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Ouvrages de référence

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GEORGAKAKIS Didier, La République contre la propagande. Aux origines perdues de la communication d’État en France (1917-1940), Paris, Economica, 2004.

Dans l’ouvrage tiré de sa thèse de doctorat, D. Georgakakis s’attache à élucider un des mythes qui structurent puissamment les échanges politiques actuels : celui de l’« incompatibilité d’essence entre propagande d’État et République » (p. 156). Or, cette antinomie entre une propagande assimilée au totalitarisme, à l’autoritarisme et à la manipulation des esprits, et « la démocratie », associée à l’échange d’informations et aux valeurs d’une République transparente, est une véritable énigme, quand on sait que jusqu’à la fin des années 1930 la propagande n’avait aucune connotation péjorative et était synonyme de diffusion d’information. Tout l’objet de l’ouvrage est donc d’expliquer l’invention et la réalisation de cette antinomie qui va disqualifier toutes les tentatives d’organisation et d’institutionnalisation d’une gestion étatique rationnelle de l’opinion publique. Pour ce faire, l’auteur évite soigneusement les arguments substantialistes qui résideraient peu ou prou dans une opposition de nature entre propagande et démocratie. Toute la démonstration est au contraire fondée sur une analyse relationnelle et contextualisée de l’échec de l’invention et de l’institutionnalisation d’une communication démocratique qui consisterait à « moderniser ou mieux [à] cordonner les dispositifs d’intervention symboliques dans lesquels puise la République depuis sa fondation, qu’il s’agisse des relations avec la presse, mais aussi de l’instruction publique ou de la gestion des fêtes républicaines » (p. 4). C’est donc à une minutieuse enquête, fondée sur l’exploitation des archives existantes et la réinterprétation des témoignages de l’époque, que nous convie l’auteur afin de montrer comment, « Ã  partir de logiques propres à des conjonctures et des lieux différents (le monde académique, l’administration, la presse, l’arène parlementaire, etc.), s’est engagée une dynamique qui a fini par empêcher l’autonomisation ou tout simplement l’agrégation des groupes qui auraient pu porter cette spécialité » (p. 9). Suivant un fil chronologique, la démonstration historique distingue deux périodes. De 1918 à 1939, les tentatives dispersées d’invention d’une spécialité conduisent à l’invention du tabou de la manipulation de l’opinion. Dans un contexte où s’intensifient la spécialisation des rôles et la division du travail politique, chacun revendique un rapport particulier à l’opinion. Les professionnels de la politique, délégataires de l’opinion, tentent de défendre un monopole de la représentation qui est menacé. Les techniques de mobilisation de l’opinion (réunions publiques, médailles, chansons, drapeaux, portraits, tracts, affiches, etc.) visent à entretenir leur légitimité. De leur côté, les journalistes inventent un rôle spécifique – celui d’informateur de l’opinion – qui leur permet de s’autonomiser du champ politique, notamment en encourageant une disposition critique à l’égard de la politique (via la stigmatisation de la propagande et du « bourrage de crâne » de la Première Guerre mondiale). Ce faisant, ils rendent possible l’émergence d’agents et de dispositifs dont la fonction est de faire le lien entre les acteurs politiques et les journalistes (et à travers eux, l’opinion). Les intellectuels, qui ont participé par tout un travail symbolique à la fondation de la République, tentent de maintenir leur rôle de formateurs de l’opinion. Enfin, les agents de l’État ont un rôle de contrôle de l’opinion. C’est particulièrement visible au ministère de l’Intérieur puisque celui-ci gère la censure et organise la surveillance de l’opinion en toute part du territoire national, par l’intermédiaire de multiples rapports commandés aux préfets. De même, le Quai d’Orsay se préoccupe beaucoup de l’image de la France dans les pays étrangers : il la surveille et l’entretient (notamment, en envoyant d’éminents représentants de l’esprit français y donner des conférences).
