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23 - Santé àla Une

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Erwan Pointeau-Lagadec

La santé publique àpartir de l’image : la consommation de cannabis au prisme du cinéma depuis la fin des années 1960

Le Temps des médias n° 23, Hiver 2014.

Les consommations de drogue constituent un enjeu de santé publique de premier ordre dans la majorité des pays occidentaux, et notamment en France. En s’appuyant sur l’exemple de l’étude historique des représentations du cannabis dans les films français depuis la fin des années 1960, l’article veut mettre en évidence la possibilité pour les chercheurs en sciences humaines d’envisager la question des produits psychotropes illicites et de leurs usages au travers des productions audiovisuelles et médiatiques. englishflag

Par Erwan POINTEAU-LAGADEC, Doctorant-allocataire à Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction de Myriam Tsilkounas.

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La consommation de cannabis est l’une des grandes questions de santé publique qui agite la société française contemporaine. Cette substance figure en effet à la troisième place des produits psychotropes consommés dans le pays après l’alcool et le tabac, et à la première en ce qui concerne les seules drogues illicites [1]. Si la pratique et ses effets ont largement été étudiés par les sciences médicales et la sociologie, la dimension historique du phénomène reste pour le moment largement ignorée par la communauté scientifique hexagonale. « Autant le club des hachichins composé entre autres de Charles Baudelaire, Gérard de Nerval ou encore de Théophile Gautier au milieu du XIXe siècle a fait couler beaucoup d’encre, autant on ne connaît quasiment rien de la période de massification de la consommation de cannabis en France que l’on situerait à la fin des années 1960 » [2]. Cette assertion, reprenant un constat posé en 2006 par l’historien Jean-Jacques Yvorel, traduit ainsi les vastes possibilités heuristiques d’une étude proprement diachronique s’intéressant à l’usage du cannabis depuis qu’il est devenu un « produit de consommation courante » [3].

Depuis la fin des Sixties, la substance fait l’objet d’une vive attention de la part des acteurs des champs médiatiques et politiques. Journaux télévisés, reportages ou magazines d’information discutent régulièrement de sa dangerosité psychosomatique, des filières de son trafic ou du bien fondé d’un changement de son statut pénal. Lors de l’élection présidentielle de 2002, la question de l’usage de la marijuana a même constitué un enjeu de débat public. Interpellés par le journal Libération, les seize candidats se sont vus contraints de prendre position sur le thème de la légalisation, entraînant dans le sillage de leurs réactions plusieurs dizaines d’articles de presse [4]. Malgré cet intérêt accru, les points de vue sur la question restent le plus souvent figés et caricaturaux, oscillant entre un rejet global des produits psychotropes et une minimisation des risques, pourtant bien réels [5]. Le manichéisme des opinions traduit une méconnaissance du produit et de ses consommateurs qui semble pouvoir s’expliquer par l’absence de travaux scientifiques traitant des liens tissés entre les Français et le cannabis depuis les années 1960. À cet égard, l’histoire culturelle, définie par Pascal Ory comme une « histoire sociale des représentations » [6], semble constituer une porte d’entrée de choix pour arpenter ce vaste champ inexploré et replacer le phénomène qui nous intéresse dans sa profondeur chronologique.

En effet, cette approche scientifique recourt fréquemment aux médias audiovisuels que constituent la radio, la télévision, le cinéma et aujourd’hui internet, pour analyser l’imaginaire de notre passé proche. Dans le cadre d’une réflexion sur la consommation du cannabis en France depuis sa massification, la question des représentations collectives occupe ainsi une place centrale. Loin de constituer de simples manifestations inopérantes et abstraites du psychisme, ces « idées-images » [7] donnent sens à l’expérience humaine et permettent au groupe et à l’individu d’agir, d’interagir, de penser et de façonner le monde qui l’entoure. Mises à part les enquêtes qualitatives en population générale, peu de sources permettent à l’historien d’étudier finement l’imaginaire contemporain de l’usage de marijuana en France. Parmi celles qui sont à sa disposition, les productions culturelles véhiculées par les médias susmentionnés semblent être les plus à mêmes de lui offrir un panorama temporel large sur cette question. Films, clips, chansons, séries ou publicités sont autant de lieux d’expression où une communauté humaine dépose, consciemment ou pas, sa manière de percevoir le monde, y compris au sujet des drogues et de leurs usages.

Nous souhaiterions donc montrer qu’il est possible pour le chercheur s’intéressant à la consommation des produits psychotropes illicites de placer les médias au cÅ“ur de son travail. Après une réflexion épistémologique au cours de laquelle nous justifierons la possibilité d’étudier les représentations du cannabis au prisme du long-métrage cinématographique, nous proposerons un cadre conceptuel d’analyse de l’usage des drogues au travers des productions audiovisuelles, axé autour du concept de « séquence de consommation ». Dans un dernier temps et afin d’éprouver notre méthodologie, nous examinerons les premiers résultats relatifs à l’histoire récente de l’imaginaire cannabique français, ainsi que certains des topos filmiques revenant tout au long de notre chronologie.

Historiographies croisées des usages de drogue et du film de fiction

Une branche de l’histoire de la santé publique : l’histoire des usages de drogue

L’intérêt des chercheurs en sciences humaines pour les questions de santé publique n’est pas nouveau. Dans la lignée des travaux de Michel Foucault, nombre d’historiens français se sont en effet intéressés au cours des quarante dernières années à l’évolution des réponses apportées par les pouvoirs publics à l’égard des préoccupations sanitaires d’une époque donnée, et plus généralement aux rapports contemporains tissés entre Pouvoir et Santé dans les sociétés occidentales. Mentionnons, à titre d’exemple, les travaux de Patrick Zylberman sur la mise en place des doctrines hygiénistes par les institutions de la Troisième République, ou ceux d’André Rauch examinant les processus de transformation des corps à travers l’éducation physique, l’entraînement et la pratique sportive du XVIIIe au XXe siècle.

