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LENSING-HEBBEN Caroline : La médiatisation des chercheurs en sciences sociales : éthique professionnelle contre emprise médiatique

Thèse en Science politique (IEP de Paris). Soutenance le 11 décembre 2010 à10h salle 711, 117 boulevard Saint-Germain, Paris 6e.
Membres du jury : François Heinderyckx, Eric Maigret, Arnaud Mercier (directeur de recherche), Pascal Perrineau.

La médiatisation audiovisuelle du savoir scientifique est un phénomène relativement nouveau et les usages médiatiques de la parole des experts et les modalités de transmission des savoirs scientifiques au sein de l’espace public médiatique sont très peu couverts par les sciences sociales. Nous avons donc choisi d’appréhender les usages que les spécialistes en sciences sociales font de la télévision sous l’angle inédit de la parole des chercheurs médiatisés sur leurs propres pratiques. Quelques questions de base ont guidé nos entretiens durant cette recherche : quelles sont les interactions effectives entre la fraction académique du champ intellectuel et l’univers des médias audiovisuels ? Quels jugements les pairs portent-ils sur cette facette de l’activité académique, singulièrement ceux qui ne passent que très peu dans les médias audiovisuels ? Quel rôle peut avoir l’acquisition d’un « capital médiatique » dans la carrière scientifique ? Comment concilier sollicitation à l’expertise avec neutralité axiologique sur des thèmes souvent éminemment politiques ? Le phénomène de médiatisation des chercheurs est décliné à travers une interrogation sur les usages politiques des travaux scientifiques dans les médias et l’oscillation entre un rôle idéologique et un rôle d’expertise qui encourage la confusion entre autorité savante et autorité politique. D’autre part, le regard des pairs permet d’examiner l’état du rapport entre légitimités académique et médiatique. Enfin, pour ne pas négliger les effets induits par l’extériorisation de nombreux chercheurs jusqu’alors cantonnés à une production savante, ce travail s’arrête sur les liens dialectiques existant entre l’ouverture à de nouveaux marchés, pouvoirs et rétributions et la nature des interventions des expertises médiatiques.
Des séjours de recherche à la Columbia University de New York et à la Ludwig-Maxilimian-Université de Munich ont permis d’enrichir nos analyses et notre enquête par entretiens en France, d’une perspective comparée outre-Atlantique et outre-Rhin, sans toutefois en faire une étude comparative des trois pays. Les communautés scientifiques allemande et américaine restent aussi peu explorées que la communauté scientifique française dans leurs rapports aux médias de masse, et notamment audiovisuels. La possibilité d’enquêter en leur sein fut pour nous une source de comparatisme méthodologique inédite. Si les entretiens menés dans ces trois pays constituent notre acquis principal, la mise en place d’une recherche enrichie des apports disciplinaires allemands et américains a permis aussi de réunir pour la première fois le plus exhaustivement possible les travaux existants dans ces trois langues. L’un des intérêts de ce travail de recherche bibliographique fut donc la mise en lumière de travaux ne bénéficiant pas d’une très grande attention dans l’hexagone. De façon complémentaire aux entretiens, nous avons puisé dans la « mémoire collective » que constituent les archives de l’INA. Tandis que les entretiens nous mènent vers l’envers du décor, là où les projecteurs se tournent rarement et où les images ne sont pas toujours très parlantes, les archives images peuvent nous dire ce qui est. De cette manière, l’on peut construire un cadre d’analyse qui ne sépare pas, d’un côté, les représentations que les chercheurs se font quant aux enjeux de la prise de parole, et de l’autre, les conditions structurales qui mettent en scène cette parole.
Dans cette thèse, nous avons voulu démontrer que les journalistes recourent de plus en plus à des experts issus du monde académique, mais ils ont leurs bons et mauvais sociologues, économistes, historiens, politistes, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la sociologie, l’économie, l’histoire ou la science politique. L’entrée dans le cercle tient à la bonne performance, et le talent médiatique se juge généralement à l’aune de critères qui n’ont pas de liens directs avec les compétences scientifiques. On trouve dans notre étude une illustration de « l’effet Matthieu » mis au jour par Merton, où la médiatisation engendre la médiatisation. Deux univers, jadis si dissemblables, sont désormais marqués par une forte interpénétration, par une concordance d’intérêts, par un processus de légitimation et un jeu de promotion croisés. Les enjeux et intérêts sont partagés, à la fois pour ces chercheurs qui se commettent avec les médias et pour les médias qui représentent l’opinion qualifiée. Dans ce champ de tension et de compromission permanente, les universitaires, qu’ils soient pris par des poussées de fièvre médiatiques ou « mâchés comme un chewing-gum » (selon l’expression de Dominique Reynié), peuvent trouver un retour sur investissement et des profits de distinction.
