11 - Espaces européens et transferts culturels
Exposition
Le Temps des médias n°11, hiver 2008/2009, p. 231-233.
L’Occupation revisitée
[1]
L'exposition Les Parisiens sous l'Occupation rebaptisée « Des » Parisiens sous l'Occupation, organisée par la Bibliothèque historique de la ville de Paris, a suscité, au printemps 2008, une polémique justifiée. Jean Baronnet, commissaire de cette exposition, a imaginé de présenter les photos couleur réalisées à Paris entre 1940 et 1944 par André Zucca – qualifié dans le catalogue de « promeneur-conteur » – comme une simple « déambulation créative ». Toute exposition est un discours, c'est celui-ci que nous souhaitons contester ici.
Jean Baronnet veut nous faire croire que les photographies présentées ne relèvent pas de la propagande sous prétexte qu'elles ont été faites par le photographe pendant ses moments de loisir et qu'elles n'ont pas été diffusées dans le journal nazi Signal pour lequel il travaillait. Il faut les regarder, nous dit-il, comme l'expression esthétisante d'un photographe qui n'a souhaité faire entendre que sa « petite musique intérieure » en figeant le Paris qu'il a toujours aimé. On a du mal à suivre ce point de vue ! 270 photos, numérisées et retouchées par la société Tribvn à partir des diapositives originales Agfacolor, nous présentent un Paris ensoleillé vidé de toute présence allemande à l'exception, peu anodine, des défilés de l'armée d'Occupation sur les grands boulevards, d'affiches de propagande incitant à travailler en Allemagne (1943), de grands panneaux publicitaires annonçant l'exposition Le Bolchevisme contre l'Europe et des devantures des cinémas programmant les productions d'outre-Rhin Le Président Kruger et Faux coupables… Pour le reste, des Parisiens vaquant à leurs activités quotidiennes mais sans les images de files d'attente devant les magasins, de queues des petites gens devant la distribution des repas du Secours populaire, de Parisiennes aux bras des Allemands, de la répression et de la collaboration saisies par les Doisneau, Schall et les autres. Cet ensemble de clichés laisse croire aux visiteurs qui n'ont pas de connaissance particulière de cette époque ou qui n'ont pas vécu ces moments de violence extrême que la capitale était fort peu bouleversée par l'Occupation (seules deux photos de Juifs arborant l'étoile jaune). Drôle d'acte mémoriel !
Pour comprendre la fonction historique de ces photos, il faut se replacer à l'époque de la France occupée. Ce retour à 1940 pousse à refuser la distinction qui est faite dans cette exposition – et qui est reprise dans le catalogue – entre ces photos en couleur qui ne seraient que l'expression « des rêveries du promeneur solitaire » pendant ses moments de loisirs, et celles de la commande nazie publiées dans Signal par le photographe pendant ces quatre années. Ces deux séries de travaux participent du même acte photographique. Rappelons-nous les directives de Goebbels qui imposaient aux médias de montrer que l'Occupation n'entraînait pas de situation dramatique pour la population parisienne. Comment ne pas rapprocher les photos d'André Zucca desquelles toute présence allemande est exclue des rues vides de deux documentaires de propagande produits par La Continental, maison de production allemande installée sur les Champs-à‰lysées, De l'à‰toile à la place Pigalle (de Rudolf Hornecker, 1941), Paris sur Seine (Robert Le Febvre, 1941) dans lesquels les réalisateurs ont poussé le zèle jusqu'à retirer les panneaux de signalisation allemands ! Le « Paris des jolies femmes » de Zucca, celui des cabarets, des maisons de couture ou des champs de course, nous rappelle celui de Walter Dreizner, soldat allemand en garnison à Paris durant cette époque.
Il faut s'interroger, maintenant, sur la présence auprès du photographe d'une secrétaire documentaliste, chargée de classer ses photos, poste généralement occupé dans cette profession par les femmes des reporters, comme sur sa rémunération mensuelle de 16 000 francs [2] et ce pour les seuls trente reportages parus dans Signal pour toute la période [3].
En outre, il faut considérer le climat de pression et de tension qui pèse sur les médias dans un contexte de forte propagande. Les opérateurs d'actualités comme les photographes avaient un regard formaté par la propagande nazie pour laquelle ils travaillaient. Nous avons du mal à croire qu'ils pouvaient y échapper dès qu'ils faisaient leurs propres photos. Signalons que le même phénomène se vérifie durant la guerre d'Algérie lorsque le Service cinématographique des armées organise, auprès des appelés, des concours photographiques sur des thèmes de propagande pour pallier le manque de photographes officiels de l'armée. Les photos réalisées à l'occasion de ces concours et les photos personnelles des appelés ont d'étranges similitudes !
Enfin, si la réflexion historique relative au contenu de ces photos semble avoir manqué aux organisateurs de cette exposition, la même légèreté s'applique au traitement numérique des images. Cette impression que donne l'exposition, de montrer des photographies qui ont toutes été réalisées à l'heure de midi, ne vient pas de la faible sensibilité de l'Agfacolor (16 ASA) qui imposait de travailler avec un maximum de lumière. Comme l'a montré, avec précision, André Gunther, dans un article paru sur son blog [4], le rendu des photographies exposées est le résultat des choix du traitement numérique qui a été effectué sans aucune directive ni contrôle d'expert de la pellicule Agfacolor utilisée dans les années 1940, choix qui exprime la seule sensibilité des goûts d'aujourd'hui.
Telle que cette exposition a été conçue et montrée aux visiteurs en 2008 [5], elle n'est en rien ni par son contenu ni par le « rendu » des images numérisées accrochées aux cimaises un témoignage historique. Elle échoue à répondre à la question fondamentale liée à la fonction historique d'une photographie et offre une représentation détournée de la réalité.
[1] Titre d’une lettre que j'ai signée avec Françoise Denoyelle, adressée à Bertrand Delanoà« , maire de Paris, le 9 juin 2008 et dont cet article reprend les principaux arguments.
[2] à€ titre de comparaison, Jean Mamy, comme rédacteur libre au Pilori touchait 1 500 francs par mois ; en 1939 un reporter photographe renommé touchait 2 000 francs par mois.
[3] Ce qui est fort peu compte tenu de la périodicité hebdomadaire du magazine.
[4] http:// www. arhv. Ihivic. org/ index. php/ 2008/ 06/ 21/ 749-andre-zucca-a-disneyland : Le numérique révise l'histoire, ou André Zucca à Disneyland, 21 juin 2008.
[5] Un mois après l'inauguration, la mairie de Paris, alertée par les polémiques soulevées par l'exposition, a organisé une série de conférences et demandé que l'on rajoute des cartels historiques ponctuant le parcours du visiteur.