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01 - Interdits. Tabous, transgressions, censures

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Thomas Ferenczi

L’éthique des journalistes au xixe siècle

Le Temps des médias n°1, automne 2003, p.190-199.

L’objectivité n’est pas une idée neuve, elle aussi a une histoire. Cet article montre comment, au milieu du xixe siècle, s’élabore dans le milieu journalistique une véritable éthique de l’objectivité. Combattant la tradition littéraire et politique qui a marqué durablement le journalisme français, cette éthique se fonde sur le positivisme scientiste, sur des nouvelles techniques de recherche de la vérité et surtout elle trouve ses fondements dans les épisodes dramatiques de l’affaire Dreyfus. englishflag

À la fin du xixe siècle, apparaissent dans la presse française les premières tentatives de séparer l'information du commentaire, de distinguer le fait de son interprétation. Ainsi va naître ce qu'on pourrait appeler une éthique de l'objectivité, qui est aujourd'hui encore un des fondements de la déontologie du journalisme. Ce passage d'une presse d'idées à une presse d'information, dans le dernier quart du xixe siècle, s'accompagne de la naissance de nouveaux instruments journalistiques – l'interview, le reportage – et donne lieu à de vives controverses. Sans doute cette opposition entre une presse d'opinion et une presse d'information est-elle en partie une simplification de la réalité historique : il y avait de l'information dans les journaux des siècles antérieurs, y compris dans la Gazette de Renaudot, et il y aura de l'opinion dans la « nouvelle presse ». Il n'empêche : ce que nombre de contemporains ont dénoncé en reprochant à ce nouveau journalisme de donner la priorité au « flot déchaîné de l'information à outrance », selon une formule célèbre de Zola [1] ou de donner à lire « un amas informe, indigeste, de petits faits qui tombent les uns par-dessus les autres », selon une autre fameuse formule, due à Sarcey [2], est tout de même le signe d'un tournant, que nul ne conteste, dans l'histoire de la presse : un tournant vers une plus grande attention aux faits, d'abord dans la presse populaire, à travers les faits divers, ensuite dans la presse politique.

Exigence d'objectivité et méthode objective

Il n'y a pas eu en France, à ma connaissance, beaucoup de travaux sur la question de l'objectivité appliquée au journalisme. Il y en a eu quelques-uns aux États-Unis, où la notion est plus familière et mieux admise. Chez les historiens, en revanche, en France comme aux États-Unis, le débat est permanent. Aux États-Unis, le livre de Peter Novick [3] est probablement le plus complet. En France, depuis la thèse de Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire, sous-titrée Essai sur les limites de l'objectivité historique, il y a eu de nombreuses contributions à ce débat, l'une des plus récentes étant celle de Gérard Noiriel [4]. Ce dernier réfléchit en particulier sur la professionnalisation de l'histoire, qui peut aider à comprendre aussi celle du journalisme. Il écrit notamment : « Auparavant l'historien avait un statut très proche de celui de l'écrivain. Désormais il se pense surtout comme un chercheur appartenant à une cité savante ».

Ce basculement se produit, selon lui, dans le dernier quart du xixe siècle. Il coà¯ncide avec la naissance de la Revue historique de Gabriel Monod, dont le premier numéro paraît en 1876 et dont l'inspiration est proche, intellectuellement, de la science expérimentale de Claude Bernard et du positivisme en général. L'histoire devient une science empirique, qui donne la priorité aux faits. « Etablir les faits, note Noiriel, ne signifie plus désormais retrouver les manifestations de l'Idée, mais rechercher la vérité pour elle-même ». C'est rompre avec l'approche philosophique hégélienne, qui fait de l'histoire la réalisation d'une Idée, c'est examiner les phénomènes historiques, selon une formule de Taine, « comme des faits et des produits dont il faut marquer les caractères et chercher les causes, rien de plus » (Philosophie de l'art), c'est, comme l'écrit Claude Bernard, « chercher la vérité pour elle-même sans vouloir la faire servir de contrôle à tel ou tel système de philosophie » (Principes de médecine expérimentale). C'est multiplier les observations particulières et prendre pour objet, selon Gabriel Monod, « les faits eux-mêmes » en reculant aussi longtemps que possible le moment de la synthèse.

