15 - Justice(s)
Christian Delporte
La justice professionnelle en 1945 : le journaliste face à la commission d’épuration
Le Temps des médias n°15, automne 2010, p. 293-296.
Après une tentative avortée à l’été 1944, l’épuration professionnelle des journalistes se met véritablement en place au début de 1945 : une ordonnance du 2 mars transforme, en effet, la commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (créée en 1936) en commission d’épuration, et rend la carte de journaliste obligatoire pour exercer. La commission ordinaire est présidée par Calon, conseiller à la Cour de cassation, assisté de six journalistes et de six directeurs. Le candidat peut faire appel de la décision devant la commission supérieure qui, assez systématiquement, revoit la sanction à la baisse.
Le mandat de la commission n’est que de huit mois ; elle obtient un délai supplémentaire : cependant, au-delà du 30 juin 1946, personne ne pourra se voir refuser la carte pour des raisons liées à son attitude entre 1940 et 1944. Or, 6000 dossiers viennent s’entasser sur le bureau de la commission. Il faut parer au plus pressé, c’est-à -dire faire barrage, d’abord, aux journalistes de zone Nord, qui ont accepté de travailler sous la botte allemande ; on sera plus clément pour leurs confrères de zone Sud… Pour prendre sa décision, la commission dispose, pour chaque dossier, de plusieurs pièces : un questionnaire de huit pages sur les activités du candidat sous l’occupation (fût-il résistant reconnu !) ; les avis des comités départementaux de la Libération, voire les documents fournis par la justice. Le cas échéant, elle peut demander à auditionner le candidat (ce qui n’est évidemment jamais bon signe !). Au total, la commission sanctionne 700 candidats à la carte, près d’un sur deux étant condamné à moins de 10 mois de suspension (48%) ; seul un sur vingt écope d’au moins six ans d’interdiction d’exercer dans la presse. Et quand on sait qu’au terme de l’ordonnance qui crée la commission d’épuration, la décision prend effet au 31 octobre 1944 ( !), on imagine aisément le paradoxe : un journaliste condamné à un an de suspension en novembre 1945, se voit remettre en même temps une interdiction et une carte professionnelle !
Nous avons choisi ici de reproduire la déposition de Louis M. devant la commission d’épuration, pour son caractère exemplaire et ordinaire. N’étant pas poursuivi au pénal par une cour de justice ou une chambre civique (chargée de prononcer des peines d’indignité nationale), Louis M. tente de réintégrer la presse en déposant un dossier de candidature à la carte de journaliste. La commission l’auditionne le 20 avril 1945. Il a alors 42 ans. D’origine italienne, il a publié ses premiers articles à 18 ans, dans des journaux suisses, avant de venir en France (à une date non précisée). Là , il vivote en écrivant quelques papiers pour la rubrique fait divers de la presse régionale. Et puis, en octobre 1940, on le retrouve à Paris, au Cri du peuple, l’organe du Parti populaire français de l’ultra-collaborationniste Jacques Doriot, où il assure le secrétariat de rédaction. C’est bien ce qu’on lui reproche…