Parmi les problématiques de ce champ d’investigation figure celle de la consommation des produits psychotropes. Au début des années 1990, Jean-Jacques Yvorel publiait une première synthèse sur la question des drogues et des drogués au XIXe siècle. Dans cet ouvrage intitulé Les Poisons de l’esprit, il décrivait l’apparition des pratiques toxicomaniaques en France et l’émergence de la figure du toxicomane, à la croisée des catégories d’analyse sociales, juridiques, médicales, et morales. En 2009, Les Paradis perdus d’Emmanuelle Retaillaud-Bajac venait prolonger et compléter la réflexion en s’intéressant aux drogues et à leurs usagers dans la France de l’entre-deux-guerres. L’auteure y mettait en évidence la transformation que connut alors le phénomène de la consommation des produits dits stupéfiants, tant du point de sa sociologie que de sa perception par les médecins, la presse et l’opinion publique. Dans le sillage de ces deux sommes englobant sous un même vocable une grande variété de substances et d’usages, plusieurs chercheurs se sont essayés à des monographies historiques par produit.

De l’étude par produit à l’étude par l’image

C’est par exemple le cas de Paul Butel et de Didier Nourrisson qui se sont respectivement intéressés, dans une perspective plus économique pour le premier et plus anthropologique pour le second, à l’opium et au tabac dans Opium. L’histoire d’une fascination et Cigarette, histoire d’une allumeuse. Cependant, c’est bien l’alcool qui a suscité l’intérêt le plus vif auprès des historiens ces dernières années [8].. Produite et consommée en Europe depuis plusieurs millénaires, sacralisée sous forme de vin par l’Église catholique, cette substance, légale et si présente dans les pratiques et les imaginaires hexagonaux, a en effet généré de nombreux travaux en sciences humaines, permettant ainsi d’étoffer une discipline alcoologique jusqu’alors presque exclusivement « localis[ée] dans le registre des sciences “dures” » [9]. Dès 1991, Véronique Nahoum-Grappe avait étudié la dimension anthropologique de l’ivresse dans la culture occidentale en s’appuyant notamment sur de grands textes de la littérature européenne dans La Culture de l’ivresse. Essai de phénoménologie historique. Quelques années plus tard paraissait l’ouvrage Histoire et alcool, co-écrit par Véronique Nahoum-Grappe, Thierry Fillaut et Myriam Tsikounas, traitant des significations sociales du boire et de ses excès en France de la fin de l’Ancien Régime à la Troisième République.

Au cours des années 2000, plusieurs chercheurs ont entrepris de fouiller plus spécifiquement le champ de l’imaginaire contemporain des produits psychotropes légaux au travers d’un matériau non-scriptural. C’est par exemple le cas de Laurent Bihl qui s’est intéressé à la place de l’alcool dans les caricatures satiriques de la Belle Époque [10]. En parallèle de cet emploi aujourd’hui relativement classique des images fixes comme lieu d’analyse des représentations collectives d’une société, s’est progressivement imposée l’idée que l’image animée pouvait également servir de source à l’analyste travaillant sur ces questions, notamment pour les périodes les plus contemporaines.

Le cannabis au prisme du film de fiction : l’exemple des études alcoologiques

Dans le sillage des travaux fondateurs de Marc Ferro qui, à partir des années 1970, ont participé à intégrer les productions cinématographiques au panel des documents mobilisables par l’historien pour étudier le XXe siècle, plusieurs d’entre eux se sont ainsi saisis de l’archive filmique pour y puiser ce que les autres types d’archives ne pouvait pas leur apprendre. Le film, lorsqu’il est fictionnel, constitue en effet, selon les mots de Jean-Michel Frodon, un véritable « prisme […] de l’époque dans laquelle il est immergé » [11]. Objet esthétique composé d’images en mouvement sonorisées et scénarisées, sa production, sa médiation et sa réception sont fonction des contraintes sociales, techniques, économiques voire politiques qui traversent la société qui le voit éclore et cheminer. Lorsqu’il est mis en série, il constitue un vaste répertoire d’images susceptible de nous renseigner sur les normes, les valeurs, les non-dits et les peurs de cette dernière, soit, en d’autres termes, sur son imaginaire. Analysé de manière autonome ou au sein d’un corpus, le long métrage permet donc au chercheur de toucher du doigt les différentes facettes du monde social d’une époque, et d’y déceler des évolutions ou des ruptures si la profondeur de champ chronologique prise en compte le permet.

S’il serait ici fastidieux d’entreprendre une recension des thèmes ou des périodes qui ont été étudiés au travers de leurs filmographies propres, il est à noter pour la question qui nous intéresse que furent avant tout concernés, comme pour le reste du champ de l’histoire des drogues, les produits psychotropes licites, boissons éthyliques en tête. Poursuivant des travaux plus anciens entrepris avec Myriam Tsikounas au sujet de l’image sociale de l’alcool en France, le sociologue François Steudler s’est ainsi consacré au cours de la dernière décennie à l’étude de l’inscription de la figure du buveur dans le cinéma hexagonal des années 1930 aux années 2000, faisant notamment apparaître les mécanismes de distorsion et de reconstruction du réel opérés par la fiction [12]. Dans un même ordre d’idées, Myriam Tsikounas et Sébastien Le Pajolec se sont intéressés aux discours et aux stéréotypes télévisuels sur l’alcool depuis les années 1950 via l’analyse comparée de fictions et d’émissions médicales notamment [13].