La presse baigne alors dans ce même climat, et la naissance du métier de journaliste n'est sans doute pas sans rapports avec celle du métier d'historien, même si elle prend des formes différentes et si les journalistes, à la différence des historiens, ne se considèrent pas comme les « membres d'une même cité savante ». Elle s'accompagne en particulier de l'émergence ou du développement de l'exigence d'objectivité. À vrai dire, le mot d'objectivité n'est pas utilisé, à l'époque, par les journalistes, pas plus, apparemment, que par les historiens. Mais à défaut du terme, l'idée est bien présente. On lit par exemple sous la plume d'Yves Guyot, rédacteur en chef du Siècle, en réponse à une question sur l'avenir du journalisme, dans La Presse française au xxe siècle, un livre publié en 1901 par Henri Avenel : « La presse suivra de plus en plus le progrès de la méthode objective. Pendant longtemps elle a été une chaire. Elle deviendra un bureau de renseignements et un laboratoire. La formule de la presse du xxe siècle sera celle-ci : des faits d'abord, des opinions ensuite ».

L'expression de « méthode objective », employée par Yves Guyot, et l'image du « laboratoire », à laquelle il recourt, montrent comment l'esprit de la science moderne, dont Claude Bernard est alors la figure symbolique, influence l'idée du journalisme. L'expression elle-même est empruntée à Auguste Compte, le père du positivisme. Dans le Système de philosophie positive, elle s'oppose à la « méthode subjective », l'une ayant pour fonction de « diriger l'esprit de détail », l'autre « l'esprit d'ensemble ». Le mot de « méthode » est ici essentiel. C'est le mot-clé de ce courant de pensée, dont Claude Bernard est le maître, lui dont le but, écrit-il dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, « est et a toujours été de contribuer à faire pénétrer les principes bien connus de la méthode expérimentale dans les sciences médicales ». On lit aussi chez Taine, un des historiens de cette nouvelle école qui prend modèle sur la science de l'époque, dans sa préface aux Essais de critique et d'histoire : « Je n'ai pas tant de prétention que d'avoir un système, j'essaie tout au plus de suivre une méthode ». Comme en écho à cette autre formule de Claude Bernard dans la même Introduction : « La médecine se dirige vers sa voie scientifique définitive. Elle abandonne peu à peu la région des systèmes pour revêtir de plus en plus la forme analytique et rentrer ainsi graduellement dans la méthode d'investigation commune aux sciences expérimentales ».

Discours de la méthode

Nous voilà loin, apparemment, du journalisme. Le journalisme n'a pas l'ambition d'être une science. Il ne se reconnaît ni dans les théories de Claude Bernard ni dans celles de Gabriel Monod. Pourtant ces idées sont dans l'air du temps, et les journalistes, dont beaucoup sont proches du monde universitaire, y sont sensibles, comme la plupart de ceux qu'on appellera bientôt, à l'occasion de l'affaire Dreyfus, les « intellectuels ». En opposant la « méthode » (méthode d'investigation, dit Claude Bernard, méthode objective, méthode analytique) au « système », ils défendent l'empirisme contre l'idéalisme et mettent l'accent sur la recherche des faits avant l'élaboration de la synthèse qui, trop souvent, prend l'aspect d'une généralisation imprudente.

De ce climat intellectuel témoigne notamment le travail de Zola. De Zola écrivain, bien entendu, mais aussi de Zola journaliste. Zola critique le journalisme, mais il en est l'une des grandes figures. S'il s'inquiète (dans un entretien au Gaulois du 22 août 1888) de la « fièvre d'informations » qui caractérise la presse moderne, il affirme en même temps : « J'aime la presse d'informations, elle est la coupe de la vie ». La presse, pour lui, présente des aspects négatifs – le sensationnalisme, le retentissement donné aux moindres faits, cette « perpétuelle agitation » qui fait qu'« on n'a plus le temps de réfléchir, de penser » – mais aussi des aspects positifs – l'attention portée au réel, la recherche de la vérité, l'enquête, le document, qui permettent de montrer les choses telles qu'elles sont.

