08 - Le Tour du monde. Médias et voyages
Daniel Bougnoux
L’image-événement
Le Temps des médias n°8, printemps 2007, p.223-225
On a beaucoup spéculé, à la suite d'Austin, sur les phrases et les jeux de langage performatifs : quand les mots ne constatent pas un état du monde, mais lui ajoutent un état (paroles officielles, sacramentelles, instituantes, etc.). La frontière entre le constatif et le performatif demeure floue, puisque toute description du monde (tout constat) a des effets renforçant, elle stabilise les phénomènes en les imprimant par cliché dans la mémoire collective.
Les usages performatifs des images photographiques n'ont pas fait la même carrière que les mots auprès des théoriciens de la pragmatique. Leurs représentations, qui par définition viennent après, puisqu'elles résultent de l'enregistrement d'un réel déjà là , ont pourtant la vertu d'intensifier et de diffuser universellement cet état, ou de l'inscrire dans la durée ; la photo se change du même coup en icône, en cliché édifiant. Les mots, plus détachés, peuvent anticiper voire prophétiser une réalité à venir (comme, en 1940, la phrase, performative s'il en est : « La France a perdu une bataille, elle n'a pas perdu la guerre ») ; la photo plus réaliste part d'un constat pour étendre celui-ci dans l'espace et le temps, forgeant un attracteur pour les mémoires ou les imaginaires, en bref créant l'événement.
Qu'est-ce qu'un événement, et à quelles conditions apparaît-il ? Sans entrer dans une longue problématisation [1], disons que tout événement médiatique (pléonasme ?) suppose un dosage du direct et du différé, d'une présence et d'une représentation données ensemble ou simultanément, donc une construction sémiotique par laquelle ce qu'on entend et ce qu'on voit touchent d'emblée au monument. À l'heure où une communication événementielle multiplie ses lancements d'importance nulle, il semble utile de questionner la fabrication d'événements indiscutables pour mieux trier le faux du vrai ; si l'événement est toujours construit, son ascendant échappe en effet aux manigances des effets d'annonce et des coups de pub. L'exposition du Jeu de paume, « L'événement, les images comme acteurs de l'histoire », contribue à cette réflexion par un accrochage disparate, mais qui mérite de retenir le regard du médiologue.
L'exposition enchaîne chronologiquement cinq cas, qui posent des questions assez différentes. La guerre de Crimée d'abord (1853-1856), où la photo prend pour la première fois à témoin une opinion nationale, alors que les peintures militaires précédentes ne touchaient que des cercles restreints. Les textes et les images du front parviennent en moins de trois semaines aux rédactions de Paris et de Londres, et mettent en difficulté les gouvernements qui se lancent dans des batailles d'images, idée alors assez neuve, pour reconquérir l'opinion : c'est ainsi qu'entre 1855 et 1861, les Salons parisiens accrochèrent quelque cent sujets de bataille destinés à combattre par le contre-feu de la peinture officielle les dessins et photographies qui affluaient des reportages (cette « voix de la France » coûta alors à l'État près d'un million de francs). Il était trop tôt cependant pour que la photographie concurrence durement la peinture en « déshéroà ¯sant », par son impitoyable réalisme, l'image des champs de bataille. En Crimée, la vitesse d'exposition des appareils exigeait encore une dizaine de secondes, beaucoup trop pour fixer aucune action sur le vif ; celles que nous voyons ici et là sont donc nécessairement posées, la plupart des photos n'enregistrant que des paysages et des théâtres d'opération désespérément vides. Le peintre-dessinateur peut se faufiler aux avant-postes, le photographe vient derrière, ou plus tard – mais ses clichés retiennent peut-être une aura, et une précision, plus dramatiques qu'aucune peinture d'histoire.
La conquête de l'air marque la naissance d'un photo-journalisme sportif qui offre aux gazettes un « marronnier » d'événements toujours renouvelés : l'homme vole – exaltante conquête, et comme il vole toujours mieux, plus loin, plus vite, les records ne cessent de tomber (quelques avions aussi)… Mais les photos aériennes, celles notamment de Léon Gimpel, imposent un regard lui-même nouveau, zénithal ou de la terre vue d'en haut, quand l'opérateur s'embarque à bord de ballons ou d'aéronefs pour surplomber les avions au-dessus de Bétheny.
Avec les congés payés du Front populaire, l'imagerie « ponctue » ou construit un événement par lui-même assez flou, puisque si les ouvriers ont soudain du temps libre, tous n'ont ni les moyens ni la culture de se précipiter dès l'été 1936 à la montagne ou à la mer. La plupart préférèrent la Marne, ou des forêts de proximité ; les clichés de couples en tandem, ou en maillots sur les plages, véritable imagerie d'Épinal des nouveaux loisirs populaires, eurent donc une fonction moins constative que normative, pédagogique : devant des lieux ou des comportements hier réservés à l'élite, ces photos construisent le bon usage, elles enseignent au peuple les vacances, lui disent comment profiter à son tour du grand air…
Devant le mur de Berlin de même, au soir du 9 novembre 1991, les caméras qui se postèrent préférentiellement à la porte de Brandebourg eurent un effet de prescription. Alors que d'autres douanes ou points de passage étaient déjà franchis, le mur demeurait intact ; or il fallait au mot d'ordre de la réunification un symbole puissant, dont cette porte constituait l'attracteur ; attaquer en cet endroit le mur, faire de sa destruction un monument paradoxal, fut d'abord l'œuvre des caméras.
Le cas du 11 septembre enfin a montré, par la sélection drastique des images qui firent les unes des grands journaux et repassèrent en boucle sur les écrans, un étrange paradoxe : pourquoi l'attentat le plus photographié de l'histoire a-t-il conduit à une imagerie aussi répétitive ? Bonne occasion de réfléchir, avec Clément Chéroux qui en traite dans le catalogue, aux réglages de l'information confrontée aux attentats : la couverture des traumas ne doit pas devenir elle-même traumatique, ou encore : le reporter, lui-même otage du terroriste (comment ne pas couvrir, et du même coup terroriser ?), ne doit pas entrer dans son jeu…
Ces enchevêtrements de la carte et du territoire, extrêmes avec le terrorisme, n'ont pas fini de nous occuper.
[1] On consultera notamment Pierre Nora, « Le retour de l'événement » dans Faire de l'histoire 1,Nouveaux problèmes de J.Le Goff et P.Nora,Gallimard 1974,rééd.Folio 1986 ; Figures de l'événement, Médias et représentations du monde, sous la direction de Bernard Huchet et Emmanuelle Payen, BPI 2000.