De cette concurrence autour de la gestion de l’opinion naissent les instruments et les savoir-faire de la propagande. Parmi les premières tentatives de constitution d’une spécialité administrative par la centralisation de ces diverses pratiques, on peut mentionner la création, par Briand en 1916, d’une Maison de la presse au sein du ministère des Affaires Étrangères ou, en 1933, la proposition de loi déposée par Adrien Dariac portant « création d’un comité consultatif de l’information et la rationalisation des services de propagande à l’étranger ». Mais ces tentatives de monopolisation de la gestion de l’opinion par un groupe de professionnels, porteurs d’une redéfinition économiste des activités politiques (avec par exemple le recours aux techniques publicitaires balbutiantes par les « modernisateurs ») échouent, devant la réticence des membres de l’administration et des parlementaires, jaloux de leur autonomie. La dénonciation de la propagande, assimilée au travail de mobilisation des masses par les dictatures des années 1930, devient un argument dans le jeu politique de l’époque, si bien que son usage ne peut qu’être dénié dans le champ politique. Un discours péjoratif sur la propagande prend ainsi forme, que ne parvient pas à concurrencer une science de l’opinion irréalisable. Les tentatives de constitution d’une psychologie sociale par quelques chercheurs atypiques inspirés de Le Bon sont en effet marginalisées dans un champ des sciences sociales dominé par les durkheimiens ; il est impossible pour les intellectuels de s’approprier l’objet propagande. « En tant que “propagandistes”, ils sont conduits à des logiques de dénégation semblables à celles des agents politiques. En tant qu’intellectuels, ils l’excluent au nom de la valorisation des normes universelles portées par l’État. En tant qu’agents liés à l’espace politique, ils sont, dans leur ensemble, portés à produire des rationalisations (juridique, philosophique, historique) qui justifient l’absence officielle de propagande » (p. 123). Ces rationalisations prennent la forme d’une incompatibilité substantielle entre démocratie et propagande. Malgré tout, la configuration politique va évoluer et permettre l’institutionnalisation de cette propagande d’État, avant de se retourner et de disqualifier durablement celle-ci. L’analyse de la brève existence du Commissariat général à l’information est le second temps de l’analyse de D. Georgakakis. La création du CGI en juillet 1939 est rendue possible par l’entrée en guerre qui entraîne une disparition temporaire des concurrences politiques de la IIIe République. La position relative du président du Conseil (Édouard Daladier) est renforcée, les critiques des parlementaires à son égard devenant plus difficiles à formuler. D’autant que les manières de s’assurer des soutiens politiques évoluent : prioritairement avec l’opinion, et moins avec ses intermédiaires. Daladier peut donc imposer une administration chargée de la propagande, même si – contexte de guerre oblige –, la doctrine de cette propagande prend un tour pacifiste, par opposition stratégique à celle des dictatures. Le CGI est une institution composite, peuplée d’agents issus de nombreux ministères, souvent multi-positionnés. Le cas de Jean Giraudoux, qui dirige le Commissariat, est exemplaire : dans cette entreprise, la mobilisation de ses réseaux bureaucratiques, littéraires, journalistiques, ou politiques (notamment sa participation au cabinet d’É. Herriot) est aussi nécessaire que ses expériences de quasi publicitaire pour l’éditeur Bernard Grasset ou ses investissements anciens dans l’information et la propagande d’État. Les technologies et les définitions de l’information d’État en vigueur au sein du CGI sont très hétérogènes, si bien qu’en raison de fortes concurrences internes, l’existence du Commissariat reste précaire. Pour qu’il se maintienne, il aurait fallu une consolidation des transactions qui ont permis sa naissance ou que le groupe de ses agents prenne corps et s’autonomise. Il n’en aura pas le temps. Entre novembre 1939 et mars 1940, la disparition rapide des conditions qui ont rendu possible cette institutionnalisation vont en effet précipiter la fin du CGI. Ainsi, les vives concurrences administratives avec les autres ministères, tant au niveau central (Affaires étrangères) que local (préfets), vont se conjuguer aux dislocations internes, qui font suite aux concurrences entre les littéraires de l’administration et une jeune avant-garde technicienne issue de l’inspection des finances. Les échecs du CGI sont alors vivement critiqués, notamment par les journalistes et les parlementaires qui tentent de reconquérir leurs positions en restaurant leur conception de la démocratie représentative. S’ensuivent une série de scandales, où sont stigmatisées les pratiques abusives et la partialité de la censure. La fin du Commissariat général à l’information est scellée en février 1940, par une suite de débats à la Chambre des députés, où la disqualification du CGI sert à la contestation de Daladier. À l’issue de ces séances, le Commissariat est transformé en ministère de l’Information (avril 1940) : loin d’être une consécration de la propagande, c’est en réalité une victoire des parlementaires, qui en reprennent le contrôle en rendant son chef politiquement responsable. De cet échec, demeureront le tabou de la propagande et la disqualification de la propagande « républicaine », littéraire.