Ce travail d'investigation, c'est d'abord à travers la littérature que Zola le conduit. Et il le fait en s'appuyant explicitement sur les théories de Claude Bernard, dont il propose, dans son essai de 1881 sur Le roman expérimental, une transposition au domaine de la littérature. Comme le savant, explique-t-il, le romancier est à la fois un observateur et un expérimentateur. Un observateur qui « donne les faits tels qu'il les a observés ». Et un expérimentateur qui fait mouvoir ses personnages dans une histoire particulière pour montrer « que la succession des faits sera telle que l'exige le déterminisme des phénomènes mis à l'étude ». Il s'agit de prendre les faits dans la nature, puis d'en étudier le mécanisme, en modifiant les circonstances et les milieux. Zola utilise même une métaphore éclairante, qu'il emprunte à Claude Bernard. L'expérimenteur, disait Claude Bernard, est le « juge d'instruction » de la nature. « Nous autres romanciers, dit Zola, nous sommes les juges d'instruction des hommes et de leurs passions ». Il y a beaucoup de naà¯veté dans la prétention scientiste du roman expérimental, mais il y a aussi, dans cette double référence à la science et à la justice, au savant et au juge, une façon de voir qui nous rapproche du journalisme, en particulier de celui que Zola pratiquera pendant l'affaire Dreyfus dans Le Figaro puis dans L'Aurore, avec son J'accuse.

La méthode, tel est donc le maître-mot. Pour rendre compte de la réalité, que ce soit par la science, par la littérature (Zola parle de littérature d'investigation) ou par le journalisme, il faut s'appuyer sur une méthode. Aucune de ces activités ne relève de l'improvisation et le journalisme, en particulier, ce nouveau journalisme d'enquête et d'observation, s'apprend, il n'est pas seulement l'effet d'un talent naturel, d'un don, même si beaucoup de gens, à l'époque et aujourd'hui encore, tendent à minimiser cette part d'apprentissage, de technique, de savoir-faire, de méthode en un mot, que la professionnalisation du journalisme contribue précisément, à la fin du xixe siècle, à renforcer. Cette méthode à laquelle les journalistes doivent s'initier, plusieurs livres sur le journalisme l'exposent ou le codifient dans ces années-là  ; sans la formaliser comme dans les protocoles scientifiques, mais en définissant les principes qui la fondent et en décrivant les pratiques qu'elle rend possibles.

C'est aussi l'époque où s'impose en France l'idée des écoles de journalisme – la première date de 1899 – contre l'avis d'une partie de la profession qui croit plus à l'inspiration qu'à la formation. Cette formation aux méthodes du journalisme devient peu à peu un objet d'enseignement, à mesure que la profession s'organise et que se précisent les règles du métier. Mais il a fallu du temps pour que le journalisme soit perçu comme un métier et qu'on comprenne, comme l'écrit Henry Fouquier, collaborateur du Figaro, du Temps et de plusieurs autres journaux, chargé d'un cours à l'École supérieure de journalisme, « qu'un journaliste ne s'improvise pas comme un gâcheur de plâtre ».