À une époque où les études historiques par produit semblent avoir pris le pas sur les grandes synthèses totalisantes, l’alcoologie constitue ainsi un modèle épistémologique de choix pour le chercheur en sciences humaines qui s’intéresse aux drogues illicites et à leurs consommations. Très tôt sortie des carcans qui la circonscrivaient aux études médicales ou sociologiques, celle-ci s’est depuis enrichie de travaux envisageant les représentations collectives du boire et du buveur au travers des productions culturelles d’une société ou d’une époque donnée. Suivant l’exemple de la majorité des études historiques se fondant sur des réalisations audiovisuelles [14], nous avons choisi le film de fiction comme lieu de nos analyses, notamment parce qu’il compte parmi les artefacts culturels les plus consommés par les Français depuis la fin des années 1950, et permet de ce fait à l’analyste de se confronter à des représentations sociales, sinon réellement dominantes, du moins non marginales. En second lieu, le caractère fictionnel des images de cette forme audiovisuelle autorise un jeu avec l’univers sensible où il est possible d’entrevoir des fantasmes, des peurs ou des prises de position, et ainsi d’aborder frontalement la question de l’imaginaire social. Enfin, les propriétés formelles spécifiques du film de fiction - images mobiles sonorisées - permettent la retranscription des effets synesthésiques qu’entraîne bien souvent la consommation de marijuana, et intéressent à ce titre tout particulièrement le chercher travaillant sur la représentation des usages de drogue et de leurs effets.

Pour les raisons précédemment évoquées et notamment sa place prééminente parmi les drogues consommées en France, le cannabis fait figure de sujet idéal pour une application systématique des méthodes éprouvées dans le cadre des études en alcoologie à l’égard d’un produit illicite. Tout en exposant la méthodologie de travail spécifique que nous avons mis sur pied pour étudier l’imaginaire de ce produit et de son usage en France depuis les années 1960, nous allons tenter d’esquisser certaines pistes de recherches visant à faire émerger un cadre conceptuel d’analyse culturaliste des substances psychotropes au sein des productions audiovisuelles.

La « séquence cannabique », clé de voûte du cadre d’analyse des usages de drogue dans les productions audiovisuelles

La séquence cannabique, condition sine qua none de l’intégration d’un film au corpus

Avant de se lancer dans la collecte et l’étude des longs-métrages susceptibles de l’informer sur l’imaginaire d’une drogue et de sa consommation, le chercheur doit avoir bien circonscrit son objet et son optique d’analyse afin de soumettre à l’examen une série filmique cohérente et potentiellement heuristique. Ainsi, « le corpus n’existe pas en soi mais dépend […] du positionnement théorique à partir duquel on l’envisage » [15].

Nous intéressant aux représentations hexagonales du cannabis au travers du film de fiction depuis la fin des années 1960, plusieurs pistes s’offraient à nous en termes de procédures d’intégration des longs métrages au corpus. La première concernait la provenance des productions choisies : un imaginaire cinématographique n’évoluant pas en vase clos [16], il eut été possible de prendre en compte des films venus de toutes les régions du globe afin de mettre en évidence des phénomènes d’intermédialité ou de migration des images d’une filmographie nationale à l’autre. Pour une première étude sur cette thématique, il nous a cependant semblé plus judicieux de nous concentrer sur les seules réalisations françaises [17] afin de fournir une base de travail pour de futures analyses privilégiant une approche comparative des imaginaires cannabiques nationaux.

Une fois cette première pierre posée surgit cependant la problématique des mécanismes de constitution du corpus. Outre sa nationalité, quelles caractéristiques légitiment l’intégration d’une production à une série filmique aspirant à une certaine homogénéité ? Afin d’analyser nos longs métrages à l’aide d’une méthode unique tout en favoriser la comparaison entre des Å“uvres d’époques, de réalisateurs ou de genres différents, il nous a donc fallu trouver un « plus petit dénominateur commun » qui concernait les modalités de présence du cannabis dans le film. Notre travail s’intéressant au champ du figurable à travers le temps d’une pratique illégale, c’est dans la succession même des images que nous sommes allés chercher cet élément d’unité que nous avons nommé « séquence de consommation », ou « séquence cannabique » pour notre cas précis. Un long-métrage contient une séquence cannabique - et est donc susceptible de nous intéresser - lorsqu’il met en scène au moins une fois l’acte d’usage de la substance. Pour le dire de façon lapidaire, c’est la présence à l’écran d’un joint en train d’être consommé qui justifie l’intégration d’un long-métrage au corpus, et non simplement la mention de la substance dans les dialogues ou la représentation de son trafic. Un film comme Force majeure (1988) de Pierre Jolivet ne répond par exemple pas à nos critères de sélection puisqu’aucune consommation n’est visible à l’image, et ce même si la marijuana constitue un des ressorts principaux de l’intrigue.

