l’emploi féminin, pour les médecins comme pour le reste de la population française.
Au cours de ses douze premières années d’existence, avant que la Seconde Guerre mondiale n’en suspende la parution, le Bulletin de l’Association française des femmes médecins constitue un exemple de publication médicale ciblée, à la fois par le public visé – les femmes médecins – et par ses préoccupations. Il répond à un double objectif : servir de relais à la diffusion d’informations auprès des femmes médecins mais aussi de tribune pour prendre position en leur nom sur des questions de santé, notamment lorsque ces dernières concernent les femmes et les enfants.
Le Bulletin de l’Association française des femmes médecins expose un point de vue à la fois médical et féminin sur des questions dépassant les seuls enjeux de carrière des femmes médecins, sujet pour lequel il défend sans relâche l’égalité entre les sexes. Quel que soit le sujet, c’est d’ailleurs avant tout en leur qualité de médecin que les adhérentes de l’AFFM s’expriment, la spécificité de leur sexe n’étant mise en avant que si elle justifie un supplément d’expérience et d’efficacité, en particulier pour intervenir auprès des enfants, des jeunes filles et des femmes.
Le discours véhiculé par ce journal médical est radical sur certains points, comme l’éducation sexuelle des jeunes filles ou les droits des mères. Il se fait plus modéré sur le statut social et professionnel des femmes, voire très conservateur sur d’autres, en particulier sur la question de l’avortement. L’AFFM est en effet une association conservatrice, nataliste, qui pense la femme – jeune fille à éduquer, ouvrière à protéger – comme une future mère dont il faut garantir la santé. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de ces femmes médecins, féministes dans leurs revendications de totale égalité professionnelle, que de véhiculer un discours somme toute traditionnel sur la santé des femmes.
Toutefois, la modestie de l’audience de ce périodique, les inconnues qui demeurent quant à son éventuelle diffusion au-delà des membres de l’Association des femmes médecins, posent la question de l’évaluation par l’historien(ne) de son impact dans le débat public.
[1] Statuts de l’AFFM, Bulletin de l’Association française des femmes médecins (ci-après Bull. AFFM), Paris, L’Expansion scientifique française, n° 1, déc. 1929, p. 2. 2 Avant-propos de la Secrétaire générale Melle Lavedan, Ibid, p. 5.
[2] Avant-propos de la Secrétaire générale Melle Lavedan, Ibid, p. 5.
[3] La parution reprend de 1956 à 1963, se poursuit sous le titre de Femmes médecins jusqu’en 1974, puis d’Association française des femmes médecins, bulletin de liaison de 1974 à 1987. Depuis 1998, la revue Hygie (sous-titrée Journal de l’Association des femmes médecins) est l’héritière de cette publication.
[4] Les exemplaires des années 1933-1940 peuvent être également consultés sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France : http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/cb... ation+fran%C3%A7aise+des+femmes+m%C3%A9decins .langFR
[5] BYNUM W.F., LOCK Stephen, PORTER Roy (dir.), Medical Journals and medical knowledge – Historical Essays, Routledge, London and New York, 1992.
[6] Voir la liste des journaux adhérents dans le Bulletin de l’Association de la Presse médicale française (ci-après Bull. APMF), Paris, L’Expansion scientifique française, Nouvelle série, n°2, mars 1932, n° 7, juin 1935 et n° 10, 1938. En 1932, l’APMF rassemble 123 journaux, 119 en 1935 et 121 en 1938.
[7] « Allocution du Pr M. Loeper, président de l’Association », Assemblée générale du 15 mai 1931, Bull. APMF, Paris, L’Expansion scientifique française, Nouvelle série, n° 1, mai 1931, p. 6.
[8] LE SOUDIER Henry, L’annuaire des Journaux, Revues et publications périodiques publiés à Paris jusqu’en décembre 1929, Paris, Librairie H. Le Soudier, 43ème édition, 1930.
[9] Le Courrier graphique. Revue des arts graphiques et des industries qui s’y rattachent, n° 20, décembre 1938, p. 104.
[10] D’après le Bull. APMF, Paris, L’Expansion scientifique française, Nouvelle série, n° 2, mars 1932.