Ce nouveau discours de la méthode se fonde, pour l'essentiel, sur deux innovations : le reportage et l'interview, c'est-à -dire les deux manières d'aller au contact des choses et des personnes. On n'imagine pas aujourd'hui, avec le recul, à quel point ces deux procédés, devenus d'une extrême banalité, ont été vécus alors comme une révolution, suscitant de nombreux sarcasmes. Les reporters sont d'abord perçus comme « les derniers des hommes », selon Pierre Giffard, qui fut l'un d'eux, comme des gens peu fréquentables, qui « ne tiennent que par un fil aux véritables journalistes », selon le Larousse du xixe siècle, avant d'être reconnus à la fin du siècle, notamment lorsqu'ils sont qualifiés de « grands reporters », comme des hommes de terrain qui rendent compte des réalités du monde et qui pensent le faire, comme l'écrira l'un d'eux, Géo London, dans un recueil d'articles paru en 1930, « avec une totale objectivité », c'est-à -dire, précise-t-il, « sans haine et sans crainte ». Ainsi le reportage peut prétendre à l'objectivité parce qu'il donne la priorité aux faits plutôt qu'aux passions. Quant à l'interview, elle a, de la même façon, pour les journalistes valeur documentaire. La méthode, c'est l'intérêt pour le document, le propos authentique, l'événement brut, ou supposé tel.

« Toute la vérité » : l'affaire Dreyfus

L'autre mot-clé est celui de vérité. Dans un livre sur le journalisme publié en 1892 par Eugène Dubief [5], le dernier chapitre énonce les quelques grands principes du journalisme. Ou plutôt, distinguant, comme Zola, le bon et le mauvais journaliste, il oppose, aux deux extrêmes, le journaliste qui « monnaye le scandale » et qui est « en quête d'histoires louches » à celui qui « s'est fait journaliste comme il se serait fait apôtre » et dont le rêve est « l'éducation politique, économique, artistique, morale, de ceux qui lisent ». « Quel sera, demande-t-il, le journal digne de ce journaliste ? Ce sera celui qui aime son parti mais plus encore l'impartialité et qui a pour consigne « la vérité, rien que la vérité », qui la dit même à ses amis, surtout à ses amis ».

La vérité, rien que la vérité. Rappelons-nous que Zola réunit ses articles de l'affaire Dreyfus sous le titre La Vérité en marche, reprenant la dernière phrase de son article du Figaro sur le sénateur Scheurer-Kestner paru deux mois avant J'accuse : « La vérité est en marche, et rien ne l'arrêtera ». Quant à J'accuse, paru dans L'Aurore le 13 janvier 1898, il est placé tout entier sous le signe de la recherche de la vérité. « La vérité, je la dirai car j'ai promis de la dire si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière… Et c'est à vous, M. le président, que je la crierai, cette vérité, de toute la force de ma révolte d'honnête homme », écrit-il, avant de conclure par cette phrase, qui précède la litanie des « j'accuse » : « Je l'ai dit ailleurs, et je le répète ici : quand on enferme la vérité sous terre, elle s'y amasse, elle y prend une force telle d'explosion que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle ».

Quelques jours auparavant, Le Siècle, que dirige Yves Guyot, cité plus haut pour ses propos sur la « méthode objective », avait publié un dossier sur l'affaire, avec ces mots : « Toute la vérité ». Toute la vérité, c'était aussi le leitmotiv des articles de Georges Clemenceau, parus pour la plupart dans L'Aurore, et dont l'un a précisément pour titre « Toute la vérité » [6]. « Notre devoir à tous, écrit-il, est bien clair à cette heure. Il ne s'agit que d'aider dans la mesure de nos forces à la production de la vérité ». Il ajoute : « J'imagine qu'il suffira, pour trouver la vérité, toute la vérité, de la chercher avec le ferme dessein de la dégager de sa gangue ». Autre figure de l'affaire, Jean Jaurès publie à partir d'août 1898, dans La Petite République, une série d'articles intitulée Les preuves – terme qui relève à la fois du langage de la science et de celui de la justice – dont le premier commence ainsi : « De l'examen attentif des faits, des documents, des témoignages, il résulte 1) que Dreyfus a été condamné illégalement 2) que Dreyfus a été condamné par erreur ». C'est bien la double posture du savant et du juge qu'adopte ici le journaliste. « D'où qu'elle vienne, écrit-il dans son dernier article, le 26 septembre, la vérité doit être accueillie par les esprits libres ». Lorsqu'il fondera L'Humanité en 1904, Jaurès insistera encore sur son « souci constant et scrupuleux de la vérité », garantie par ses « informations étendues et exactes », la « sûreté » de ses renseignements, l' « exactitude » de ses correspondances.