Élément central de la constitution de notre série filmique, la séquence cannabique doit cependant être définie plus en profondeur pour acquérir une véritable légitimité conceptuelle. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, celle-ci ne constitue pas « un épisode de l’intrigue » centré autour de l’usage du produit, pour paraphraser la définition canonique du sémiologue du cinéma Christian Metz [18], mais plutôt une suite de scènes liées entre elles par la présence de l’acte et de ses effets à l’écran. La consommation du cannabis n’a ainsi pas besoin de figurer au premier plan, ni même de constituer l’action principale d’une scène pour nous intéresser. Son apparition, même furtive, cachée ou intégrée à un tableau plus grand signifie quelque chose en termes d’imaginaire véhiculé. Segment du film défini et circonscrit pour les besoins de l’analyse, la séquence cannabique débute à la première image de la phase de préparation de l’usage – More de Barbet Schröeder (1969) décortique ainsi toutes les étapes de la confection d’un joint – et se termine lorsque cessent d’être représentés les effets du produit – Le plein de Super (1975) d’Alain Cavalier intégrant par exemple une séquence d’euphorie cannabique de plus de dix minutes. L’ensemble des phases allant de la préparation à la dissipation des effets ne sont évidemment par présentes dans tous le longs métrages du corpus, de sorte qu’une séquence cannabique peut s’intégrer à un simple plan, comme chevaucher plusieurs séquences, au sens traditionnel du terme, en fonction de la place qui a été accordé à la pratique dans une production donnée. Celle-ci peut enfin, dans certains cas, prendre une forme discontinue, comme dans Les parasites (1998) de Philippe de Chauveron où l’on retrouve à différents moments de l’œuvre un individu en train de consommer un énorme joint, puis en apprécier les effets. On l’aura donc compris, plus que les « films sur le cannabis », ce sont bien les «  films contenant une séquence cannabique » qui nous intéressent, parce qu’ils participent à véhiculer un répertoire d’images et de représentations relativement important à l’égard de la substance et de sa consommation. En cela, ils constituent des postes privilégiés d’observation d’un imaginaire cannabique national en pleine mutation depuis la fin des années 1960. Élément sine qua none de l’intégration des longs-métrages au corpus, la séquence de consommation figure de ce fait au cÅ“ur du processus d’étude et de réflexion à plusieurs étages que nous avons mis sur pied.

La séquence cannabique, base de la méthodologie d’analyse des films

Le travail de définition et de délimitation auquel nous venons de nous livrer s’avère crucial, en amont, du fait de la place centrale occupée par la séquence cannabique dans le processus analytique que nous avons défini. Nous intéressant à la manière dont les réalisateurs ont représenté en France la consommation de la marijuana à travers le temps, il nous a tout d’abord fallu nous inspirer des principes de la sémiologie du cinéma. Chaque séquence de consommation du corpus est ainsi passée au crible de trois grilles de lecture décomposant tour à tour ses caractéristiques formelles (temps filmique, nombre de plans, nature de la bande-son etc.), diégétiques (lieu de la consommation, nombre de consommateurs, contenu des dialogues etc.) et celles des individus consommateurs (âge, sexe, rapport au produit etc.). Grâce à ce procédé, il nous est possible de réduire à leur plus simple expression ces images et ces sons de fiction qui médiatisent l’usage du cannabis depuis plus de quarante ans. Cet amas de signes rendus comparables entre eux peut ainsi nous permettre de déceler des récurrences, des tendances lourdes ou des ruptures dans la manière de mettre en image la pratique qui nous intéresse.

Dans un second temps, les séquences cannabiques ainsi isolées du reste du film pour les besoins de l’analyse sémiologique doivent être réintégrées dans le processus narratif de l’histoire dont elles sont extraites, et le film être envisagé dans sa dimension textuelle. Pour cela, nous avons fait appel à la théorie du schéma actanciel développée par Algirdas-Julien Greimas. La très grande majorité des films de notre corpus possédant une structure narrative classique, l’application systématique du modèle greimassien nous permet de déterminer la ou les fonctions actancielles du cannabis dans chacun d’entre eux, et ainsi de qualifier le ou les rôles de l’usage du cannabis dans chacune des histoires de notre corpus.

On le voit, la séquence de consommation figure donc au cœur du processus d’intégration des œuvres au corpus, mais également à la base de la phase initiale d’analyse sémio-textuelle des longs-métrages.

Dans le cadre d’un travail en histoire culturelle tentant d’envisager sur le long terme la nature et l’évolution de l’imaginaire cannabique français, cette première étape n’est cependant pas suffisante et le chercheur doit intégrer à sa réflexion l’étude des conditions de production, de médiation et de réception propre à chacune des œuvres du corpus. La prise en compte de la trajectoire individuelle d’un réalisateur, du budget initial d’une production ou du nombre de salle dans laquelle elle a été projetée sur le territoire national constituent de précieux indices permettant de donner du sens aux représentations de la pratique contenues dans un film. D’autre part, aucun travail portant sur un genre audiovisuel comme le long-métrage de fiction ne peut faire l’économie d’une prise en compte des particularismes du média, transformé en source par le chercheur. Ainsi, les scansions de l’histoire cinématographique française, l’évolution des mécanismes de financement du 7ème art ou encore les interdits et les tabous pesant sur la représentation constitueront des éléments de contextualisation et d’éclairages des résultats incontournables.

Les conclusions tirées à l’aide de cette méthode de travail doivent s’orienter dans trois directions principales : une première, historique, nous permettant de dégager une périodisation des représentations sociales du cannabis et de sa consommation depuis la fin des années 1960. Une seconde, synchronique, nous conduisant à dresser un panorama des grands thèmes et motifs restés stables au cours de la période, comme par exemple la dimension contre-culturelle de la substance ou son rapport ambigüe à la légalité à travers la figure du policier-consommateur. Une dernière enfin, médiatique, qui nous invitera à différencier représentations filmiques et représentations sociales, et ainsi à évaluer la représentativité des résultats obtenus au travers d’une analyse prenant en compte la spécificité des longs-métrages du corpus envisagés comme source. Ce n’est qu’au terme de cette étape qu’une montée en généralité à l’égard de l’imaginaire cannabique national deviendra possible. Le travail duquel est issu cet article étant encore en cours, nous proposons maintenant au lecteur un premier aperçu des résultats pour le moment obtenus à l’aide de la méthodologie d’analyse sus-décrite.