Notre travail nous amène au constat qu’ils s’activent dans les médias souvent à contre-courant de leur communauté. C’est une sorte d’activité « au noir », puisque elle est non évaluée par les pairs, et que ceux qui s’y livrent cherchent parfois à « cacher » dans leur milieu leurs apparitions médiatiques, tant il existe d’universitaires et chercheurs qui dévalorisent leurs collègues médiatisés, en mobilisant un discours de dénigrement qui va de l’accusation méprisante de journalisme jusqu’au registre infâmant de la prostitution. La médiatisation audiovisuelle confère l’image de chercheurs qui trahissent leur travail scientifique. Le statut public se construirait au détriment du temps investi académiquement, la médiatisation affaiblirait la production scientifique, voire s’y substituerait progressivement. Autrement dit, un intellectuel public acquiert ce statut au détriment de sa production académique, ou en tout cas en affaiblissant celle-ci. Et les académiques seraient de plus en plus enclins à sacrifier les profits mondains de l’engagement médiatique au travail proprement scientifique. D’aucuns vont jusqu’à se demander si la télévision ne devient pas une instance de légitimation parallèle, la notoriété médiatique se substituant à la consécration intellectuelle, la légitimité des pairs à la reconnaissance médiatique.
En dépit de ces critiques, parfois, acerbes, ils y trouvent une manière d’exister intellectuellement et bien sûr socialement. Face à un milieu académique fermé, les consécrations journalistiques trouvent un écho favorable. Faut-il y voir le signe de l’assouvissement d’un désir de représentations légitimantes d’un milieu professionnel frustré ? Les médias proposent aujourd’hui aux chercheurs des rémunérations symboliques et de possibles retombées matérielles très supérieures à celles dont dispose la communauté scientifique, notamment pour faire connaître et vendre leurs ouvrages. Michel Crozier nous a ainsi affirmé que c’est « parce que aucun journaliste ne l’a lu et n’en a parlé », que son livre de mémoire a été un échec commercial.
Sur le plan symbolique et dans le registre des jouissances immédiates, une éventuelle médiatisation ne se refuse donc pas. Et ce d’autant plus qu’un troisième partenaire interfère dans la relation entre ces deux séries d’acteurs, à savoir les services de communication et les directions des institutions qui abritent les chercheurs. Nous montrons dans notre thèse le poids croissant, notamment aux Etats-Unis, que prennent les stratégies de relation presse d’organismes qui ont besoin de faire fructifier leur notoriété dans la compétition qui s’engage pour attirer des soutiens financiers et des étudiants. Pourtant plusieurs chercheurs affirment aussi que certaines périodes d’actualité chaude deviennent des moments de sollicitation permanente difficiles à gérer, impliquant de filtrer et de mobiliser un principe de responsabilité, pouvant même conduire à un refus de toute intervention médiatique, comme nous l’a expliqué Gilles Kepel, refusant d’intervenir sur la crise des banlieues de 2005 afin de ne pas susciter un amalgame entre crise des banlieues et jeunes issus de familles musulmanes, par sa simple étiquette de spécialiste de l’Islam. De leur autorité « scientifique », ils jouent de façon ambiguë. S’ils invoquent l’objectivité comme position de principe, la science médiatisée n’en est pas moins étroitement embrigadée. Sous l’apparence de la rigueur scientifique, des positions politiques sont parfois véhiculées sous un habillage de science empirique. L’expertise peut donc être une forme apparemment dépolitisée de faire de la politique, alors que la montée de l’expertise dans les médias a sans doute contribué au recul des intellectuels engagés.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/La-mediatisation-des-chercheurs-en.html

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