Sans doute la référence à la vérité n'est-elle pas à proprement parler une innovation. De Renaudot aux journalistes de la Révolution française, la presse n'a cessé de s'en réclamer avant la fin du xixe siècle. Mais c'est l'idée de vérité associée à l'idée de méthode qui fait l'originalité de la nouvelle éthique du journalisme, c'est la prégnance du modèle scientifique qu'induit cette association, c'est, en fin de compte, l'idée d'objectivité comme méthode pour accéder à la vérité. De ce modèle l'affaire Dreyfus, déjà plusieurs fois évoquée, est un bon exemple.

La façon dont la presse a traité cette affaire marque, de l'avis de beaucoup d'observateurs, une étape importante dans l'histoire du journalisme français. L'affaire Dreyfus n'a pas été seulement une bataille d'idées, elle a été aussi une bataille d'informations dans laquelle les nouvelles techniques – l'interview, le reportage – ont été largement utilisées. Par exemple, Le Siècle, comme le note Eric Cahm [7], a publié, à l'appui de sa campagne dreyfusarde, « les documents-clés et les témoignages les plus sûrs en faveur de Dreyfus ». Parmi ceux-ci : le rapport d'Ormescheville (le commandant d'Ormescheville était chargé de l'instruction judiciaire dans le premier procès Dreyfus), les échantillons de l'écriture de Dreyfus et d'Esterhazy, les débats du procès Esterhazy, la sténographie du procès Zola. « Certes, souligne Eric Cahm, Guyot ne passe pas à côté du commentaire et de l'argument discursif, mais la part faite aux textes et documents est écrasante ».

L'affaire a progressé elle-même au rythme des révélations de la presse, qu'elle fût pour ou contre Dreyfus, des révélations caractéristiques de la « méthode objective » évoquée par Yves Guyot. Elle a commencé par un scoop de La Libre Parole, le journal de Drumont, qui publie le 29 octobre 1894 un petit entrefilet intitulé « Une question » et signée Ad.P. (Ad. Papillaud) : « Est-il vrai que récemment une arrestation fort importante ait été opérée par ordre de l'autorité militaire ? L'individu arrêté serait accusé d'espionnage. Si la nouvelle est vraie, pourquoi l'autorité militaire garde-t-elle un silence si absolu ? ». Le surlendemain, la nouvelle était confirmée par l'agence Havas puis par d'autres journaux (L'Eclair, La Patrie) avant que Le Soir ne donne le premier le nom de Dreyfus.

Les journaux vont ensuite publier toutes sortes de documents, parmi lesquels le fac-similé du fameux bordereau par Le Matin en novembre 1896, accompagné du texte dicté au capitaine Dreyfus pour comparer les écritures ; les lettres compromettantes d'Esterhazy par Le Figaro en novembre 1897 ; le texte de l'acte d'accusation de 1894 – le rapport d'Ormescheville, déjà mentionné – par Le Siècle en janvier 1898 ; le rapport du commandant Ravary sur Esterhazy par le Journal des Débats, également en janvier 1898. Sans compter de nombreuses interviews, par exemple avec le général Mercier, ministre de la guerre, dans Le Matin, au lendemain de l'arrestation de Dreyfus, ou avec Esterhazy, à partir du moment où son nom apparaît dans l'affaire. Sans parler des reportages, comme celui de la dégradation de Dreyfus, dont celui de Léon Daudet dans Le Figaro, ou les comptes rendus du procès de Rennes en 1899. Sans parler non plus du récit extrêmement détaillé de L'Eclair, en septembre 1896, qui révèle qu'une pièce décisive a été communiquée aux juges sans être versée aux débats ; ou du dossier Scheurer-Kestner, dans Le Figaro, en novembre 1897, c'est-à -dire du mémoire en révision dans lequel est évoquée pour la première fois l'hypothèse Esterhazy, même si lui-même n'est pas nommé (il le sera deux jours plus tard par Mathieu Dreyfus dans une lettre au ministre de la guerre publiée par Le Figaro).

