Comptes rendus
Michel Sénécal
Espaces médiatiques et acteurs sociaux : transversalité et synchronicité
L'interdisciplinarité qui est à l'origine même du domaine d'études des sciences de l'information et de la communication, oblige tôt ou tard les chercheurs à s'intéresser de plus près à la perspective historique, celle-ci étant en quelque sorte devenue une dimension essentielle voire incontournable à la compréhension approfondie des phénomènes médiatiques et communicationnels qui unissent ou opposent les peuples, les nations, les cultures, tantôt sur une durée étendue, tantôt sur des segments temporels plus circonscrits.
La longue durée (temps long) implique d'emblée l'articulation en nœuds, ruptures ou continuités, de multiples segments de durée plus courte (temps court), traversée qu'il sont par un ensemble de valeurs, d'intérêts, de pratiques que les acteurs sociaux en interaction mettent de l'avant dans le développement de l'espace médiatique. Ces tensions dynamiques entre les grands acteurs sociaux que sont les États, les entreprises et les organisations constitutives de la société civile, s'inscrivent elles-mêmes dans un contexte socio-historique et géopolitique donné, aussi bien local (micro) qu'international (macro). Cette insertion spatio-temporelle peut être évaluée selon l’enracinement géographique, l'envergure ainsi que la portée des interventions et des influences des acteurs.
Longtemps, ces interventions et ces influences pouvaient être circonscrites presque uniquement à l'échelle du territoire local, puis national puisque celui-ci allait constitué la référence géopolitique propice à la définition des concepts d'identité et de souveraineté chers aux États-nations. Et il est donc compréhensible que l'histoire comparée des médias se soit ainsi particulièrement consacrée à des périodes relativement courtes mais en scrutant de manière concourante et immédiate des contextes nationaux distincts et des objets relativement pointus, tous facilement comparables. En ce sens, la synchronicité (temps court) de certains phénomènes comparés pouvait être davantage analysée que leur transversalité (temps long). Sans compter que certains temps courts ou longs qui font l'objet d'études sont plus ou moins éloignés ou reliés au présent. Cela a toutefois permis d'accumuler un patrimoine d'études et de recherches sur des contextes et des problématiques historiquement très délimités et localisés, fort utiles aux chercheurs qui voudraient se pencher cette fois sur la transversalité de ces phénomènes appliquée à de plus longues périodes et à des horizons géopolitiques plus vastes.
Si la perspective historique permet, d'une part, de suivre la progression des mouvements d'acteurs et de leurs actions, sur le temps court ou long, elle permet également de saisir comment les différentes dimensions économique, juridico-politique, technologique, éthique, culturelle, etc., conditionnent, à des degrés divers et selon les périodes données, les pratiques des acteurs dans l'espace médiatique et la société en général. Par ailleurs, il faut certainement souligner que lorsqu'il est question d'économie, de réglementation, de technologie, de culture, il est en fait question de résultats historiques, aboutissements des alliances et des confrontations entre les acteurs sociaux dans la manière de concevoir la démocratisation de l'espace médiatique qu'il soit local, national ou international.
Jusqu'à maintenant l'histoire des relations internationales étaient particulièrement développée dans les domaines de la géopolitique, des sciences politiques, et quelle discipline encore, mais peut-être à cause de l'impact actuel que la rhétorique de la globalisation a sur la manière de voir et d'analyser le monde, s'impose de plus en plus l'analyse de phénomènes qui non seulement ont des résonances dans divers contextes nationaux mais qui, de fait, les traversent tous. Il suffit à cet égard de parler de quelques réalités propres au mouvement de globalisation comme la libéralisation des marchés, la déréglementation des politiques ou la transformation de normes nationales, la marginalisation de certaines valeurs démocratiques, pour comprendre que, d'une côté, ce sont les territoires historiquement constitués et, de l'autre, les résultats historiques que sont, entre autres, les politiques et les normes nationales, qui sont carrément remis en question par la logique commerciale et financière et sa prétention à réguler le monde selon les « lois naturelles » du marché.
La déconstruction des modèles nationaux soumis aux diktats économiques et financiers internationaux (OMC, GATS, OCDE, etc.) incite en quelque sorte à scruter le passé pour comprendre la généalogie des configurations hétérogènes et distinctives de l'espace médiatique ainsi que la portée des contributions paradigmatiques des acteurs sociaux à leur constitution. Et peut-être y trouvera-t-on des arguments critiques de cette tendance globalitaire trop souvent présentée de manière fataliste ?
Il est par conséquent souhaitable de développer une compréhension globale et intégrative de la complexité des phénomènes médiatiques, basée à la fois sur une approche transversale, multidimensionnelle et trans-médiatique. D'abord, l'approche transversale tient compte de l’interaction entre les différents niveaux de réalités impliqués, tant sur le plan vertical, c'est-à -dire l'imbrication des divers théâtres d'opération (le local, le régional, le national et l’international), que sur le plan horizontal, c'est-à -dire l'interrelation entre les acteurs sociaux et entre leur champ spécifique d’activités. D'autre part, l'approche multidimensionnelle, permet de jeter un regard croisé sur les phénomènes étudiés, par la conjugaison des différentes dimensions qui les composent : économique, juridico-politique, culturel, technologique, éthique, etc.. Enfin, l'approche trans-médiatique permet de transcender les pratiques liées à des technologies médiatiques spécifiques pour en dégager les logiques (ou rationalités) respectives des acteurs dans l'appropriation des technologies médiatiques dans leur ensemble.
Une proposition épistémologique qui est certes exigeante et laborieuse mais qui, dans le contexte de la mondialisation, s'impose pour traduire la complexité des mutations profondes des réalités historiques, passées, présentes et futures.