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03 - Public, cher inconnu !

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Propos recueillis par Cécile Méadel

Jacqueline Aglietta, présidente de Médiamétrie

Le Temps des médias n°3, automne 2004, p. 206-211.

Médiamétrie occupe une position de leader dans le domaine des études médias. Cette entreprise est aujourd’hui l’acteur unique voulu par le marché pour la mesure d’audience des médias audiovisuels et interactifs, notamment les mesures audimétriques. Pourtant sa création a été difficile, puisqu’elle est issue de la privatisation d’un service public, le CEO (Centre d’études des opinions) en 1985. La bataille qu’elle a dû mener pour s’imposer, avec sa présidente Jacqueline Aglietta, marque une transformation radicale dans l’organisation des mesures d’audience telles qu’elles étaient pratiquées depuis le début des années 1950.

En 1985, naît Médiamétrie et vous êtes recrutée pour diriger la nouvelle société qui prend la suite d'un service de l'audiovisuel public, le Centre d'études des opinions (CEO), spécialisé dans les mesures d'audience de la radio et de la télévision ?

Jacqueline Aglietta [1] : En juin 1985, Médiamétrie est née de la privatisation d'un service de l'État, cas unique dans l'histoire des privatisations. Ce service s'appelait le CEO. Lui-même était issu du département des études du public de l'ORTF et, lors de l'éclatement de l'ORTF en 1974, il avait été conjointement rattaché au SJTI (service juridique et technique de l'information) et au ministère de la Communication. Le CEO était alors dirigé par Jacques Durand, qui en assurait l'intérim depuis le départ de Philippe Ragueneau. Je suis arrivée en outsider. Il y avait plusieurs candidats, dont un de l'INSEE, et les jeux semblaient faits. J'ai été prévenue par Roland Cayrol ; mon profil a été jugé intéressant parce que je cumulais plusieurs savoir-faire : les statistiques (de par ma formation à l'ENSAE), la connaissance des médias et du CEO (j'avais travaillé avec le CEO qui sous-traitait des études à la SOFRES quand j'y étais) et la direction d'entreprise (j'étais alors directrice générale de BVA).

Le projet était très novateur : c'était un défi de transformer un service de l'État en entreprise privée. J'y suis allée sans beaucoup d'appréhension. J'ai été très bien accueillie au ministère de la Communication et au SJTI. On y trouvait de nombreux énarques qui m'ont reçue à bras ouverts. Ils allaient me donner tous les moyens pour réussir et m'ont toujours encouragée. J'avais des réunions régulières avec le SJTI. Je me suis toujours sentie soutenue et épaulée. La création juridique de Médiamétrie s'est faite en juin 1985. À Médiamétrie, j'ai été aussi très bien accueillie notamment par Jacqueline Maunick, la secrétaire générale, qui m'a parrainée. Pour les aspects politiques, financiers, syndicaux (et les syndicats étaient très présents au CEO), là encore j'ai été très aidée. C'était un projet important pour le ministre de la Communication, Georges Fillioud, et je voyais régulièrement les membres de son cabinet. Ils savaient exactement ce qu'ils voulaient faire de Médiamétrie.

Les problèmes de personnel se sont révélés plus difficiles que prévu. Les relations avec les syndicats m'ont beaucoup étonné. Pendant les réunions, ils disaient souvent le contraire de ce qu'on avait préparé. Il a finalement été proposé au personnel (une quarantaine de personnes) de choisir entre un statut de contractuel de l'État et un contrat avec la nouvelle société privée. La moitié du personnel a opté pour Médiamétrie, les plus jeunes et les plus entreprenants. On a tout de suite travaillé en confiance. Les autres voulaient garder la protection de l'État qui leur a trouvé un point de chute à la CNCL.