Il y a dans ces révélations du vrai et du faux, il y a de la manipulation, en particulier de la part de l'état-major, qui alimente la presse anti-dreyfusarde, que Zola appelle « la presse immonde », mais il y a aussi, sous le regard d'un public auquel sont présentées les principales pièces du dossier, la construction, par approximations, corrections, démonstrations, investigations, mises en perspective, d'une vérité qui peu à peu va s'imposer à tout le monde, y compris aux juges. Peut-on parler d'une vérité « objective » ? Certes les articles de Zola, de Clemenceau ou de Jaurès ne correspondent pas à l'idée que l'on se fait aujourd'hui de l'objectivité. Ils expriment des convictions fortes, c'est-à -dire des subjectivités assumées. Mais ils manifestent aussi, par rapport au journalisme dominant, une volonté de rompre avec les habitudes d'une presse qui obéit à deux grandes motivations, le parti-pris politique et le calcul commercial, une presse, écrit Zola dans Le Figaro du 1er décembre 1897, « où se mêlent les passions et les intérêts les plus divers ». Les passions, c'est-à -dire le sectarisme qui aveugle, et les intérêts, c'est-à -dire le racolage qui fait vendre.

Dans un autre article du Figaro le 5 décembre 1897, Zola stigmatise « la basse presse en rut, battant monnaie avec les curiosités malsaines » (voilà pour le calcul commercial, qui conduit au racolage et au sensationnalisme) et « les journaux populaires » qui, de bonne foi peut-être, mènent des campagnes sectaires (voilà pour le parti-pris politique, qui déchaîne les passions mauvaises). Il y ajoute une troisième catégorie, la grande presse, dite « sérieuse et honnête ». À celle-ci il reproche de « tout enregistrer avec un soin scrupuleux, la vérité comme l'erreur ». Cette troisième sorte de presse est celle qu'on serait tenté aujourd'hui de considérer comme objective, puisqu'elle ne prend pas parti et se contente de faire connaître les diverses versions de l'événement. Zola refuse cette objectivité-là , qui avoue son impuissance à Ã©tablir la vérité.

Une double conception de l'objectivité

Il y a donc deux conceptions de l'objectivité : d'un côté, la neutralité, le refus de prendre le risque de juger, le journalisme comme miroir de la diversité du réel ; et de l'autre ce que Nietzsche appelle, dans La Généalogie de la morale, la « connaissance perspective » et qu'il oppose à la « contemplation désintéressée ». Il écrit : « Plus notre état affectif entre en jeu vis-à -vis d'une chose, plus nous avons d'yeux, d'yeux différents pour cette chose et plus sera complète notre « notion » de cette chose, notre « objectivité » ; mais éliminer en général la volonté, supprimer entièrement les passions, en supposant que cela fût possible : comment donc ? ne serait-ce pas là châtrer l'intelligence ? ». Autrement dit, l'objectivité serait plutôt, selon Nietzsche, une auto-discipline qui permet au chercheur – ou au journaliste – de se mettre à la place de l'autre, au prix d'un effort de détachement par rapport à ses perceptions et ses convictions spontanées. C'est le moment de rappeler que ni Zola ni Clemenceau ni Jaurès n'ont été spontanément dreyfusards et qu'ils ne se sont ralliés à la cause de Dreyfus qu'au terme d'un examen rationnel, d'une sorte de conversion du regard qui n'est pas sans rapport avec la démarche du savant.