[11] Statuts de l’AFFM, article III, Bull. AFFM, Paris, L’Expansion scientifique française, n° 1, décembre 1929, p. 2. En 1939, suite à une loi modifiant les conditions d’exercice de la médecine en France, à la possession du diplôme se substitue l’autorisation d’exercer comme condition nécessaire à l’adhésion. Les étrangères ayant fait leurs études en France peuvent prétendre au statut de « membres correspondants » à compter de 1937.
[12] Sur l’entrée des femmes en médecine à Paris, voir PIGEARD-MICAULT Nathalie, Charles-Adolphe Wurtz, doyen de l’Ecole de médecine de Paris (1866-1875), thèse d’épistémologie et d’histoire des sciences réalisée sous la direction de Bernadette Bensaude-Vincent, Université Paris X-Nanterre, 2007, p. 187-225.
[13] Sur cette évolution et ses causes, voir PIGEARD-MICAULT Nathalie, « “Nature féminine” et doctoresses (1868-1930) », Histoire, Médecine et santé, n° 3, juin 2013, p. 83-100.
[14] Ibid, p. 97.
[15] Il existe trois niveaux d’appartenance à l’AFFM : membre adhérent, auxiliaire (étudiantes en médecine) ou membre d’honneur. Seul le premier a pu faire l’objet d’une évaluation quantitative.
[16] Bull. AFFM, Paris, L’Expansion scientifique française, n° 2, 1930, p. 2.
[17] MONTREUIL-STRAUS G., « Rapport de l’année 1937- 1938 », Association internationale des femmes médecins, Paris, L’Expansion scientifique française, n° 13, décembre 1938, p. 24.
[18] L’Expansion scientifique française, Catalogue général Janvier 1933 et Catalogue général Janvier 1935, Saint- Amand, Imprimerie R. Bussière, 1932 et 1934.
[19] Les grandes collections médicales de cet éditeur sont : la Collection du Compendium médical, la Bibliothèque de pathologie infantile, L’Actualité gynécologique, L’Evolution thérapeutique et Hydrologie et Climatologie. Parmi ses périodiques, même si le pôle le plus important est consacré à la presse thermale et climatique, il compte La Revue française de gynécologie et d’obstétrique et les Comptes rendus de la Société française de gynécologie.
[20] Rapport de Melle Lavedan, Secrétaire générale, Bull. AFFM, Paris, L’Expansion scientifique française, n° 2, 1930, p. 4.
[21] Rapport de Mme Réquin, Trésorière, Bull. AFFM, Paris, L’Expansion scientifique française, n° 6, 1931, p. 7.
[22] Avant-propos de la Secrétaire générale Melle Lavedan, op. cit., p. 5.
[23] Mme EYRAUD-DECHAUX, « Utilité et buts de l’association française des femmes médecins », Bull. AFFM, Paris, L’Expansion scientifique française, n° 35, 1938, p. 18-19.
[24] Voir PIGEARD-MICAULT Nathalie, « “Nature féminine”… », art. cit., p. 97-99.
[25] Paris en 1929, Vienne en 1931, Stockholm en 1934, Edimbourg en 1937. Le congrès prévu à Budapest en 1940 est annulé.,
[26] « L’oeuvre accomplie par la Comité d’Éducation féminine 1925-1932 », Bull. AFFM, Paris, L’Expansion scientifique française, n° 9, 1932, p. 14.
[27] KNIBIEHLER Yvonne, “L’éducation sexuelle des filles au XXe siècle”, CLIO. Histoire, femmes et sociétés, 4, 1996. http://clio.revues.org/436 ; DOI : 10.4000/clio.436.
[28] BLANCHIER Denise, Rapport du Service d’entraide mutuelle, Bull. AFFM, Paris, L’Expansion scientifique française, n° 1, 1929, p. 18.
[29] Médecin aux P.T.T, inspecteur d’hygiène, directrice de sanatoria recevant une clientèle mixte ou masculine, Médecin Sanitaire Maritime, etc.
[30] Association internationale des femmes médecins, Paris, L’Expansion scientifique française, n° 13, 1938, p. 39.