En télévision, le panel audimétrique fonctionnait depuis 1982 et c'était la société Secodip qui s'occupait de tout. Ils avaient des relations directes avec les chaînes et la RFP, et ils nous donnaient les résultats quand ils avaient le temps ! Médiamétrie n'existait pas encore pour eux. Une anecdote à ce sujet : Dominique Scaglia, l'actuel directeur du développement de Médiamétrie, arrivé en même temps que moi, a voulu connaître à l'époque la structure de l'échantillon du panel ; Secodip s'est étonnée de cette demande, pensant que cela ne nous regardait pas ou ne pouvait nous intéresser. Secodip envoyait directement les résultats aux clients, qu'à l'époque on n'appelait pas comme ça – il a fallu changer tout le vocabulaire.

Un des premiers objectifs qui m'a été fixé a été de monter un système d'enquêtes téléphoniques permettant d'analyser régulièrement les audiences radio et télévision au niveau régional, ce qui était devenu indispensable pour mieux connaître le public des stations décentralisées de Radio France et de France 3. Lors d'une toute première réunion, je me suis retrouvée à Radio France dans une immense salle pleine. Les gens se sont présentés les uns après les autres, ils appartenaient à de nombreux services de France 3, de Radio France, du SJTI, du ministère, de la RFP… [2] Et les uns après les autres, ils ont commencé à expliquer leurs attentes particulières pour cette enquête. J'étais ahurie : personne n'avait la même vision, peu connaissaient les études, mais tous avaient leur opinion et leur méthode pour faire cette enquête. Je ne voyais pas d'issue. Je me souviens avoir pris la parole pour dire : « je viens d'être nommée pour diriger l'entreprise qui doit faire cette enquête. J'entends la mettre en place. Cette réunion n'a pas lieu d'être. Laissez-moi faire mon travail. » Les gens sont partis, assez mécontents. Je suis restée avec Dominique Juchs de France 3 et quelques autres personnes, et on s'est mis au travail. Cela s'est bien passé. La RFP, les stations de radio et les chaînes de télévision étaient finalement contentes d'avoir quelqu'un qui prenait en charge les projets.

La situation n'était pourtant pas facile ; il s'agissait de la privatisation d'un service de l'État en une société dont le capital restait majoritairement public et sous un gouvernement socialiste ?

Oui, les actionnaires étaient TF1, Antenne 2, FR3, la RFP, Radio France, l'État représenté par le SJTI, Europe 1, RMC et l'INA.

Pourquoi l'INA, chargé des archives et non RTL ?

RTL avait été sollicitée à l'époque où elle était convaincue d'obtenir la Cinquième chaîne. Elle avait d'ailleurs déjà commencé à embaucher et à Ã©quiper des studios. Quand la Cinquième chaîne a été attribuée à Silvio Berlusconi, la CLT/RTL a décidé de stopper tous ses investissements en France, y compris son entrée dans le capital de Médiamétrie. C'est pour cela que notre capital a été fixé à 930 000 francs : il manquait les 70 000 francs de RTL. Quant à l'INA, Jacques Pomonti en était alors le président. Il aurait souhaité que la nouvelle société de mesure des audiences soit une filiale à 100% de l'INA. Le projet n'a pas été retenu, mais l'INA en a été, jusqu'en 1987, le plus gros actionnaire (avec un tiers des actions). L'INA, avec Jacques Pomonti, fut un actionnaire très ouvert, très présent, mais sans interventionnisme.

L'atmosphère autour des mesures d'audience de télévision était pourtant difficile ?

Il y avait un problème avec la RFP du fait de la pénurie d'espace publicitaire sur les chaînes. L'achat d'espace était en fait administré et on comptait peu d'offres pour beaucoup de demandes. Dans ce contexte, les résultats d'audience ne circulaient pas. Or, en ce milieu des années 1980, de nouvelles agences avaient vu le jour. Elles exerçaient une forte pression pour pouvoir faire leur métier. Canal+ venait d'être créé, le plan câble lancé ; ils ne marchaient ni l'un ni l'autre, mais on savait que cela allait changer.

Pourquoi y a-t-il eu privatisation du CEO et non création ex nihilo d'une société d'études privée ? Y avait-il une volonté de continuité avec le CEO ; et si oui, en quoi ?