On a souvent relevé le nombre de savants qui ont signé la pétition des intellectuels en faveur de Dreyfus. Non seulement des historiens comme Gabriel Monod, des sociologues comme Émile Durkheim ou des archivistes mais aussi des chercheurs scientifiques, chimistes comme Edouard Grimaux ou Charles Friedel, biologistes comme Émile Duclaux, directeur de l'Institut Pasteur, physiciens comme Paul Langevin. Comme le note Christophe Charle, ils voulaient « signaler le sérieux d'une démarche protestataire fondée en raison sur leur pratique professionnelle et scientifique » [8]. Durkheim écrit par exemple que « si, dans ces temps derniers, un certain nombre d'artistes mais surtout de savants ont cru devoir refuser leur assentiment à un jugement dont la légalité leur paraissait suspecte », c'est que, « accoutumés par la pratique de la méthode scientifique à réserver leur jugement tant qu'ils ne se sentent pas éclairés, il est naturel qu'ils cèdent moins facilement aux entraînements de la foule et au prestige de l'autorité » [9]. De même, Émile Duclaux déclare dans une lettre au sénateur Scheurer-Kestner publiée par Le Siècle : « Je pense que si, dans les questions scientifiques que nous avons à résoudre, nous dirigions notre instruction comme elle semble l'avoir été dans cette affaire, ce serait bien par hasard que nous arriverions à la vérité ».

L'affaire Dreyfus, avec ses expertises, ses documents à analyser, ses obscurités, se prêtait bien à l'exercice de l'esprit scientifique. Les journaux qui lui ont fait écho ont reflété ces débats et ont adopté à leur tour, autant qu'ils le pouvaient, la « méthode objective » des savants. D'une certaine façon, les journalistes – au sens large du terme, qui inclut les écrivains ou les hommes politiques pratiquant le journalisme – ont trouvé, eux aussi, dans ces événements l'occasion de manifester leur souci rigoureux des faits, leur attention aux exigences de la preuve et du raisonnement, leur attachement à la vérité, bref une conception plus « scientifique » de leur métier.

La controverse sur l'objectivité, cent ans après, n'est pas close. Elle a resurgi au lendemain de la deuxième guerre mondiale, en réaction contre les mêmes dérives – celles des surenchères commerciales ou idéologiques – que condamnaient, parmi d'autres, Zola et Jaurès. Le mot d'objectivité figure dans les statuts de l'agence France-Presse. Albert Camus n'hésita pas à l'employer en appelant les journalistes, dans un article de Combat (31 août 1944), à choisir le chemin de « la fière objectivité » contre celui de la « rhétorique ». Même Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, qui se défiait de la notion et lui préférait celle d'honnêteté, en fit usage. Invité à définir une éthique de l'information, il répondit : « Ce serait à la fois très simple et très compliqué. On peut employer tous les mots qu'on veut et retenir le mot « objectivité » pour dire avec honnêteté – ce qui n'est pas toujours facile, ce qui ne sera jamais facile – toute la vérité possible, en jugeant les événements pour eux-mêmes, et non pas avec l'éternel souci de faire de la copie, d'augmenter le tirage et de céder à telle ou telle influence » [[Paroles écrites, Paris, Grasset, 1991.].

L'objectivité n'en reste pas moins une notion ambiguà« , partagée entre l'idée de neutralité et celle d'honnêteté dans la recherche de la vérité, pour reprendre la formule d'Hubert Beuve-Méry. Sous la direction de son fondateur puis de ceux qui lui succéderont, Le Monde illustrera bien cette ambiguà¯té entre un journalisme d'expertise qui se perçoit en quelque sorte comme l'héritier de la neutralité scientifique élevée au rang d'objectivité et un journalisme d'engagement qui ne se tient pas pour incompatible avec la volonté de dire « dire toute la vérité possible ».

[1] Préface à La Morasse, 1888.

[2] L'Opinion nationale, 24 septembre 1866.

[3] That noble dream. The « objectivity question » and the American historical profession, Cambridge University Press, 1988.

[4] Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l'histoire, Paris, Belin, 1996.

[5] Le journalisme, Paris, Hachette.

[6] 18 novembre 1897.

[7] Cahiers Jean-Jaurès, 151, janvier-mars 1999 : y sont reproduits les actes d'un colloque tenu à Médan, le 30 mai 1998.

[8] Naissance des « intellectuels » 1880-1900, Paris, Minuit, 1990.

[9] Revue bleue, juillet 1898, cité par Christophe Charle, op. cit.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/L-ethique-des-journalistes-au-xixe.html

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