Premiers résultats et perspectives de recherche

Vue d’ensemble du corpus et cadre législatif de la représentation des drogues

En suivant la méthode de sélection précédemment évoquée et au terme de deux années d’investigations [19], nous avons mis sur pied un corpus de 78 films dont les dates de production s’échelonnent entre 1969 et 2005. Bien qu’il soit difficile d’affirmer qu’aucun film français n’ait jamais représenté l’usage de marijuana avant 1969, cette année semble bel et bien inaugurer l’ère d’une présence croissante de la substance sur les écrans hexagonaux. Jusqu’aux années 1980 en effet, ce sont au moins dix films qui ont mis en image cette pratique psychotropique naissante, importée depuis les Etats-Unis à la fin des Sixties [20]. Il semble donc qu’il ait existé une certaine concordance chronologique entre le phénomène de massification de la consommation du cannabis en France et sa prise en compte par le cinéma national, cet élément venant renforcer notre hypothèse du bienfondé de l’utilisation du 7ème art comme source historique pour appréhender un tel problème de santé public. A l’inverse, 2005 ne correspond en rien à la fin de la représentation cinématographique de l’usage du produit, la séquence cannabique semblant même s’être totalement banalisée ces dernières années dans les salles obscures.

Cependant, la synchronie d’un certain nombre de processus historiques touchant à la structure sociologique et économique de la consommation de marijuana [21], mais également aux logiques de production, de médiation et de réception propres au paysage audiovisuel français et international [22], nous ont amené à voir dans cette année, sinon la conclusion, du moins une rupture franche dans la séquence ouverte à la fin des années 1960.

En restant à l’échelle du corpus, il semble que la séquence cannabique ne soit pas l’apanage d’un type de long-métrage particulier. En effet, la consommation de marijuana se retrouve aussi bien dans un sombre policier récompensé à Cannes comme Tchao Pantin (1983) de Claude Berri ou une comédie grand public comme Palais Royal (2005) de Valérie Lemercier, que dans un film de banlieue à l’audience restreinte comme Wesh wesh qu’est-ce qui se passe ? (2001) de Rabah Ameur-Zaïmeche ou un drame du cinéma d’auteur comme Sans toit ni loi (1985) d’Agnès Varda. En se focalisant sur la seule question du genre filmique, on repère néanmoins une nette prépondérance de la comédie, puisque près des trois quart des Å“uvres du corpus appartiennent à cette catégorie ou à une de ses sous-catégories (comédie romantique ou comédie dramatique). Bien qu’il semble constituer un ressort comique depuis son apparition sur les écrans français, l’usage de marijuana bénéficie malgré tout d’un traitement plus ambigu que ne le laisse penser une étude de surface du corpus. En effet, une proportion non négligeable des comédies de notre sélection intègrent des mécanismes, le plus souvent scénaristiques ou dialogiques, permettant de contrebalancer la vision positive de la substance véhiculée par une séquence cannabique. Pour ne donner qu’un exemple parlant, dans Le placard (2000) de Francis Veber, Daniel Auteuil, après s’être réconcilié avec son fils autour d’un joint partagé, décrit à son ex-femme le malaise et la perte de repère du jeune homme, justement symbolisés par l’usage du cannabis. Ainsi, à une scène de nature comique au sein de laquelle la marijuana fait office de lien entre générations, succède une scène de condamnation, au sein de laquelle l’image du produit est noircie, voire décrédibilisée. La récurrence de ce double traitement au sein de notre corpus semble avoir pour origine le cadre législatif français en matière de représentation des stupéfiants et de leurs usages.

Votée le 31 décembre 1970, la loi-cadre sur les stupéfiants interdit en effet toute « provocation à l’usage ou au trafic de stupéfiant par la publicité ou la présentation sous un jour favorable des produits classés stupéfiants ». Un peu moins de deux ans après l’arrivée massive de l’usage de marijuana sur le territoire français, le législateur promulguait donc une loi portant à la fois sur l’usage, et sur le champ du dicible à l’égard de l’usage des produits stupéfiants.

Cette disposition, propre à la France, a eu des conséquences très concrètes sur la présence du cannabis et de sa consommation au sein de la filmographie nationale. Outre, au sein des récits filmiques, l’intégration de mécanismes visant à désamorcer l’accusation d’apologie ou à garantir une certaine neutralité de l’image véhiculée du produit, c’est tout un genre filmique, le stoner-movie, qui n’a pas émergé en France, à la différence des Etats-Unis ou des autres pays européens. Ce sous-genre de la comédie, dont la quête de marijuana constitue bien souvent la trame scénaristique, représente de jeunes losers embarqués dans des aventures potaches rythmées par des séquences de consommation. Si la filmographie américaine compte des dizaines de films répondant à ce schéma, comme la série des Cheech and Chong ou How high (2001) de Jesse Dylan, seules deux productions hexagonales peuvent recevoir le qualificatif de stoner-comedy : Les frères pétard (1986) d’Hervé Palu et La beuze (2002) de François Desagnat.

Ce qui aurait pu être interprété comme le signe d’un désintérêt des réalisateurs français à l’égard de la substance, voire d’un mépris de ces derniers à l’endroit d’un genre filmique peu prestigieux, semble en fait devoir être compris comme une adaptation du milieu cinématographique à une disposition législative d’exception. D’une manière générale, tout chercheur travaillant sur la mise en fiction des usages de drogue en France doit donc envisager à chaque étape de son analyse les implications de ce cadre contraignant, afin de ne pas mal interpréter les résultats obtenus en termes de représentations filmiques ou d’imaginaire social.

Le long-métrage cinématographique, indice d’une normalisation de la consommation du cannabis en France ?