Le projet du gouvernement était, en privatisant le CEO, d'éviter qu'il y ait d'un côté une mesure d'audience des chaînes privées et de l'autre une mesure des chaînes publiques. Ce sont les programmes qui tirent la publicité et, pour les professionnels, il était très important de disposer d'une mesure fiable et commune. Mais certains publicitaires considéraient que la société avait été mal conçue : ils auraient voulu en être actionnaires. À l'époque, les seuls résultats à la disposition des publicitaires étaient ceux du CESP. Ils étaient jugés très imparfaits pour estimer l'audience réelle des écrans à la télévision. On demandait directement au public s'il regardait la publicité, la plupart des gens disaient non. La situation était jugée d'autant plus insupportable par les publicitaires qu'ils savaient que le CEO puis Médiamétrie avaient tous les jours des résultats de l'Audimat, une mesure bien plus précise, automatique, donnant des audiences à la seconde.

Les premiers mois, vous n'aviez pas le droit de vendre ces résultats audimétriques ?

Effectivement, quand je suis arrivée, j'ai rencontré les dirigeants et la RFP : je leur ai demandé ce qu'on allait vendre aux publicitaires. La RFP n'était pas très tentée de commercialiser les résultats de l'Audimat. Après bien des discussions, j'ai été autorisée à vendre des audiences… une semaine sur deux ! J'ai alors rencontré à l'AACP (le syndicat professionnel des agences de publicité), tous les directeurs médias des agences pour leur annoncer la bonne nouvelle. Quand je leur ai expliqué qu'ils auraient accès aux résultats d'audience télévision une semaine sur deux, je me suis fait huer ; ils ont considéré que c'était inadmissible, que cela n'avait pas de sens, que l'on se moquait d'eux. Ils n'avaient aucune confiance dans l'État pour que la situation s'arrange.

C'est là que des publicitaires ont tenté de monter une mesure audimétrique concurrente ?

Oui, ils ont convaincu Nielsen en 1986 de faire cela en disant qu'ils se faisaient forts d'obliger les chaînes à acheter leurs résultats plutôt que ceux de Médiamétrie. Mais Nielsen n'a pas trouvé le financement et, au bout de quelques mois, sous la pression des publicitaires, la RFP a accepté que Médiamétrie commercialise à un rythme hebdomadaire un service quotidien de résultats d'audience. On a également amélioré notre système de mesure. Dominique Scaglia a développé un nouveau dispositif de mesure, non plus seulement « foyer », mais individuel de l'écoute TV en croisant les résultats de l'Audimat avec ceux de l'enquête par téléphone que nous conduisions alors pour France 3 et Radio France sur les comportements d'écoute individuels radio et TV des Français (dite à l'époque Enquête 55.000, car 55 000 interviews étaient réalisées). Ce dispositif très novateur, appelé « Audimat + », permettait de décrire la composition du public de toutes les émissions, y compris des écrans publicitaires, et de faire des typologies du public selon les heures de la journée. Ce dispositif a fonctionné jusqu'en 1989, date à laquelle, il a été remplacé par le Médiamat, système d'audimétrie individuelle, avec bouton-poussoir pour chaque téléspectateur, comme nous le connaissons de nos jours.

Cela a-t-il modifié la façon de vendre l'espace ?

Bien sûr. Des méthodes plus modernes et plus commerciales pour vendre la publicité ont vu le jour. Nous donnions l'information et, ensuite, commençaient les négociations entre agences et régies. C'était la grande époque des négociations dont on est ensuite sorti, en particulier avec la loi Sapin. Nos enquêtes permettaient de moduler les tarifs et de les discuter. Peu à peu, la RFP a assoupli ses règles de tarification.

Le CESP, depuis 1964, réunissait les médias, les publicitaires et les annonceurs pour des études d'audience : n'aurait-il pas pu constituer une alternative crédible face à Médiamétrie très contestée alors par certains publicitaires ?