Au terme de cette démonstration, pointant les échecs ou les réussites des stratégies d’institutionnalisation d’une propagande d’État, au gré des transformations des configurations politiques et étatiques, l’ouvrage remplit bien sa mission, qui est d’apporter des réponses convaincantes à l’énigme de l’antinomie de la démocratie et de la propagande. Mais il reste au lecteur une (légère) frustration, quand il cherche dans cette étude, comme y invite le sous-titre, les « origines perdues de la communication d’État en France ». Que peut nous apprendre, finalement, l’histoire de cet échec sur la communication publique telle que nous la connaissons aujourd’hui ? Il ne peut en effet y avoir de filiation directe entre l’actuelle communication publique ou politique et la propagande telle qu’elle a été inventée à la fin de la IIIe République, et qui s’est retrouvée durablement disqualifiée. En effet, à la Libération, la propagande d’État est doublement impossible : impossibilité de reproduire les échecs de la fin de la IIIe République et impossibilité de recourir à la propagande après que Vichy eut réalisé la prophétie d’une antinomie entre démocratie et propagande. Aussi, ce qu’il importe de souligner, ce sont les usages qui seront faits de cette antinomie, lors de l’émergence d’une autre communication d’État. Dans un épilogue, l’auteur esquisse quelques éléments pour une telle analyse. Il suggère que, dans un contexte de montée en puissance des valeurs d’organisation et de rationalité, et suite à la disqualification de la position des artistes et des intellectuels dans l’administration, les modernisateurs des années 1960-1970 iront puiser à l’étranger les références et modèles pour des administrations de l’information d’État, puis, dans les années 1980, pour la communication publique. Au-delà de ces hypothèses stimulantes, on aimerait comprendre mieux la différence entre cette propagande « républicaine » et littéraire, et une communication empruntant davantage aux conceptions et aux outils de la publicité. Sans doute, cette différence n’est pas qu’une invention rhétorique légitimatrice des promoteurs en France de la communication publique. Mais pour comprendre en quoi cette communication « perdue » diffère de l’actuelle communication publique, il aurait fallu porter peut-être plus d’attention à l’évolution du contenu pratique de la propagande. C’est ici que réside la relative déception du lecteur : on aurait pu attendre de cette étude socio-historique qu’elle donne à voir plus en détail les transformations substantielles de son objet (la communication d’État), les évolutions des pratiques et des instruments. À l’inverse, l’attention de l’auteur est focalisée sur un label, sur les évolutions de sa valeur sur un marché des biens politiques symboliques, et finalement sur son impossible institutionnalisation. Mais audelà des permanences ou des disparitions de catégories descriptives et des institutions qui les objectivent, on en sait finalement peu sur ces technologies de propagande, leurs usages, les ressources efficientes qu’elles exigent de leurs spécialistes et finalement leurs conséquences pratiques. Le problème en définitive est que faute d’une définition préalable de l’objet, ici l’information d’État, celui-ci prend le sens qui lui est socialement assigné au fil de l’histoire (publicité, censure ou toute activité symbolique de l’État…), si bien que l’on ne sait comment différencier ce qui est spécifiquement appelé « propagande » des autres pratiques symboliques politiques ou gouvernementales. Cette dilution de l’objet « propagande » dans une définition un peu trop vague produit un effet de « toujours ainsi », puisque la politique a toujours été une affaire de communication et de symboles (comme ne manquent pas de le rappeler les promoteurs et professionnels de la communication politique). Il reste qu’en dépit de ces quelques frustrations, l’ouvrage apporte un éclairage intéressant et rare sur la genèse du métier politique moderne. Non qu’il prenne pour objet les mutations mêmes de la profession politique. Mais en se penchant sur les premières tentatives de spécialisation de la gestion de l’opinion publique, il rend compte des transformations de la division du travail politique et la création d’un nouveau rôle politique, celui de communicateur, dont on sait l’importance qu’il a aujourd’hui dans les activités politiques. Si les luttes politiques sont plus que jamais des échanges symboliques, cela suppose tout de même des activités pratiques (accéder aux médias, etc.) qui engagent des enjeux et des conditions sociales. En d’autres termes, si la communication est désormais au cÅ“ur de la pratique politique, c’est parce que celle-ci a connu certaines transformations structurelles qui ont permis l’invention et l’imposition de cette spécialité. D. Georgakakis les résume en deux tendances principales. Il évoque d’abord une série de mutations de la démocratie représentative, liées à une transformation de la définition de l’opinion : à des formes délibératives de la pratique représentative (ce que Bernard Manin nomme « démocratie de parti ») favorisant les parlementaires succède une entrée des masses dans la gestion des affaires politiques (la « démocratie d’opinion »), qui suppose de nouvelles façons de penser et de faire de la politique : recours aux médias de masse, volonté de s’appuyer sur une fonction publique de plus en plus nombreuse et autonome, professionnalisation des cabinets, redéfinition du rôle de président du Conseil sur le modèle de l’« homme fort » doté d’une autorité sur le Parlement et s’adressant directement au peuple (plutôt qu’un primus inter pares établissant des compromis avec les différentes tendances du Parlement). La seconde série de mutations, évoquées comme conditions de possibilité de l’émergence d’une communication d’État, concerne l’appareil administratif, dont les avant-gardes de l’État et les critères d’excellence administrative se renouvellent : les intellectuels et les artistes y perdent ce qu’ils avaient investi dans la fondation de la République, cédant la place aux « techniciens ». Ce sont donc autant de pistes de réflexion très riches sur la « symbolisation » croissante des luttes politiques qui sont ouvertes ici, même si on aurait aimé une démonstration plus systématique (plutôt qu’une multiplication érudite d’exemples historiques) des modalités selon lesquelles la généralisation de la propagande (par-delà l’échec ponctuel de son institutionnalisation) transforme la façon de faire de la politique, le métier politique, la structure du champ politique (plus autonome, plus personnalisé), et enfin l’ordre social. Mais ce programme de travail dépasse de beaucoup le cadre d’un seul ouvrage. Et celui discuté ici n’y contribue pas peu.

Recension par Jérémie NOLLET
Politix, n° 73 2006/1, p. 231-252.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/La-Republique-contre-la-propagande.html