Les premiers longs-métrages français de fiction ayant mis en image la consommation du cannabis sont donc produits en 1969, dans le sillage direct de l’arrivée en France de cette pratique importée depuis les États-Unis dans le cadre de la mondialisation des mouvements contre-culturels. Malgré l’augmentation presque constante des chiffres de la consommation au cours des années suivantes, la séquence cannabique ne devient véritablement un topos filmique qu’au début des années 1990. Pour les premières années du corpus, on retrouve par exemple un nombre équivalent de films produits entre 1969 et la fin de l’année 1970, que pour l’ensemble des années 1970. Ce ralentissement apparent du rythme des représentations semble pouvoir être imputé à la loi du 31 décembre 1970 dont nous émettons l’hypothèse qu’elle a participé à saper – à dessein – une tendance cinématographique naissante. Les années 1980, mais surtout la décennie suivante, voient le mouvement renaître, voire s’affirmer. Ainsi avons-nous pu recenser 20 productions cinématographiques contenant une séquence cannabique entre 1969 et 1987, et près du triple sur la même période de temps entre 1987 et 2005. Cette augmentation de la présence de la marijuana dans les longs métrages français est particulièrement criante pour les derniers temps de notre chronologie puisque depuis 1998, ce sont au minimum quatre films qui mettent chaque année en image la consommation du cannabis.

De tels résultats invitent à poser la question de « l’accommodation culturelle », que le sociologue britannique Howard Parker défini comme l’une des cinq dimensions du processus de normalisation d’une pratique jusqu’alors considérée comme déviante et stigmatisée par le corps social [23]. La seule analyse quantitative de notre corpus semble mettre en évidence un tel processus historique d’accommodation, et donc abonder dans le sens d’une normalisation de l’usage de la marijuana dans l’imaginaire français. Cette inclination semble d’ailleurs être corroborée par la transformation qualitative de la présence du cannabis dans les films de notre corpus sur le temps long.

De nos premiers examens en la matière ressort en effet la tendance d’une banalisation textuelle de la séquence cannabique, cette dernière revêtant de moins en moins un rôle stratégique dans l’intrigue des films et servant de manière croissante à souligner la personnalité atypique d’un personnage (Le petit lieutenant, Albert est méchant), ou à caractériser l’ambiance détendue ou festive d’une séquence (Les clés de bagnole, Le coeur des hommes).

Dans ces conditions, il semble intéressant de confronter les deux phénomènes apparemment contradictoires d’absence des stoner-movies dans la filmographie nationale et de banalisation textuelle de la séquence de consommation. Si l’origine « juridique » du premier semble assez évidente, il faut peutêtre voir dans le second la forme trouvée par les acteurs du milieu du cinéma français pour contourner les contraintes de la loi. Ainsi, l’image d’un couple bourgeois fumant un joint dans un moment de bonheur et de tendresse tel que l’a filmé Étienne Chatilliez dans Tanguy (2000) a peut-être plus de force, en termes d’imaginaire cannabique véhiculé, qu’une histoire entièrement axée sur les péripéties d’un duo de jeunes paumés se retrouvant propriétaire d’une herbe conçue pas les Nazis comme dans La beuze (2002) de Vincent Desagnat. A la différence des Etats- Unis ou d’autres pays européens, le processus de normalisation culturelle du cannabis se serait donc opéré en France de manière relativement insidieuse, à travers une banalisation qualitative et quantitative de la séquence cannabique au sein des longs métrages de fiction, mais sans jamais que ne voit le jour un segment filmique à part entière.

Cannabis, contre-culture(s), intimité et déresponsabilisation

Les thématiques structurantes de l’imaginaire cannabique français que l’on retrouve tout au long de notre chronologie sont trop nombreuses pour être analysées ici. Trois motifs se détachent cependant de manière suffisamment claire pour mériter d’être évoquées : les dimensions contre-culturelle et intime de l’acte de consommation, ainsi que la relation de ce dernier à la responsabilité des personnages. Des traditionnels hippies (More, Mes meilleurs copains, Janis et John), aux jeunes de banlieues (Le Thé au harem d’Archimède, La Haine, Raï), en passant par les homosexuels (Pédale douce, Gazon maudit) et les nudistes (Mon curé chez les nudistes), l’usage du cannabis est en effet régulièrement associé à des groupes sociaux marginaux, voire marginalisés. Si leur nature évolue largement en fonction des préoccupations propres une époque, force est de constater que l’acte de consommation est toujours assimilé à une transgression de la norme sociale, cet état de fait tendant d’ailleurs à atténuer la thèse de la normalisation.

On comprend ainsi mieux pourquoi nombre des séquences de notre corpus mettent en relation marijuana, séduction et sexualité. Pratiquée dans le secret, l’absorption partagée de la substance invite bien souvent les personnages à se retrouver dans l’espace confiné d’une chambre (Carrément à l’Ouest, Duos sur canapé, Zonzon), d’une automobile (Le plein de super, Raï, Les rivières pourpres) voire d’un lit (Marche à l’ombre, L’Auberge espagnole, Osmose). Cette proximité, fortuite ou recherchée, qu’elle débouche sur des révélations amicales (Le Cœur des hommes, Taxi 1, Taxi 2), un flirt (Ma vie en l’air, Sans toit ni loi) ou même un acte sexuel (More, Les babas cool, Féroce) intègre l’usage de cannabis à la sphère de l’intime, la dimension aphrodisiaque du produit constituant d’ailleurs un motif esthétique et textuelle récurrent des films de notre corpus.

S’il est ainsi souvent présenté comme un catalyseur des relations sociales, l’acte de consommation est également mis en image pour dire l’absence de responsabilité des personnages d’un film. Qu’il s’agisse d’un brillant post-doctorant refusant de quitter le domicile parental (Tanguy), d’une sage romancière britannique se laissant aller au cours d’une soirée (Swimming-pool) ou d’un jeune de banlieue isolé et désœuvré (Ze film), la présence de la marijuana à l’écran permet bien souvent de signifier une prise de distance structurelle ou ponctuelle avec la réalité et la quotidienneté. Objet de déresponsabilisation contrainte ou volontaire, le joint possède ainsi une fonction filmique polymorphe, permettant au réalisateur d’accentuer la dimension imprévisible du personnage d’un film (L’esquive) comme d’amorcer une séquence comique en montrant les effets délirants de la substance sur un personnage sérieux voire antipathique (Albert est méchant).