Certes, c'est ce que souhaitaient les publicitaires, car le CESP était naturellement leur maison. Mais le CEO puis Médiamétrie avaient développé un savoir-faire et des outils de mesure qui fonctionnaient chaque jour, beaucoup plus modernes et délibérément tournés vers l'innovation : utilisant l'électronique, l'ordinateur et le téléphone. À l'époque, ces méthodes étaient controversées : d'ailleurs, le président du conseil scientifique du CESP avait décrété que jamais le téléphone ne permettrait d'obtenir une bonne mesure du comportement des usagers des médias ! Les relations CESP/Médiamétrie sont devenues conflictuelles lorsque nos mesures d'audience se sont imposées à tous comme plus précises que celle du CESP. Amené en 1987 à abandonner ses propres enquêtes, le CESP a alors tenté de monter un projet de panel de mesure audimétrique de la télévision totalement concurrent de celui de Médiamétrie. Cette tentative a échoué car, entre temps, TF1, qui avait participé à ce projet concurrent, était privatisé et la nouvelle direction a décidé de ne pas suivre le CESP.

Pourquoi TF1 décide-t-elle assez brutalement de ne plus suivre le CESP et de soutenir Médiamétrie ?

Le paysage audiovisuel était en pleine redéfinition. Outre de nouvelles chaînes privées, de nouveaux acteurs prenaient de l'importance : les centrales d'achat et en particulier Carat (de Gilbert Gross). Tous ces intervenants ont finalement considéré qu'il valait mieux, pour des questions de pouvoir et de prise de décisions, qu'ils deviennent actionnaires de Médiamétrie, entreprise privée qui fonctionnait bien. Le marché des mesures d'audience allait impliquer des investissements, des capitaux : les acteurs importants voulaient en être décisionnaires. Tous ces acteurs, TF1 privatisée, les agences, l'UDA (Union des annonceurs), les acheteurs d'espace, se sont portés acquéreurs des parts de l'État, qui faisait en quelque sorte « du portage » dans cette première version de Médiamétrie, et ils ont proposé d'entrer dans le capital de la société, à la place de la RFP, de l'INA, de l'État. Le gouvernement a accepté, car cela faisait partie de son projet de départ : je suis convaincue que c'était l'intention du gouvernement socialiste et de Georges Fillioud depuis l'origine de se désinvestir le moment venu de Médiamétrie au profit des acteurs privés. Ils étaient aussi favorables à l'entrée de nouvelles chaînes, M6 (qui finalement n'est pas entrée), Canal+, la Cinq…

La privatisation de Médiamétrie a encore connu des affres au moment du changement de gouvernement en 1986 ?

Un membre au cabinet du ministre de la Communication François Léotard m'a accueillie un jour d'un « Madame, vous avez beaucoup d'ennemis » ; et effectivement, il y a eu encore des périodes difficiles. En 1986, on était jeune, sous le feu des critiques. Les nouvelles télévisions se développaient. Certains ont voulu faire pression auprès de la nouvelle majorité en disant que le secteur public devait sortir du capital de Médiamétrie, dans lequel il n'avait rien à faire. Ce n'était pas contre l'idée d'une mesure commune aux chaînes publiques et privées, mais contre la participation des chaînes publiques au capital. Pour eux, cette entreprise devait être tenue par des banquiers, considérés comme neutres. En fait, cela n'a pas pris ; les sociétés publiques ont dit qu'elles étaient satisfaites de leur présence dans Médiamétrie, que le système était bon, et qu'il était important pour elles d'être au cœur de l'entreprise et du centre des décisions. En définitive, les tentatives de déstabilisation de Médiamétrie ont toutes échoué. En 1988, le capital de Médiamétrie est redistribué en trois parts à peu près égales : un tiers détenu par les télévisions, un tiers par les annonceurs, agences et centrales d'achat et un tiers pour les radios. L'État s'est quasi totalement retiré, sinon à travers ses chaînes et stations publiques. La mesure d'audience est devenue une affaire privée entre les mains des acteurs concernés, les médias publics et privés, les annonceurs et leurs conseils.

[1] Propos recueillis le 7 avril 2004.

[2] La régie française de publicité, créée en 1968, avait en charge la publicité radio-télévisée et fut liquidée en 1993.

Citer cet article : http://www.histoiredesmedias.com/Jacqueline-Aglietta-presidente-de.html