Les premières représentations cinématographiques de la consommation de cannabis en France au tournant des années 1970

Les premières analyses de fond que nous avons menées en appliquant systématiquement la méthodologie d’analyse précédemment décrite ont porté sur une période allant de 1969 à 1974 [24]. Au cours de ces cinq années, sept films ont intégré à leur scénario une séquence cannabique : il s’agit de Les Chemins de Katmandou d’André Cayate (1969), More de Barbet Schroëder (1969), La route de Salina de George Lautner (1969), Cannabis de Pierre Koralnik (1970), Le Gendarme en balade de Jean Girault (1970), Quelques messieurs trop tranquilles de George Lautner (1972) et La brigade en folie de Philippe Claire (1972).

D’une manière générale, toutes ces productions mettent l’accent sur le caractère nouveau et exogène de l’usage de cannabis. Suivant un modèle plein de nuances, une jeune personne est initiée à la marijuana par un individu expérimenté revêtant divers attributs de l’altérité. Qu’il soit un américain (Les chemins de Katmandou, More), un hippie (Le gendarme en balade, Quelques messieurs trop tranquilles) ou un malfrat (La brigade en folie), cet étrange étranger accompagne donc le novice, français dans la plupart des cas, dans sa perte de virginité psychotropique. La récurrence d’un tel schéma narratif invite le chercheur à entrevoir la dimension synecdochique de ces premières représentations : derrière la relation interpersonnelle mise en scène dans ces films et structurée autour de la marijuana, c’est en fait la rencontre entre la société française et le produit qui semble être dépeinte.

Le regard porté sur l’arrivée en France de cette nouvelle substance semble d’ailleurs assez circonspect, à l’exception de More de Barbet Schröeder, qui assume un véritable travail de pédagogie en la matière [25]. Il faut dire que les réalisateurs de ces premières représentations hexagonales de l’usage de cannabis étaient assez éloignés de la pratique qu’ils entendaient montrer. A la différence des États-Unis où les cinéastes qui se sont emparés de la thématique, comme Dennis Hopper ou Milos Forman, étaient relativement proches des mouvements contre-culturels, leurs homologues français, présents dans la profession depuis plusieurs dizaines d’années pour certains, se sont emparés d’un phénomène qui leur était totalement étranger et qu’ils ont retranscrits de manière caricaturale. Pour ne donner qu’un exemple illustrant cette assertion, la figure du hippie-consommateur bénéficie d’un traitement assez stéréotypé : celui du Gendarme en balade circule en voiture aux motifs floraux et ne cesse de déclarer son amour à ses semblables, celui de Quelques messieurs trop tranquilles effectue des danses en l’honneur de bouddha et vit à moitié nu dans un abri multicolore, alors qu’une unique bouffée de marijuana transforme les enquêteurs de La brigade en folie en vagabonds désireux de se rendre à Katmandou.

Derrière ces poncifs burlesques d’une contre-culture mal connue d’un groupe de réalisateurs que seul relie le fait d’avoir été les premiers à représenter l’usage de cannabis, perce en fait un véritable décalage chronologique entre la réalité de la pratique et sa représentation cinématographique. Au cours des années 1970 en effet, l’usage de marijuana se répand en France, d’abord parmi les étudiants de classe moyenne faisant déjà face à un certain déclassement, puis par la suite, au sein de la jeunesse populaire habitant les quartiers HLM en périphérie des villes [26]. Force est de constater qu’aucun de ces profils sociologiques n’est véritablement présent dans les sept productions de notre corpus. Alors que de jeunes français déçus par la traduction politique de Mai-68 et bientôt touchés par la crise économique du premier choc pétrolier tendaient à s’approprier l’usage du cannabis, les cinéastes français ont préféré porter leur regard sur les populations introductrices de la pratique en France. Il faudra ainsi attendre le milieu des années 1970, et des films comme Elle court, elle court la banlieue (1973) de Gérard Pirès et surtout Les bidasses s’en vont en guerre (1974) de Claude Zidi, pour que la figure du Français consommateur, averti et indépendant, devienne une réalité cinématographique. Ce décalage identifié entre pratique et représentation au cours des premières années de cette ère moderne de la consommation du cannabis, semble mettre en lumière un véritable refus de la société française de voir s’implanter et se développer une pratique psychotropique nouvelle, alors considérée comme foncièrement insoluble dans la culture nationale.

Conclusion

Au terme de cette brève présentation des premiers résultats obtenus et des pistes de recherche ouvertes, il semble que la méthode d’analyse centrée autour de la séquence cannabique que nous proposons, puisse servir de modèle aux chercheurs - historiens ou autres - qui s’intéressent à la manière dont un ensemble de productions médiatiques représente une consommation de drogue. En ce sens, sa réplication pour d’autres substances que la marijuana est aujourd’hui souhaitable afin de constituer un savoir global sur l’imaginaire contemporain des produits psychotropes.

Outre cet emploi mimétique, nous pensons qu’elle pourrait être adaptée à l’étude médiatique d’autres questions de santé publique, comme les pratiques alimentaires, les comportements accidentogènes ou les représentations du handicap et de certaines pathologies. A cet égard, il convient de s’interroger en amont sur le média le plus approprié à la problématique, reportages, publicités, spots de prévention ou même chansons pouvant se révéler, dans certains cas, plus adaptés à l’optique de recherche que les films de fiction.

Dans tous les cas, il semble que l’effort conceptualisation entrepris à l’égard de la « séquence de consommation » - mais qui pourrait recevoir la définition plus large de « séquençage filmique crée pour les besoins de l’étude d’un motif spécifique » -, doive être approfondi afin de faire émerger un outil d’analyse adaptable et mobilisable pour tout type de questionnement et de forme audiovisuelle.

[1] BECK François, LEGLEYE Stéphane, SPILKA Stanislas, « Niveaux d’usages et profils des usagers en France en 2005 », in COSTES Jean Michel (dir.), Cannabis, données essentielles, Saint-Denis, OFDT, 2007, p. 20.

[2] BEN LAKHDAR Christian, WEINBERGER David, « Du marché du cannabis au marché du THC en France. Implications pour le système d’offre et les politiques de lutte contre les trafics illicites de stupéfiants », Revue Française de Socio-Economie, 2011/1, n° 7, p. 124.

[3] KOPP Pierre, FENOGLIO Philippe, « Les drogues sont-elles bénéfiques pour la France ? », Revue économique, 2011/5, vol. 62, p. 905.

[4] COSTES Jean Michel (dir.), Cannabis, données essentielles, Saint-Denis, OFDT, 2007, p. 163.

[5] ARNOULT Audrey, « Adolescents et drogues : une analyse des discours de la presse quotidienne nationale  », Les Cahiers Dynamiques, 2012/3, n° 56, p. 137.

[6] ORY Pascal, L’histoire culturelle, Paris, PUF, 2011, p. 13.

[7] BACZKO Bronislaw, Les imaginaires sociaux, mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984, p. 8.

[8] BECK François, LEGLEYE Stéphane, JAUFFRETROUTSIDE Marie, OBRADOVIC Ivana., « Regards sur les addictions des jeunes en France », Sociologie, 2010/4, vol. 1, p. 524

[9] OBADIA Lionel, « Le “ Boire” - Un objet en quête d’anthropologie, une anthropologie en quête d’objet », Socio-anthropologie [En ligne], 15/2004, mis en ligne le 15 juillet 2006, Consulté le 31 mars 2014. URL : http://socioanthropologie.revues.org/421.

[10] BIHL Laurent, « Rire en zig-zag ? Rire de l’alcool ou alcooliser le rire à la Belle Époque », Alcoologie et Addictologie, volume 35, n° 1, 2013, p. 51-60.

[11] FRODON Jean-Michel, L’âge moderne du cinéma français. De la Nouvelle Vague à nos jours, Paris, Flammarion, 1995, p. 13.

[12] STEUDLER François, TSIKOUNAS Myriam, «  Images de l’alcool au cinéma », Cahiers de l’IREB, n° 7, sept. 1984, p. 81-93. Complété par STEUDLER François, STEUDLER-DELAHERCHE Françoise, « Le cinéma entre vérité, fiction et silence : l’exemple de la consommation d’alcool à l’écran », Revue des Sciences Sociales, n° 34, 2005, p. 106-119.

[13] TSIKOUNAS Myriam, LE PAJOLEC Sébastien, «  L’alcool dans les émissions médicales et les fictions à la télévision : convergences et influences de 1949 à nos jours », Les cahiers de l’IREB, n° 19, 2009, p. 107-112.

[14] ORY Pascal, op. cit., p. 46.

[15] CHARAUDEAU Patrick, « Dis-moi quel est ton corpus, je te dirai quelle est ta problématique », Corpus, 8/ 2009, p. 37.

[16] TSIKOUNAS Myriam, LE PAJOLEC Sébastien, « La jeunesse irrégulière sur grand écran : un demi-siècle d’images », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », n°4, 2002, p. 89.

[17] À cet égard, nous suivons la définition du législateur en matière de nationalité filmique : sont considérés comme français les films financés à hauteur minimale de 51% par des sociétés de production dont le siège social réside en France.

[18] METZ Christian cité par SORLIN Pierre, ROPARS Marie-Claire et LAGNY Michel, Générique des années 30, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1986, p. 23.

[19] Les divers mécanismes nous ayant permis d’entrer en contact avec les films susceptibles de nous intéresser sont décrits dans notre mémoire de Master disponible à l’Inathèque : Erwan POINTEAU-LAGADEC, Consommation de cannabis et fiction française : de la représentation filmique à l’imaginaire social (1968-2005), Mémoire de Master 2, sous la direction de Myriam Tsikounas, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2012.

[20] MAUGER Gérard, « L’apparition et la diffusion de drogues en France (1970-1980). Eléments pour une analyse sociologique », Contradictions, n° 40-41, 1984, p. 137.

[21] En 2005 et pour la première fois depuis la mise en place des enquêtes en population générale, les chiffres de l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT) ont montré un repli de la consommation, toutes classes d’âge confondues. Cette même enquête faisait apparaître la première baisse des saisies policières et douanières du produit, parallèlement à un fort développement de l’autoculture : COSTES Jean Michel (Dir.), Cannabis, données essentielles, Saint-Denis, OFDT, 2007, 232 p.

[22] Ces transformations sont la conséquence du passage à une « culture numérique », dont la mise en place de la Télévision Numérique Terrestre (TNT) en France ou l’apparition de la plateforme internet Youtube en 2005 constituent des jalons symboliques.

[23] PARKER Howard, WILLIAMS Lisa, ALDRIDGE Judith, « The Normalization of ‘Sensible’ Recreational Drug Use : Further Evidence from the North West England Longitudinal Study », Sociology, vol. 36, n° 4, novembre 2002, p. 944.

[24] POINTEAU-LAGADEC Erwan, « Les premières représentations cinématographiques du cannabis en France au tournant des années 1970 », Alcoologie et addictologie, tome 36, n° 4, décembre 2014.

[25] PARINGAUX Philippe, « Interview de Barbet Schröeder », Rock & Folk, n° 32, septembre 1969.

[26] MAUGER Gérard, POLIAK Claude, « Les loubards », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 50, novembre 1983, p. 58.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/La-sante-publique-a-partir-de-l.html

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